Sous le ciel enflammé des Monts du Lyonnais, sept silhouettes s’affairaient. Léa, Julien, Tom, Sophie, Marie, Julie et Antoine, armés de pelles toutes neuves, creusaient tour à tour le sol à côté d'un vieux cerisier dégarni.
— On est bien sûrs que c’était là ? demanda timidement Marie. Moi ça ne me dit vraiment rien.
— Je suis méga-sûr, souffla Tom entre deux coups de pelles, c’était juste à droite de l’arbre, quand on regarde la maison.
Tom était un grand brun athlétique, dont le T-shirt blanc laissait deviner la musculature, que Marie matait avec la discrétion d'un officier des douanes. Tous deux se tournaient autour depuis longtemps, sans que l’un ou l’autre n’ose faire le premier pas, au grand dam de leurs amis. Tous deux étaient à la fac à Lyon, lui en marketing, elle en philosophie, et ne s'étaient jamais perdus de vue.
— Putain de racines, grogna Léa.
La cadette du groupe, de quelques mois, avait des cheveux noirs très courts et un chemisier accordé avec. La maison que l’on apercevait derrière eux, éclairée par les derniers rayons du soleil, était celle de ses grands-parents. Autrefois, les sept amis y venaient tous les étés, avant qu'ils ne prennent des chemins différents.
— Ah ! Ça y est ! s’exclama Julien. Il y a quelque chose là, regardez !
— Génial ! renchérit Sophie.
Le blondinet à lunettes et la rouquine aux yeux verts étaient en couple depuis trois ans maintenant. Ils s’étaient mis ensemble l’année du bac, à la surprise générale, et s'étaient mis à vivre tous les deux l'année suivante, à Clermont-Ferrand. Julien travaillait dans une librairie et Sophie suivait, ou essayait de suivre, des études d'édition. Elle venait de redoubler sa deuxième année de licence, ayant dû se faire interner plusieurs mois en raison de son anorexie mentale. Elle était encore très maigre et, bien qu'ayant peu creusé, semblait très fatiguée.
Antoine mit les mains dans la terre pour extraire l’objet sur lequel la pelle de Julien avait buté : une vieille boite à gâteaux rouillée et couverte de terre.
— C'est bien elle, j'en reviens pas ! s'écria Tom.
Les sept amis se regardèrent en souriant. Ils la reconnaissaient, malgré son état lamentable : la "capsule temporelle" qu’ils avaient enterrée là, dix ans plus tôt, l’été de leurs dix ans à tous. Antoine la secoua légèrement, pour entendre les objets qui roulaient à l’intérieur. C’était lui qui s’était rappelé son existence et leur avait écrit pour proposer qu’ils reviennent la déterrer. Avant ce soudain message, les autres étaient sans nouvelles du grand brun depuis des années. Il avait apparemment enchainé les petits boulots et était au chômage. Les autres n'avaient pas insisté. Lors de leur année de cinquième, il avait sombré dans la dépression suite à la…
— Est-ce qu’on rentre pour l’ouvrir ? demanda Julie en lui effleurant le bras, ce qui le fit sursauter.
Elle portait un pantalon et un tailleur élégant qu'elle avait essayé, sans succès, de ne pas trop tacher. Julie travaillait comme vendeuse dans une boutique de vêtements à Paris, et travaillait pour un jour devenir modiste. Ses tenues étaient toujours originales et impeccables. Tom, Julien et Sophie avaient déjà fait appel à elle pour se composer des looks classes bon marché.
— Non, on y voit encore assez bien ! protesta Tom.
— Allez, on l’ouvre ! renchérit Sophie.
Ils sortirent du trou et s’assirent en un cercle serré. Après une grande inspiration, Antoine ouvrit la boite et en sortit le contenu sur l’herbe, un objet après l'autre : des cailloux peints, des figurines en plastique, des cartes Pokémon imbibées d’eau, un distributeur Pez avec une tête d'Obelix, des papiers Diddle en piteux état, un Tamagotchi, un sachet de bonbons… et une photo qu'ils se passèrent de main en main :
— Qu'est-ce qu'on était mignons ! commenta Tom
— Parle pour toi, rétorqua Julie en rigolant.
