Les Niveaux Inférieurs

Chapitre Premier

"Un homme brisé dans un couloir gelé"

Site Ghimel. 19 Novembre 2008. 2:41 du matin.

Les réseaux de couloirs les plus profonds du Site Ghimel n'étaient pas souvent utilisés, et avaient pour spécificité d'être toujours maintenus en-dessous de zéro degrés Celsius, et cela pour une bonne raison, car ils étaient normalement utilisés pour la climatisation et le confinement de certains objets anormaux vulnérables aux basses températures. Ces couloirs étaient restés déserts depuis plusieurs années, mais aujourd'hui, une activité inhabituelle venait de perturber la couche de neige qui couvrait le sol, ainsi que celle de glace qui couvrait les murs et les plafonds, sous la forme de stalactites.

Dans un vacarme tonitruant à base de chocs métalliques et de voix humaines, un groupe de personnes émergea d’un des couloirs gelés. Deux gardes ouvraient la marche alors que derrière eux, plusieurs de leurs collègues tenaient fermement une silhouette enveloppée dans un drap. Encore derrière, toujours plus de gardes qui fermaient la marche.

Le groupe avançait rapidement et ne laissait aucun confort au prisonnier, dont les pieds traînaient sur la neige alors que les gardes le forçaient à suivre, presque en le portant. Sans perdre de temps, ils ouvrirent la porte d'une cellule d’interrogatoire, brisant au passage la couche de glace qui la bloquait, et une poignée de gardes y entrèrent, en veillant à ce que la forme sous le drap les suive.
Sans la moindre forme de douceur, deux gardes lancèrent leur prisonnier sur une chaise située au milieu de la cellule, elle-même en face d’une table en acier. Ses liens métalliques claquèrent, et les gardes lui retirèrent les draps qui le cachaient, pour révéler un squelette humain vêtu d'une armure pseudo-médiévale faite d'os. Squelette comme armure ne tenaient ensemble que grâce à d'épaisses et solides racines qui semblaient les habiter. En observant l'aspect de la créature, on devinait tout de suite qu'elle avait beaucoup vécu : salissures variées, boue, huile, sang séché, résidus de brûlures, égratignures, fractures depuis longtemps réparées, cendres, et d'autres choses encore. Elle était probablement très âgée, mais ce n'était pas facile à dire, sachant que certaines de ces marques avaient pour origine l'affrontement où elle avait été capturée il y a seulement quelques heures.

L'anomalie squelettique se contorsionnait sur sa chaise pendant que les gardes l’attachaient solidement à grand renfort de chaînes métalliques. Derrière un miroir sans tain adjacent à la cellule d’interrogatoire, toute une séance d’observation était installée. Dans la petite salle d’observation, qui, elle, était chauffée, entrèrent quatre personnes : un scientifique de petite taille en blouse blanche usée, accompagné d'une vieille femme en costume-cravate impersonnel qui boitait légèrement ainsi que deux gardes impossibles à identifier à cause de leur casque. Le scientifique était originaire d'un pays proche du site Ghimel et répondait au nom de Karim Benmeke. La grande femme en costume noir s’appelait Kelly Moor et avait au moins la soixantaine, les cheveux gris et était sans aucun doute irlandaise.

Quelques minutes plus tard, un autre scientifique entra dans la cellule et s’assit sur une autre chaise qui faisait face à la chose squelettique, la table d’acier les séparant.

"Pourquoi avez-vous tenté de dérober cette anomalie ?" demanda le scientifique dans la cellule, prenant la parole en premier en lui montrant une photographie qui représentait une sculpture de cristal en forme d'oursin dont les pointes étaient particulièrement longues.

Le monstre d’os ne répondit pas. Il se contenta de fixer son interlocuteur d’un air passif.

Karim semblait un peu tendu et il prenait activement des notes, puis s’exprima finalement. « J’aime pas ces sessions. Je suis pas habitué à ce genre de procédures. Je suis un expert des phénomènes inter-dimensionnels, pas un enquêteur. Ça m’énerve de devoir assister à ça…"

Kelly, apparemment elle aussi sur les nerfs, lui répondit en se levant d’un air excédé. « Ouais bah moi aussi je commence à en avoir marre de ces procédures qui traînent et nous prennent toute la journée ! Je vais vous boucler ça, moi !»

La vieille femme se dépêcha de sortir de la salle d’observation et passa de l’autre côté du miroir sans tain, dans la même pièce que la chose en armure.
« Laissez-moi diriger l'interrogatoire et on en aura fini pour de bon. Je connais bien ces ordures. » Sans se faire attendre, elle indiqua au scientifique de lui laisser la place et ce dernier quitta la salle, laissant la direction de la session à l’enquêtrice.

Kelly prit place sur la chaise tout juste libérée et reposa la précédente question, de façon plus bien dure et agressive.
« Tu reconnais cet objet ? »
Aucune réponse de la chose en armure, qui joua encore la carte du silence.
« Pourquoi vouloir voler cet objet ? Tes maîtres sont déjà capables de librement voyager à travers les dimensions, ils n'ont pas besoin de cet artefact. C’est comme voler une trottinette alors qu’on a déjà une Ferrari.»

« Je n’ai plus de maître. » Répondit à contre-cœur la créature d’os.

« Finalement tu parles ! Et pourquoi, tu as été banni ? »
« Non. J’ai choisi d’agir seul dès que j’ai eu une conscience. »
Kelly esquissa un léger sourire, presque satisfaite d’avoir eu une réponse concrète. « Donc tu es un traître. Maintenant je comprends pourquoi tu voulais cet artefact : les larbins comme toi ne peuvent pas voyager librement entre les mondes, ils ont besoin de l'aide de leurs maîtres pour leur ouvrir un passage. Sauf que comme tu n’as plus de maître à servir, il te faut une béquille. »
Le squelette rejoua encore la technique du silence. Kelly se contenta de poursuivre, espérant déclencher une réponse.
« Le don de conscience est un cadeau précieux dans Humanité. Ils ne l’accordent pas à n’importe qui. La plupart des saloperies dans ton genre ne se reconnaissent même pas dans un miroir, mais toi tu as utilisé ton cadeau pour les poignarder dans le dos. C’est vraiment une super façon de les remercier, » termina-t-elle, sarcastique.

« Je ne regretterai jamais ma décision, » répondit-il enfin. C’était à attendre après autant de provocation.

La ventilation sifflait alors que du givre se formait déjà sur les meubles de métal. Un long silence s’installa, principalement parce que Kelly cherchait quoi ajouter pour obtenir plus de réponses de la part du prisonnier. Il avait beau être plus intelligent que les autres, cela n’augmentait en rien son éloquence.

Kelly, qui avait sérieusement froid, s’alluma une cigarette pour se réchauffer. Au moment exact où la flamme de son briquet s’alluma, le squelette releva instantanément la tête de façon désarticulée, presque possédée. Il fixa la minuscule flamme de l’outil.

« Quoi ? » demanda Kelly, qui remarqua tout de suite la réaction de la créature.
Rapidement, l’enquêtrice comprit que la chose fixait la flamme du briquet et elle se tourna vers le miroir sans tain.
« Baissez encore la température. Ces monstres adorent la chaleur. »
Kelly éteignit ensuite rapidement son briquet et sa cigarette, ne voulant pas laisser la moindre chance à la chose. Elle reprit finalement, n’arrivant toujours pas à briser le silence de la chose osseuse.

« Tu sais, si tu ne coopères pas, mes supérieurs n’auront d’autre choix que de te livrer à tes anciens maîtres. Le seul moyen d’échapper à leur châtiment c’est qu’on te garde prisonnier ici, mais pour ça tu dois prouver à mes supérieurs que tu en vaux la peine. »

La créature squelettique ne répondit pas, comme à son habitude. Cependant, cette fois, elle se mit à bouger. Peut-être à cause de la phrase prononcée par Kelly ou peut-être par pure coïncidence ; quoi qu’il en fut, la chose était désormais bien plus active.

Le squelette se mit à se débattre sur sa chaise, faisant claquer les chaînes attachées à ses poignets. Après un court instant, la créature leva finalement ses poignets en l’air et claqua violemment la chaîne contre un coin de la table, ce qui produisit plusieurs étincelles d’un coup. Kelly n’eut qu’une fraction de seconde pour comprendre ce qu’il tentait de faire. Une fraction de seconde n’était pas assez pour alerter tout le monde, mais c’était suffisant pour se jeter au sol.

Heureusement pour Kelly, ce réflexe se révéla payant, car au moment qui suivit, la poignée d’étincelles se fit comme aspirer à l’intérieur du crâne du monstre, qui prit immédiatement feu malgré la température polaire qui régnait. Soudainement, un puissant appel d’air se produisit, provoqué par la combustion spontanée d’une immense quantité de gaz contenu à l’intérieur du squelette en armure.
La déflagration fut en grande partie bloquée par la table en acier, ce qui laissa Kelly sans blessures majeures. Au même moment, l'explosion pulvérisa la vitre sans tain qui, heureusement, se brisa en morceaux assez gros pour éviter le pire. Karim et les deux gardes n’eurent de toute manière aucune chance de résister au souffle et se retrouvèrent au sol à leur tour, au milieu de bouts de verre. Un soulagement que la Fondation utilise un verre étudié pour se casser en morceaux les moins coupants possible.

Kelly et Karim reprirent à peine leurs esprits qu’ils constatèrent presque immédiatement le pire : le squelette était en feu. Il était couvert de braises encore allumées, qui donnaient un aspect rouge-orangé à certaines parties de son corps, tacheté de ces fragments de feu. Une torche humaine d’os calcinés et de racines incendiées. Il ne fallut pas longtemps pour constater que l’appel d’air, la déflagration et le choc thermique additionnés à la température extrême des flammes avaient eu facilement raison des chaînes de la créature, qui se mouvait désormais librement dans la pièce.

Quelques instants passèrent et déjà l’alarme retentit ; plusieurs gardes forcèrent leur passage dans la cellule, et ouvrirent le feu sur la créature. Cette dernière sembla ignorer les balles et se mit à parler, en direction des membres du personnel à terre, particulièrement vers Karim.

« La vieille femme qui ne connaît que trop bien Humanité. Le petit homme timide qui a réussi à comprendre l'infinie complexité des mondes parallèles. En me capturant, vous m'avez montré que les informations dont j'ai besoin se situent dans vos cerveaux à tous les deux. Une vitre sans tain n’a pas réussi à m’empêcher de lire en vous tout comme personne n’arrivera à m’empêcher d’obtenir ma liberté. J'ai déjà l'immortalité et la conscience. Il ne manque plus que la capacité de libre déplacement pour devenir vraiment éternel et ainsi m’affranchir de mes maîtres définitivement. »

Sur ces mots, le squelette pencha la tête en arrière et ouvrit la bouche dans un angle impossible pour ensuite enfoncer son bras tout au fond de sa cage thoracique, jusqu’à un recoin caché de sa structure osseuse. Il en ressortit un long cône fait d'un cristal semblable à de la glace. La créature brandit la longue épine blanche au-dessus de sa tête dans un petit nuage de cendres.

Lorsque le regard de Karim se posa sur l'objet que le cadavre enflammé tenait, ses yeux s'élargirent et son cœur fit un bond : c'était un fragment de l'objet anormal qu'il avait initialement tenté de voler. Une des longues épines de la sphère, pour être précis.

"TOUT LE MONDE A TERRE !" cria Karim de toutes ses forces.
Dans un réflexe général forgé par des années de formation et de travail d'équipe, tout le monde dans la cellule de glace se jeta ventre à terre, mains sur la tête et corps replié. C'était apparemment un réflexe gagnant, car tout de suite après, la chose brisa le morceau de cristal entre ses mains dans un vacarme surnaturel. Toute la cellule vibrait, à la manière d'un tremblement de terre suivi d'un effondrement. Malheureusement, et Karim le savait très bien, c'était bien plus que la cellule qui s'effondrait.
Rapidement, les secousses devinrent telles que tous perdirent connaissance.

Chapitre Deuxième

"Un vagabond dans une ville sans nom"

Karim n'avait jamais vraiment eu l'occasion de faire la fête. Il n'avait jamais bu, ne s'était jamais drogué, et n'avait jamais eu d'ami proche, et pourtant il ressentait la plus grosse gueule de bois de sa vie. Mal de tête, nausée, tête que tourne, perte des repères spatiaux et temporels. Karim savait très bien que c'était ce que l'on ressent à la suite d'une alcoolisation abusive.

Mais il savait que c'était aussi ce que l'on ressentait après un voyage inter-dimensionnel sans équipement de protection. Quand on survivait en tout cas. Au moins maintenant il savait ce que ressentaient les classe-D qu'il étudiait.

Après que sa vision se soit suffisamment éclaircie, il finit par distinguer de très larges formes vertes, et entendit ensuit des sifflements électriques, pour qu'enfin ses narines soient frappées par une forte odeur de renfermé : il se trouvait dans un local à poubelles. L'humidité et la pression de l'air contre sa peau lui permettaient de comprendre qu'il était dans un sous-sol.