Antoine n'avait jeté qu'un rapide regard à la photo avec un sourire un peu contraint. Léa s'enquit de son état :
— Ça va aller, Antoine ?
— Oui oui. Pas de soucis. C'est juste… drôle.
Sur la photo souriaient huit enfants. À côté d'Antoine se tenait un garçon au visage identique, juste mieux coiffé. C'était son frère jumeau, Gabriel, mort deux ans plus tard, quand…
— Il nous manque à tous, fit Marie en posant sa main sur la sienne, je suis désolé.
— Laissez. C'est quoi ces bonbons ? demanda Antoine dans une tentative peu discrète de changer de sujet.
— Je ne sais pas, répondit Julien en l’examinant. C’est à qui ?
Les sept amis se regardèrent, incertains. Le blondinet déchiffra l’étiquette :
— "Les Sucres-Éternels du Dr Wondertainment, prototype non destiné à la vente."
— C'est peut-être ton père qui nous avait ramené un échantillon ? hasarda Julie en regardant Antoine.
Celui-ci haussa les épaules :
— Il était électricien dans une usine de pâtes, je ne vois pas trop comment il aurait eu ça.
— Eh, il y en a pile sept ! s'exclama Tom. On en mange un chacun ?
— Ça a trainé dix ans dans la terre, protesta Julie avec une moue.
— Oui, mais le sachet est toujours bien fermé ! argumenta Tom.
— Et c’est que du sucre de toute façon, renchérit Julien en ignorant l'air dégouté de Sophie à côté de lui.
Malgré les protestations d'usage, tous étaient sensibles à la jolie symbolique de cette idée. Tom déchira l’emballage et ils en prirent chacun un dans leur paume. C'était de petites boules d'un bleu électrique, parcourues de petites paillettes blanches.
— À nos vingt ans ! lança Antoine avec solennité.
— À nos vingt ans ! reprirent les six autres avant de porter leur main à leur bouche.
Ces bonbons avaient un goût très sucré, et semblaient pouvoir être sucés à l'infini, sans jamais réduire. Lorsqu'ils l'eurent finalement tous avalé, ils restèrent un moment silencieux.
— Vous aussi vous sentez encore le sucre dans votre bouche ? demanda Léa.
Les autres confirmèrent. C'était plus qu'un goût persistant, c'était comme si leurs langues étaient encore couvertes de sucre. Julie but un peu d'eau pour chasser le goût, et constata avec surprise qu'elle avait un goût sucré ! Julien sorti de son sac à dos un sandwich au jambon et croqua dedans : il avait un goût sucré !
— Ah ouais, "Sucres-Éternels", c'est du sérieux ! Mais comment on avait mis la main sur un truc pareil ?
— Tu crois que les chips aussi ont un goût sucré ? lança Julien.
Amusés, Les jeunes gens se dirigèrent vers la maison pour trouver d'autres aliments, tandis que le soleil disparaissait derrière l’horizon.
Seul l'un d'eux survivrait jusqu’au matin.
— Ah, j’ai peur !
— Allez, tu y es presque ! Prends ma main.
Maladroitement, Marie attrapa la main de Tom et se hissa sur le toit de la maison. Léa avait posé une échelle contre la façade pour permettre aux deux lyonnais de regarder les étoiles, et les pousser ainsi à accélérer leur flirt sans fin. Encore peu rassurée, Marie s’assit précautionneusement à côté de Tom. Leurs bras se touchèrent. Au-dessus d’eux, le ciel était couvert d’étoiles, bien plus qu'en ville. Il y eu un silence. Ils étaient comme seuls au monde.
— C’est… beau, commenta Tom en passant son bras autour de ses épaules.
— Très beau, répondit-elle en se rapprochant de lui.