Le chercheur s'appliqua à tenter de se tenir debout pour apercevoir une paire de jambes entre deux grosses poubelles en plastique vertes. Tout en rassemblant ses forces pour pousser les poubelles, il vit à l'apparence de son armure lourde qu'il s'agissait d'un garde de la Fondation SCP. Probablement l'un de ceux qui étaient présents dans la cellule glacée il y a quelques instants.

Une fois les poubelles poussées sur le côté, il put enfin se pencher sur son collègue. Le casque de la jeune femme était dans un état déplorable et Karim lui enleva avec précaution, pour remarquer que, malgré ses cheveux blonds, elle avait une blessure à la tête. Après quelques instants, elle reprit finalement connaissance, l'air tout aussi abattue et épuisée que Karim lui-même.

"Qu'est-ce qui s'est passé ?" demanda-t-elle, ses yeux explorant la pièce.

"Je n'en suis pas certain, mais je pense qu'on a été téléportés. Tu as un nom ? Moi c'est Karim" lui répondit doucement Karim alors qu'il posa la tête du garde sur ses genoux pour regarder la blessure.

L'intéressée gémit de douleur alors que son collègue fit de son mieux pour nettoyer et couvrir la plaie avec ce qu'il avait à portée de main. "Alexandra, mais je préfère Alex… Sinon tu penses qu'on est où ?"

"Difficile à dire actuellement. L'objet anormal que cette chose a utilisé est censé provoquer des perturbations dimensionnelles quand il est exposé à une température inférieure à une certaine valeur… mais on avait tout juste commencé à l'étudier et vu ce que cette bestiole en a fait, je pense qu'on peut facilement dire que cet artefact renferme encore de nombreuses propriétés…"

"Ouah… et du coup on est où ?"

"Bah… Si on a eu de la chance on a juste été déplacés quelque part dans notre monde, si on a pas eu de chance on a été envoyés dans un autre monde, si ce n'est pas carrément une autre dimension. Au moins on a atterri dans un endroit respirable avec des lois de la physique normales, ça pourrait être pire," termina Karim, qui achevait tout juste le bandage à la tête d'Alex.

"Merci… il va falloir qu'on bouge maintenant," déclara Alex qui se mit debout avec l'aide du jeune chercheur.

En silence, prudemment, Alex décrocha son arme de poing de sa ceinture et la chargea. Elle aurait préféré un plus gros calibre, mais son fusil lui avait échappé des mains lors des secousses et elle ne l'avait pas retrouvé depuis. Elle n'avait qu'un pistolet modèle SIG-Sauer P226 avec une lampe torche fixée juste en-dessous du canon.

Karim s'apprêtait à ouvrir la lourde porte métallique pour sortir du local quand Alex lui attrapa l'épaule pour l'arrêter dans son mouvement et lui posa un couteau dans les mains.

"Juste au cas où. Désolé j'ai rien de mieux mais il fait encore très bien le travail," lui dit la militaire, regardant l'homme droit dans les yeux. L'arme était un vieux Gerber Mark II qui avait apparemment beaucoup vécu à en juger par l'état de la lame et du manche.

Lorsque la porte fut ouverte, ils ne découvrirent rien d'autre qu'un immense couloir de béton totalement plongé dans les ténèbres. Il était à première vue totalement vide, à l'exception des sacs poubelles dispersés un peu partout et du panneau vert lumineux qui indiquait la direction de la sortie.

Le duo se mit à marcher en silence, éclairant le sol de leur faible lampe torche afin d'éviter les nombreux sac poubelles, dont certains étaient ouverts et révélaient la plupart du temps des appareils photos, des morceaux de miroir, divers objets en verre ou en métal ainsi que différentes paires de lunettes. Ces objets étaient dans un état presque impeccable et n'avaient rien à faire dans une poubelle.

Ils cherchaient à retrouver leur chemin dans ce dédale plongé dans le noir, et ce n'était pas faute d'avoir suivi les panneaux de sortie, qui étaient apparemment disposés de façon très hasardeuse.. Au bout d'un long moment à marcher, Alex shoota accidentellement dans un sac poubelle à cause de ses épaisses bottes de combat qui n'étaient pas destinées à un travail de précision.

"Ah merde !" jura-t-elle alors que le sac noir reculait de quelques centimètres sous le choc.

"Ça va ?" demanda Karim, qui chuchotait.

"Ouais j'ai juste un peu sursau-" Alex coupa sa phrase pour poser ses yeux sur le sac qu'elle venait de bousculer. Elle remarqua alors des formes bouger sous le tissu en plastique noir, le tout accompagné d'un léger son de frottements.

"Je crois que y'a un truc dedans…" déclara-elle alors qu'elle éclairait l'objet, Karim se tenant prêt à poignarder la masse au premier signe de danger.

Alex remit un petit coup de pied dans le sac, plus franc cette fois. Le sac roula sur le côté et, vraisemblablement mal fermé, s'ouvrit et déversa son contenu au sol. Dès que le duo posa les yeux sur ledit contenu, Alex tourna brusquement la tête ailleurs en se couvrant la bouche. Karim fit de même.

"Putain de dieu de- !"

"Oh merde !"

Devant eux s'étalait toute une pile de visages humains, comme si la peau était tombée toute seule sans aucune forme de blessure. Après quelques secondes d'observation, ils remarquèrent tous les deux que les visages continuaient à bouger, à former des expressions de façon lente et totalement anarchique. Comme si chacun des visages était plongé dans la démence, ou conservait une forme de conscience incompréhensible.

Complètement révulsés par cette scène et par l'idée que les autres sacs puissent contenir pire encore, ils se mirent d'accord sur le fait de continuer à avancer sans tarder et sans rien ouvrir d'autre.

"Toute cette histoire tourne pas rond. T'es sûr qu'on est encore dans notre monde ?" demanda Alex, qui sentit son estomac se nouer.

"Honnêtement, je commence à en douter. Je commence même à penser qu'on est dans les Niveaux Inférieurs."

"Les Niveaux Inférieurs ?"

Alors qu'ils marchaient lentement dans le noir, toujours en faisant attention à ignorer les sacs poubelles pleins à craquer, Karim se lança dans une longue explication à voix basse. Le duo ne faisait que très peu de bruit, mais le moindre son résonnait dans ce dédale silencieux.

"Oui, c'est le nom que mon équipe a donné à une théorie qui a tendance à se confirmer de plus en plus souvent. En gros, on a réussi à constater et prouver mathématiquement que toutes les réalités alternatives, quel que soit leur nombre de dimensions, sont régies selon des lois d'espace et de temps qui leur sont propres. Chacune ayant des propriétés physiques potentiellement uniques et potentiellement incompatibles entre elles…"

Ils marquèrent tous les deux un court arrêt, voyant des formes bouger dans l'ombre au loin d'un des innombrables corridors.

"C'était rien…" souffla Alex. Karim reprit alors son explication.

".. Tout ça c'est de l'acquis, mais ce qui est nouveau en revanche c'est que nous avons réussi à prouver que certaines réalités sont plus stables que d'autres, certaines avec des lois immuables comme notre monde… Mais d'autres avec des propriétés qui seraient impossibles à saisir pour une conception humaine. Une totale incompatibilité."

Karim regarda derrière lui, par pure paranoïa, puis continua.

"J'ai constaté que des réalités prenaient l'ascendant sur d'autres : plus un plan d'existence est stable, plus il dominera les moins stables. Je l'ai représenté sous la forme de feuilles de papier calques qui se superposent, les réalités les plus stables en haut et les réalités les moins stables en bas."

"Comme un genre de mille-feuilles ?"

"Exactement ! Sauf que ce mille-feuilles n'a pas de commencement et pas de fin - il a une infinité de feuilles."

"Et du coup ?" demanda Alex, qui redoutait de deviner la suite de l'explication.

"Bah du coup, compte tenu de ce que contiennent ces sacs, je pense qu'on a atterri dans une couche sacrément basse du mille-feuilles. Il vaut mieux éviter de descendre trop bas; ça peut avoir d'horribles conséquences super imprévisibles. Je te l'ai dit, on commence à peine à comprendre cette théorie, et plus on avance plus ça devient énorme. Y'a qu'à voir la quantité grandissante de personnel placé sur ce projet au fil des années."

"Putain… Donc en gros, plus le niveau de la réalité est basse dans le mille-feuilles… Plus ce sera la merde dans ladite réalité ?"

"Tu viens de charcuter ma théorie, mais en très gros ouais."

"Oh merde… Et comment on va rentrer ?" demanda Alex.

"Je pense avoir une idée mais je sais pas si ça marcherait. L'artefact anormal que la chose a tenté de voler est la clé de notre salut en tout cas. On doit absolument la retrouver. Normalement elle a été transportée avec nous…. Mais elle pourrait être n'importe où."

"On s'en occupera, pour l'instant il faut qu'on trouve des survivants et qu'on se repère… Je n'ose pas imaginer si on oubliait quelqu'un dans cet endroit…"

Un court silence, puis Karim reprit, toujours sur sa lancée.

"Mon équipe et moi pensions que cet objet permettait de voyager d'une réalité à l'autre… Mais seulement pour des feuilles adjacentes !" dit-il d'une voix qui commençait à partir dangereusement dans les aigus. Alex le calma d'un geste de la main, qui lui rappela d'éviter d'attirer l'attention des choses qui déambulaient dans le noir depuis tout à l'heure. Karim reprit la parole, veillant à rester discret.

"Là, on a été envoyés beaucoup trop bas… J'ai lu tout les documents de la Fondation qui parlaient d'explorations d'autres réalités et je pense pas que quiconque d'humain ne soit jamais allé aussi bas que nous."

"Et c'était quoi tout ce cirque avec cette histoire de squelettes alors ?" demanda Alex, qui chuchotait encore.

Karim redoutait cette question et marqua une pause avant de répondre.

"Au bout d'un moment, mon équipe et moi nous sommes penchés sur les objets anormaux extra-dimensionnels pour appuyer nos théories de façon concrète. Les objets et entités qui validaient nos théories étaient ceux liés à Humanité. Les abominations créées par ce groupe défient les fondements de plein de choses par leur simple existence, et je pense qu'ils viennent d'un niveau incroyablement bas dans le mille-feuilles… Bien plus bas qu'ici… Bien plus bas que ce que notre conscience ne pourrait le concevoir."

Karim tremblait presque, probablement de froid plus que de peur.

"C'est pour ça que je me suis rapproché de Kelly Moore, parce qu'elle connait bien Humanité et que cet interrogatoire était l'occasion parfaite pour en apprendre plus sur eux. Peut-être que ça aurait pu faire avancer ma théorie."

Il leva les bras au ciel en soupirant, et ajouta d'un ton ironique : "Me voilà servi désormais !

Alex émit un son d'approbation qui se voulait compatissant, et ils se remirent à marcher en silence, guettant le moindre son venu du fin fond de l'obscurité.

Le reste de leur errance n'était pas souvent interrompu, mais à chaque fois, c'était par des bruits qui les prenaient à revers. Des cris perçants qui s'entendaient à peine tant ils étaient éloignés, des bruits de coups étouffés qui provenaient de portes verrouillées ou de cloisons proches, des sons de mouvement plus que suspect dans les canalisations, des sons de frottements de sacs poubelles qui se déplaçaient lentement dans le noir. Le duo fit de son mieux pour ignorer les sons les plus lointains et rester éloigné des plus proches.

L'appel de l'inconnu était particulièrement fort et ils voulaient poursuivre chaque son, ouvrir chaque porte et aller derrière chaque cloison, mais ils ne le firent pas : ils savaient très bien que dans ce genre de monde, la curiosité serait leur chute.

Bientôt ils n'auraient plus à endurer cette pression de l'inconnu, car ils aperçurent le panneau de sortie non loin, au bout d'un couloir qui donnait sur une porte tout ce qu'il y avait de plus simple. Ce panneau, contrairement à tous ceux qu'ils avaient vus jusqu'ici, semblait normal. Il indiquait que la porte juste dessous était la sortie, et c'est tout ce que les deux rescapés voulaient voir.

Alex saisit la poignée et s'apprêta à ouvrir la porte. Ils se tinrent tous les deux en garde, prêts à sauter sur n'importe quelle menace qui pourrait se trouver derrière. La femme en armure ouvrit la porte d'un geste ferme et rapide, pour finalement laisser la lumière de la lampe-torche ne rien révéler d'autre qu'un escalier. Un simple escalier en béton qui montait vers le haut. Parfois, les choses les plus communes étaient les plus appréciées.

Ils montaient en direction du rez-de-chaussée, Alex s'adressa à Karim. "On est bien d'accord qu'on retourne plus jamais là-bas ?"

"On est bien d'accord," répondit Karim, qui s'empressait déjà de franchir la porte qui menait au rez-de-chaussée. Il regarda une énième fois derrière lui pour voir que rien ne les suivait et, honnêtement, il ne savait pas quoi attendre : jamais ils n'avait vu quoi que ce soit malgré toutes les fois où il s'était retourné et pourtant jamais il n'avait autant eu la sensation que l'enfer tout entier se trouvait derrière lui, à portée de main. C'était donc ça la paranoïa.