L’espace d’un instant, elle crut voir une curieuse forme devant la lune, comme un bateau pirate en ombre chinoise. Puis Tom approcha son visage du sien et elle oublia. Avec douceur, ils s’embrassèrent enfin, joignant leurs lèvres toujours sucrées malgré le diner. Il la serra peu à peu, de plus en plus fort. Soudain téméraires, les mains de Marie se glissèrent sous ses vêtements, impatientes d’avoir tant attendu, cherchant…
Un bruit sourd les fit tous deux sursauter, comme si quelque chose venait de s'écraser sur les tuiles derrière eux. Tom lança d’une voix incertaine :
— Les gars ? Quelqu’un a jeté un truc ?
Marie vit une silhouette s’avancer sur la crête du toit. Dans la pénombre, elle n’en distinguait que les contours. Elle ne devait pas faire plus d’un mètre de haut.
— C’est toi Léa ?
Deux yeux jaunes brillants s'allumèrent dans l'obscurité. Une voix caverneuse, semblant faire vibrer les tuiles sous leurs mains, raisonna :
— Salut les tourtereaux ! Dites, un sachet de bonbons volés a dû être déterré dans le coin il y a trois ou quatre heures. Vous ne sauriez pas où il est ?
— Bon, c’est quoi cette blague, c’est pas drôle, fit Tom en se mettant maladroitement debout, Léa, arrête…
Un bras démesurément grand s’élança de la silhouette pour saisir Tom par le col, puis le soulever et le suspendre au-dessus du vide. Marie poussa un cri d’effroi, tandis que la voix tonnait à nouveau :
— Il y avait sept bonbons. Où sont-ils ?
— On les a mangés ! On est désolé ! s’écria Marie, espérant calmer le visiteur.
L'ombre resta silencieuse un moment, tandis que Tom se débattait, les jambes dans le vide.
— Vous les avez mangés ?
— Oui. Un chacun.
— Ces bonbons étaient des prototypes interdits à la vente. C'était écrit dessus.
— On est désolés, répéta Marie, reposez-le sur le toit, s'il vous plait. S'il vous plait.
L'étudiante en philosophie s'était rapprochée du visiteur. Il ne faisait pas plus d'un mètre de haut, mais son bras était immense.
— Pas grave, je me débrouillerai, finit par tonner l'ombre.
Une seconde main aux griffes acérées surgit et trancha la tête de Tom, qui tomba sept mètres plus bas comme un gros caillou. Les griffes se mirent à farfouiller dans le cou ensanglanté.
Prise d’un réflexe de terreur, Marie se rua vers l’échelle, jambes tremblantes. Dans son dos, la voix gronda :
— Et voilà ! Un de récupéré ! Plus que six.
En larmes, cœur battant dans ses oreilles, elle descendit l'échelle et se colla à un mur en espérant se fondre dans les ombres. Elle avait beau essayer de calmer sa respiration, il n’y avait rien à faire.
Soudain une masse s'écrasa devant elle.
Le corps sans tête de Tom.
Un cri s’échappa de ses lèvres. Elle les couvrit aussitôt des deux mains en se maudissant.
— J’ai entendu !
Le monstre sauta délicatement dans le jardin, à quelques mètres de sa cachette. Les lumières des fenêtres du premier étage éclairaient la silhouette, permettant à Marie de mieux la distinguer. C'était une sorte d'affreux nounours noir et blanc aux jambes et bras démesurés. Il avait un grand sourire de dents métalliques pointues et ses yeux luisaient d’une lueur jaunâtre tremblante. Ses deux immenses mains étaient couvertes de griffes ensanglantées.
Le regard jaune se plongea tout à coup dans celui de l'étudiante. Son cœur bondit dans sa poitrine. Il fit un pas vers elle. Puis un autre.