Chapitre Troisième

"Un sage dans un monde sans visage"

Alex et Karim arrivèrent en plein dans un hall d'immeuble. Pas de ténèbres, juste un endroit moyennement éclairé par une lumière industrielle blanche. Pas de sacs poubelles remplis de visages humains et de miroirs qui aspirent votre esprit, rien qu'un sol en béton sale couvert de quelques ordures et mégots. Pas de choses qui rôdaient dans les coins cachés d'un dédale sans fin, juste des boîtes aux lettres banales accrochées à un mur…

… Et quelqu'un qui se tenait debout contre la porte d'entrée en verre de l'immeuble. Les deux rescapés furent immédiatement rassurés de voir que la personne portait un costume-cravate noir et avait les mêmes cheveux gris que l'enquêtrice Kelly Moore.

"Kelly ?" demanda Karim.

La personne se retourna et il s'agissait effectivement de Kelly Moore.

"Enfin des visages alliés ! Je vous ai cherché partout !" se réjouit la vieille enquêtrice.

"Je suis contente de vous voir Madame Moore, j'ai bien cru vous avoir perdue."

"Oui pardonnez-moi de ne pas vous avoir rejoint plus tôt, je crois que nous avons tous été dispersés lorsque que cette sale bestiole a utilisé l'artefact."

Alex se mit à regarder dans la même direction que Kelly, vers les ténèbres de l'extérieur, puis prit part à la conversation. "C'est vrai. D'ailleurs, on sait où est passé ce truc squelette, là ?"

Kelly lui répondit, toujours en fixant les ténèbres, redoutant apparemment que quelque chose en sorte. "Non, il pourrait être n'importe où actuellement. Ce qui est certain c'est qu'il a été envoyé dans ce monde avec nous, et qu'il veut récupérer votre cerveau…" dit-elle froidement en désignant Karim. "Je ne pense pas que le mien lui soit très utile maintenant…"

Elle reprit. "…Cependant il y a fort à parier qu'il nous retrouvera. Humanité le pourchasse et lui mettra facilement la main dessus s'il ne change pas de monde rapidement : en d'autres termes, le temps joue contre lui. Il faut s'attendre à une action de sa part à n'importe quel moment à partir de maintenant."

Pendant ce temps, Karim observait les boîtes aux lettres ainsi qu'un vieux journal en papier qui traînait sur le sol crasseux. Il remarqua que partout où il devait y avoir de l'écriture, il n'y avait rien, juste un espace vide; aucune des boîtes aux lettres n'était nommée et le journal ne comportait que la mise en page, avec des images qui montraient des choses particulièrement inhabituelles : des gens dans des positions impossibles avec un visage en vrac, des organismes impossibles à reconnaître… L’incompréhension condensée dans des images d'encre sur un bout de papier. Karim cherchait à y reconnaître des formes familières, pour retracer l'histoire de ce monde, mais il n'y arrivait pas. Rien ne faisait sens, que ce soit d'un point de vue scientifique ou occulte.

C'est comme si ce monde était le fruit d'un fantasme désespéré d'un fou dans ses dernières microsecondes de vie, juste avant qu'une balle ne finisse de lui exploser le cerveau.

Karim ramassa le journal aberrant puis se tourna vers Kelly et Alex.

"Bon, on fait quoi maintenant ? Ce hall est peut-être ce qui se rapproche le plus de la sécurité, mais on peut pas rester ici éternellement," demanda-il.

Simultanément, Alex et Kelly répondirent.

"On va dehors," dit Kelly.

"On va sur le toit," dit Alex.

Les deux femmes se fusillèrent du regard. Karim ne savait pas qui écouter.

"Vous avez vu comme moi les trucs qui rôdent dans cet immeuble. Imaginez ce qu'il y a dehors. Je vous rappelle que c'est peut-être le monde entier qui est comme ça, ici," avertit Alex.

Kelly se tourna face à Alex, dans l'opposition la plus totale.

"Il faut qu'on cherche des survivants et cet artefact, et le meilleur moyen d'en trouver un maximum c'est de chercher dans des endroits ouverts !" protesta Kelly.

"Tu comptes vraiment partir explorer une ville totalement inconnue, en pleine nuit, et blindée d'horreurs dont on ne sait absolument rien ? Si on va sur le toit, on pourra voir nos alentours et se fixer un objectif de façon plus saine."

Un long moment de silence de Kelly, qui réfléchit.

"… Bon ok, allons sur le toit," céda Kelly.

Satisfaite d'avoir eu raison, Alex prit les devants, en direction de la cage d'escalier. Juste avant qu'ils n'entrent, cependant, Karim prit le temps de mettre le vieux journal étrange qu'il venait de feuilleter dans une poche de sa blouse. Cet objet deviendrait au mieux un artefact de recherches, au pire un énième bibelot anormal, un trophée sans valeur. Karim voyait déjà le journal scellé quelque part avec une étiquette lisant une description sans intérêt telle que : "Journal provenant d'une dimension parallèle située dans le niveau inférieur le plus bas jamais exploré par la Fondation."

Alors que le chercheur était perdu dans ses rêveries, le groupe monta dans la cage d'escalier. L'endroit était très large, l'escalier très grand et l'espace central donnait sur un vide apparemment sans fond. Ils gravirent lentement les étages, qui ne se comptaient plus, principalement à cause de l'absence d'indication quelconque quant au numéro des étages.
Les murs étaient couverts d'un carrelage vert dans un état déplorable, typique d'une ville sans nom. Le sol était fait de plaques de béton crasseux et la peinture des garde-corps en métal s'en allait alors que les barreaux restaient droits et solides. La lumière était froide et le courant électrique qui la parcourait était d'une régularité neutre presque oppressante.

L’ascension du trio ne se distinguait que par l'écho de leurs pas dans l'ensemble de l'endroit couvert de carrelage et de béton glacial, quelques fois rejoint par des bruits de canalisations ça et là. Il y avait toujours des sons étranges tout autour d'eux, mais ils faisaient de leur mieux pour en ignorer le plus possible. Ignorer les bruits de pas qui semblaient venir des endroits hors de leur champ de vision, ignorer les coups qui pouvaient sortir de n'importe quelle paroi, ignorer tout son d'origine humaine, qu'ils soient neutres, qu'ils soient intrigants, qu'ils soient tentants, qu'ils soient des pleurs, ou qu'ils soient des cris déments débordant de rage.

Il fallait tout ignorer. Alex comme Karim avaient parfaitement bien compris que dans ce monde, toute chose vivante qui faisait du bruit était synonyme de mort et de folie.

Ce qui sortit le groupe, surtout Karim, de leurs pensées respectives, était un bruit tout aussi simple que les autres, mais avec un léger détail de plus qui fit chuter la température interne des trois rescapés : il y avait des bruits de pas qui venaient de la même cage d'escalier qu'eux. Pire encore, les pas étaient beaucoup plus proches d'eux que n'importe quel autre bruit qui les entourait. Les pas se rapprochaient d'eux. Désormais, ça se trouvait juste un étage au-dessus d'eux.

Alex serra son P226 de ses deux mains, la tension se sentant jusqu'au bout de son canon.

Lentement mais sûrement, à mesure que la chose se rapprochait, une respiration se faisait entendre. Sifflante, fumante, et complètement démente. Au bout de quelques secondes, la respiration se fit beaucoup trop proche et la créature arriva enfin à leur niveau, à tout juste un escalier de distance.

Alors que leurs yeux se posèrent sur la chose, ils virent que l'abomination qui se tenait devant eux avait l'air globalement humaine, excepté que le monstre boitait, semblait même carrément totalement désarticulé, était totalement dépourvu de peau, comme écorché vif, et laissait derrière lui une petite traînée de sang, aussi bien sur les marches que sur les murs.

"Elle est tenace." marmonna à voix basse Kelly, qui fixait la chose de façon complètement froide et stoïque.

Désormais, c'était la créature qui posait ses yeux sur les trois rescapés. En un clignement d'yeux, la chose tendit les bras en avant, mains grandes ouvertes, et se mit à hurler d'un cri perçant, un cri qui évacuait rage, désespoir et panique.

La créature sprinta droit vers Kelly, dans sa repoussante démarche brisée, projetant plus de sang autour d'elle alors qu'elle agitait ses membres et hurlait à s'en arracher les poumons.

L'enquêtrice aux cheveux gris ne bougea pas d'un centimètre, fixant la créature qui fonçait droit vers elle.

La créature écorchée n'eut le temps de descendre qu'une volée de marches que l'arme à feu d'Alex cribla l'horreur de balles ; les deux premières n'eurent aucun effet notable, mais les suivantes arrivèrent à la stopper dans sa course. Alors que la créature hurlait encore, elle tomba contre la rambarde du garde-corps de l'escalier, et, dans la panique, Alex lui délivra une balle dans son genou boiteux ainsi qu'une dernière dans le cou, ce qui déstabilisa la créature et la fit tomber par dessus la rambarde. En un instant, le monstre tombait dans le vide central de la cage d'escalier. Personne ne voulait se pencher pour savoir si ça avait atterri quelque part, mais en tout cas, ça avait arrêté de crier.

Reprenant leur souffle, Karim regarda ses deux compagnons, et Alex compta les balles qui lui restaient : les chargeurs de ce modèle en contenaient dix et elle en avait tiré six. Il espéra qu'elle avait d'autres chargeurs, car quatre balles ne seraient jamais assez pour leur permettre de survivre dans un monde où chaque coin sombre cachait une abomination cauchemardesque plus étrange que la précédente.

"Merci de m'en avoir débarrassé," remercia Kelly froidement, s'adressant à Alex, qui se contenta de lui donner un regard soulagé avec un léger sourire.

Alex posa sa main sur l'épaule de Karim, qui avait l'air d'avoir un peu de mal à s'en remettre. "Allez, on est presque arrivés sur le toit, encore un effort. On pourra se reposer une fois qu'on sera en haut."

"Je sais, t'inquiète…" lui répondit le jeune chercheur, qui puisa dans ses réserves intérieures pour trouver le courage de continuer.

Chapitre Quatrième

"Un étranger dans une plaie infectée"

Après ce qui sembla être des heures, le trio arriva enfin au dernier étage du bâtiment. Après toutes les choses qu'ils avaient vu depuis leur arrivée dans ce monde détraqué, avoir des lois d'espace instables n'était pas vraiment surprenant, même si cela faisait toujours son effet.

Comme d'habitude, les inscriptions sur le panneau étaient manquantes, mais comme pour le panneau de sortie du local à poubelles, le symbole indiquant la sortie restait inchangé.

Alex franchit la porte la première, pour immédiatement avoir le souffle coupé sur ce qu'elle vit derrière.

"Putain de merde…"

Devant elle, se trouvait le sol du couloir, et seulement le sol : les murs et plafonds étaient absents, ce qui donnait l'impression que le sol se tenait immobile en l'air. Toutes les portes des appartements étaient là, à leur place et donnant sur le vide. Elles étaient toutes dans un état de détérioration tel qu'elles étaient bloquées dans le cadre, impossible à ouvrir par des moyens conventionnels.

Tout autour d'eux, il n'y avait rien qu'un léger voile de poussière qui flottait, les empêchant de distinguer quoi que ce soit soit au delà d'une dizaine de mètres. Le groupe remarqua ensuite de nombreux bruits de pas et de frottements en dessous d'eux. Ils se penchèrent légèrement pour regarder, et virent toute une foule d'humains qui se tenaient là-dessous. Il ne fallut cependant pas longtemps au groupe pour réaliser qu'il s'agissait de bien plus qu'une foule : c'était une véritable horde sans fin, qui s'étendait très largement au-delà de l'épais voile de poussière qui bloquait leur champ de vision.

Ce qui devait arriver arriva, et une des créatures humanoïdes remarqua le groupe. La chose leva la tête et tendit les bras en l'air, comme pour tenter de les attraper malgré les dizaines de mètres qui les séparaient. Lentement, les entités adjacentes firent de même : d'abord deux, puis six, puis quinze, puis trente, et comme par effet de vague, toutes les créatures visibles se mirent à se déplacer en direction du groupe, en tendant toutes leurs bras vers eux comme pour les tirer avec elles, ou peut-être pour recevoir de l'aide.

C'est en voyant tout cet océan humain se masser en-dessous d'eux que Alex et Karim constatèrent que strictement aucune de ces personnes n'avait de visage. Juste une grande étendue de peau vierge. Rapidement, sans dire un mot, les deux rescapés repensèrent à ce qu'ils avaient vu dans les sacs poubelles un peu plus tôt.

"C'est quoi ce bordel ?" s'interrogea la femme en armure.

Après plusieurs secondes de silence à fixer ces choses, Karim répondit d'une voix un peu incertaine et craintive.

"Je suis pas certain que ça ait un rapport mais… Tu te souviens quand j'ai dit qu'un être vivant pouvait s'exposer à de terribles conséquences s'il était trop bas dans le mille-feuilles ? Mon équipe et moi on avait aussi théorisé que ça pouvait également être le cas si une couche du mille-feuilles avait un trou ou une faille… C'est à partir de là qu'on peut assister à un phénomène de… d'hémorragie. La stabilité de la réalité qui s'en va comme si c'était du sang, alors que des entités malveillantes extérieures utilisent le trou pour rentrer, comme des bactéries dans une plaie."

Alex ne sut pas quoi répondre et se contenta de continuer à fixer les monstres en-dessous du sol flottant. Karim ajouta finalement une dernière inquiétude.

"Ce monde a probablement été infecté par quelque chose qui est rentré par une plaie. J'aimerais qu'on s'en aille d'ici avant de découvrir quoi."

"T'as raison. Il vaudrait mieux se dépêcher. J'ai pas envie de finir comme ces choses," lui répondit Alex, ajoutant un petit coup sur l'épaule au passage.

Kelly semblait ne pas être affectée le moins du monde, et continua à avancer d'un pas décidé parmi les très nombreux couloirs qui partaient dans des directions qui défiaient la perception humaine de l'espace.

Alors que le chercheur et sa récente amie avançaient sur le bout de couloir flottant, l'océan de monstres sans visages se déplaçait en même temps, dans un immense mouvement de foule silencieux, toujours en tendant les bras vers eux de façon continuelle.

"Bon, vous venez ?" se plaignit Kelly, qui avait déjà trouvé la porte de sortie qui menait au toit. Elle ne semblait pas prêter attention aux horreurs qui flottaient dans le vide, elle semblait seulement être agacée et impatiente.

Les deux autres la rejoignirent presque en courant tellement ils étaient pressés de sortir d'ici. Une fois la porte franchie, Alex, dans l'intention de la fermer, regarda en arrière, mais ne vit rien d'autre qu'un couloir d'immeuble sombre et désert. C'est là que la jeune femme saisit réellement toute l’ampleur des effets de l'abysse sur la psyché humaine. Elle comprit désormais pourquoi rien ni personne ne devrait être dans des niveaux aussi bas.

Alex se retourna et regarda ses deux compagnons franchir le dernier pas de porte et enfin arriver sur le toit de l'immeuble. Sans attendre, l'agent suivit la marche et arriva elle aussi sur le toit.

Chapitre Dernier

"Un macchabée qui rêvait de voyager"

Sentir l'air glacial sur son visage fut une vraie délivrance. L'atmosphère était très humide et il y avait beaucoup de vent, qui soufflait fort et faisait siffler toute la ville en rasant les bâtiments. La nuit était extrêmement sombre : aucune étoile, aucune lune. Seulement l'éclairage jaune des lampadaires et des immeubles.

"Enfin… Putain d'enfin…" souffla Alex, qui s'effondra presque au sol de fatigue, pour finalement venir s’asseoir sur le haut d'une grosse caisse de ventilation en métal.

Karim s'assit au bord du toit, les genoux dans le vide, et observa les alentours alors que Kelly s’asseyait à côté de lui dans la même position. En silence, ils découvrirent ce paysage urbain détraqué. Complètement rongé par la folie abyssale.

Au loin, à plusieurs pâtés de maison, ils voyaient des créatures humanoïdes léviter comme des pantins désarticulés, des fantômes qui erraient à plusieurs dizaines de mètres de hauteur.
Au sol, sur leur droite, pas si loin que ça, se trouvait une grande école, probablement une sorte de collège, dont la cour était à peine éclairée par quelques faibles spots lumineux. Au milieu de la cour se trouvaient plusieurs formes noires vaguement humaines de tailles variées qui se tenaient en quasi-cercle et restaient parfaitement immobiles.
Sur leur gauche, à l'autre bout de leur champ de vision, se trouvait une vieille usine abandonnée particulièrement imposante et faite de briques rouges, comme la très grande majorité des bâtiments ici. Sur les parois de l'usine, se déplaçait une immense forme humaine pseudo-arachnéenne qui entrait et sortait des fenêtres et cheminées. Tout en bas du bâtiment où ils étaient, juste sous leurs pieds, se trouvait une ruelle où un grand individu aux membres disproportionnés errait et tenait un objet qui avait une lame et faisait un bruit de moteur. Après avoir observé tout autour d'eux, chaque rue, chaque bâtiment, Karim comprit que c'était partout pareil. Même en ayant vu tous ces monstres, qui eux ne l'avaient pas vu, le chercheur eu le sentiment de n'avoir vu que la partie la plus supportable de ce que cachait ce monde malsain.

Chaque recoin de ce monde détraqué renfermait de terribles entités dont le corps était aussi torturé que leur esprit. Peut-être que sortir était vraiment une mauvaise idée au final, et pourtant, tout paraissait si calme en apparence. Il y avait si peu de bruit ; juste de lointains cris, claquements de chaîne, bourdonnements de moteurs ou respirations sifflantes.

C'était à la fois frustrant et rassurant, effrayant et fascinant, de savoir que chaque mètre carré de cette réalité instable abritait une abomination aussi unique que contre-nature. Une partie de notre instinct voulait absolument dédier sa vie à toutes les découvrir une par une, tandis que l'autre hurlait de s'enfuir le plus loin possible sans jamais s'arrêter. L'abysse avait toujours des effets différents pour chaque individu.

Incapable d'arriver à contenir cette sensation en lui, Karim préféra penser à autre chose, ignorer l'infinie quantité d'abominations qui rôdaient juste sous leurs jambes. Un léger bruit de craquement dans le ciel, de vagues lumières au loin, quelques gouttes d'eau qui venaient tomber sur le sol déjà trempé : un orage était passé, et il s'apprêtait à revenir.

En fixant le ciel agité, Karim s'adressa à Kelly.

"Donc… Les bestioles d'Humanité ne vont pas tarder à arriver ici pour retrouver le traître ?"

"Oui… Sauf qu'ils vont tous nous tuer d'abord et c'est pour ça qu'on doit quitter ce monde le plus vite possible."

"Je vois…" Karim baissa le regard, un peu déconcerté.

Il le releva un peu plus tard, et reprit la conversation, en regardant Kelly cette fois.

"Et… à ce qu'on raconte, tu as déjà eu affaire avec ces bestioles ?" demanda Karim, qui cherchait à connaître Kelly un peu mieux.

"C'est vrai…" répondit l'enquêtrice, d'un ton froid en fixant Karim d'un regard vide.

"Ouah, putain… Et alors ? T’as fait quoi ?" demanda Karim, qui espérait qu'elle sorte un plan infaillible et les guide à bon port de façon héroïque. Karim de son côté savait quoi faire pour sortir d'ici, mais seulement s'ils retrouvaient l'artefact en forme d'oursin. Au vu de ce qu'il y avait tout autour de lui, ça risquait d'être une sacrée épreuve.

Kelly, étrangement, sourit largement, et répondit de façon tout aussi froide, bien qu'un peu amusée.

"Je suis morte."

Karim cligna des yeux. "Attends, quoi ?"

Kelly se leva, et désormais debout, fixa le chercheur de sa hauteur.

"J'ai dit que j'étais morte."

Un peu perturbé, le jeune homme se leva à son tour et continua de fixer la vieille femme alors qu'elle se rapprochait de Karim, qui lui recula instinctivement pour garder une distance de sécurité.

"Je comprends pas, de quoi tu parles, là ?"

"Je te dis que la dernière fois que j'ai eu affaire à l'une de ces bestioles, elle m'a tué…"

En train de comprendre que quelque chose clochait, Karim se saisit de son couteau et Alex récupéra son arme dans la précipitation.

"…Elle a commencé par m'attraper, puis m'a battue jusqu'à ce que je tombe au sol…"

Karim continua de reculer alors alors que Kelly levait les bras et enfonçait ses ongles dans le sommet de son crâne, s'arrachant les cheveux et saignant déjà.

"… Puis elle m'a cassé tous les membres pour être certaine que je ne puisse pas m'enfuir…"

Kelly tirait désormais sa peau vers le bas, la déchirant en deux comme un emballage, commençant déjà à rendre son crâne visible. Alors qu'elle continuait de parler, Alex tentait de recharger son arme dans la panique et Karim brandissait son couteau, incapable de s'en servir correctement.

"…Ensuite j'ai tenté de crier, mais personne n'est jamais venu à mon secours…"

Ce qui était auparavant Kelly continua de se déchirer la peau en deux, ayant désormais réussi à enlever toute la partie supérieure de son corps, révélant un squelette calciné familier à Karim. La paire d'yeux, les muscles et organes qui étaient à l'intérieur tombèrent sur le sol alors que la pluie arrivait déjà.

La voix de Kelly devint une voix grave avec de l'écho, là encore, une voix familière à Karim. C'est là que Karim comprit qu'il n'y avait jamais eu de Kelly, et qu'il n'y avait qu'un seul endroit où un squelette pouvait se cacher sans attirer de doutes.

"…Ensuite la créature a commencé à m'écorcher vive pour récupérer ma peau et l'utiliser comme costume. Je vous ai appelé à mon secours mais vous m'aviez abandonnée !" déclara la créature, qui termina de détruire la peau en riant ouvertement, jubilant face à sa victoire proche.

"Sale ordure ! Dis-nous où est Kelly !" cria Alex, qui était descendue de son aération et pointait son arme sur le squelette, qui commençait lentement à se couvrir de nouveau de flammes, comme la dernière fois.

"Tu sais très bien où elle est, tu l'as même criblée de balles !" cria la chose, qui rit de plus belle alors qu'elle se mit à cracher flammes et braises.

"SALE FILS DE PUTE !" hurla la jeune femme, qui tira plusieurs balles de son chargeur en plein dans le squelette enflammé alors qu'il se dirigeait vers elle en marchant à une allure impressionnante.

Arrivé à portée de frappe, Alex tenta de le repousser avec des coups de pieds, mais la chose lui saisit la jambe, la brûlant partiellement au passage, pour la lancer en plein contre une boîte d'aération de l'immeuble, où Alex s'empala directement sur une des barres d'acier censée tenir la structure en place. Le morceau de métal qui la transperçait de part en part se tordit sous son poids et elle glissa finalement sur le sol, face contre terre, le trou dans son corps répandant une effarante quantité de sang malgré l'armure.

Le traître squelettique regarda Alex s'étaler contre le béton mouillé puis se tourna vers Karim. Dans un réflexe animal, le chercheur tenta de s'enfuir en courant vers la porte par où ils étaient arrivés ; c'est à ce moment précis que le squelette de feu projeta une boule de gaz enflammé sous pression en plein sur le boîtier électrique à côté de Karim, ce qui fit exploser l'appareil et projeta le chercheur au sol dans une onde de choc assourdissante.

Désormais complètement étalé au sol, le chercheur était sonné par l'explosion, et le traître immortel se tenait devant lui.

"Je vais enfin récupérer ton cerveau et je pourrai enfin savoir comment librement voyager entre les mondes ! Humanité ne m'arrêtera jamais ! Ni dans cette dimension ni dans aucune autre ! Je réclame ma liberté !" cria la chose de feu alors qu'elle ramassait Karim et le soulevait au-dessus de sa tête avec ses deux bras.

Puis, lentement, le traître se tourna, interpellé par une faible voix qui venait de derrière lui.

"Certainement pas, mon vieux…"

Alex baignait dans son propre sang ; elle était mourante mais avait réussi à saisir son arme de ses deux mains, et, dans un dernier effort, visa dans la direction de la chose de cendres.

"Pauvre idiote, tu sais très bien que les balles ne me font pas le moin-"

Le traître se fit couper la parole par le fort coup de feu : la jeune femme tira en plein dans la tête de son ami, réduisant le cerveau de Karim en une bouillie informe qui vint s'étaler partout sur le sol couvert de pluie.

La chose se tourna une fois de plus et vit la tête de Karim, éclatée comme une fleur qui venait d'éclore.

"NON !" Elle hurla de panique, réalisant que sa seule chance de sortir de ce monde avait été littéralement réduite en purée.

"Non non non non non !" le squelette gémit, pleurait presque s'il pouvait, et tenta désespérément de récupérer la bouillie cérébrale qui se faisait déjà emporter par la pluie.

Alex, la bouche qui dégoulinait d'un flot de sang, se mettait à rire de toutes ses dernières forces.

"On t'a bien baisé… T'es coincé ici maintenant… Et maintenant c'est Humanité qui va te baiser…"

Sur ces mots, Alex rendit son dernier souffle, sa tête retombant contre le sol couvert de pluie.

Finalement, c'était Alex qui avait ri la dernière.

"NON ! SOIS MAUDITE, SALE RÉPUGNANTE HUMAINE !!" vociféra la créature, entourée des deux cadavres d'humains, le premier vidé de son sang et le second la tête explosée en mille morceaux.

Ne sachant que faire, le squelette regarda tout autour de lui, paniqué et brisé.

Son désespoir arriva cependant à son paroxysme quand il entendit un assourdissant vacarme causé par des centaines de cornes de brume familières. Des cornes de brume au son grave, épais, long et imposant. Des cornes de guerre.

"NON, C'EST PAS VRAI, NON !"

Le sol tremblait et d'immenses gouffres s'ouvraient dans le sol, dont des quantités surnaturelles de racines géantes et de boue sortaient et s'étalaient tout autour des crevasses. Sans se faire attendre, des hordes de monstres putréfiés similaires au traître émergeaient de la boue. D'abord des petites, puis des entités de plus en plus grosses.

Humanité l'avait trouvé. Ses maîtres l'avaient rattrapé. Le traître savait qu'il n'arrivait plus à leur échapper désormais.

Alors que les hordes constituées d'horreurs osseuses encerclaient le bâtiment, le traître s’effondra sur le sol, à genoux. Il n'avait plus aucune chance. Son seul espoir avait été ruiné par deux malheureux rescapés.

Ses rêves de liberté et d'éternité étaient détruits.

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