N’écoutant que sa peur, elle bondit hors de sa cachette pour courir vers la porte de la maison. Il fallait qu’elle rejoigne les autres ! Prise d’une violente douleur aux cuisses, une douleur telle qu’elle n’en avait encore jamais connu, elle s'effondra et sa tête percuta la terre. Une main en peluche, toute douce, la retourna sur le dos. Penché sur elle, elle vit l'immense sourire de métal. Elle sanglota :
— Pitié…
— Dis-le encore !
— Pitié…
— Encore !
— Pitié !
Le monstre eut comme un cri d’extase mêlé de rage :
— Quel pied ! J’adore quand elles supplient !
Il leva sa patte pelucheuse dont surgirent quatre griffes, qu’il jeta sur le visage de Marie, crevant ses yeux et la faisant hurler de terreur. Elle sentit les lames découper son torse et s’évanouit.
Dans le silence campagnard, le monstre fouilla un moment les entrailles de la jeune fille, puis en sortit enfin une petite boule bleue.
— Et de deux ! Plus que cinq.
Julien et Sophie s’étaient installés dans la chambre du rez-de-chaussée. Assis côte à côte en T-shirt et sous-vêtements sur le lit double, ils scrollaient chacun sur leur téléphone quand le dernier cri de Marie résonna dehors. Tous deux levèrent la tête et tendirent l’oreille, mais plus rien.
— Qu’est-ce que c’était ?
— On aurait dit la voix de Marie.
— Tu vas voir ?
Le bruit de la porte de la pièce voisine se fit entendre.
— Ça doit être Marie et Tom qui rentrent.
Sophie hocha la tête, visiblement inquiète. Julien lui sourit pour la rassurer. Il allait parler quand un coup fut frappé à la porte. Il se leva en soupirant et l’entrouvrit :
— Oui ?
Le blondinet fut aussitôt projeté contre le mur de la chambre, dans un craquement d’os. Sophie retint un cri. La chose dans le couloir, qui avait ainsi projeté Julien, mit une main griffue sur la porte. Sans réfléchir, Sophie descendit du lit et se roula dessous.
En apnée, elle vit des pattes en peluche noires s’avancer lentement dans la chambre et marcher jusqu’à Julien, qui gémit :
— C’est quoi ce truc ?
Une voix métallique et distordue s’éleva :
— Tu parlais avec quelqu'un ?
Les mains sur la bouche pour s’empêcher de respirer, Sophie grimaça. La voix de son petit copain débordait de douleur :
— Vous êtes qui, putain ?
Il poussa soudain un cri. Sophie vit tomber au sol le bras de Julien, sectionné juste après l’épaule. La voix se fit plus forte :
— Est-ce que tu étais avec quelqu’un dans cette chambre ?
— Non !
— Dommage. C'est triste de mourir seul.
Il y eut un nouveau cri, puis le silence. Sophie entendit quelqu’un dévaler l’escalier, puis la voix de Léa :
— Qu’est-ce qu’il se passe ? Vous vous êtes… Ah ! Qui êtes-vous ? Qu’est-ce que vous faites ici ?
— Sauve-toi Léa, c’est un psychopathe ! réussit à crier Julien par-dessus sa douleur.
— Tout de suite les grands mots.
La porte de la chambre claqua. Sophie essaya de se rassurer : Léa allait appeler la police, ils viendraient s'occuper de ce monstre. En attendant, elle était enfermée avec lui.
— Je travaille, figure-toi, et pour une multinationale !
— Vous êtes malade.
— On est deux alors. Tu perds beaucoup de sang !
La voix eut un rire cruel. Julien hurla encore.
Plusieurs fois.
Puis il se tut.
Il y eut un silence, comblé seulement par des bruits visqueux de chair. Une forte odeur de sang avait envahi la chambre.
— Ah, le voilà ! Plus que quatre.
Sonnée, Léa recula dans la cuisine en réfléchissant à toute vitesse. Il y avait un inconnu dans la maison ! Il avait blessé Julien. Peut-être tué ? Elle ne voulait pas y penser.
La porte de la chambre s’ouvrait vers l’intérieur, comment la bloquer ? Rien ne lui venait. Elle poussa de toutes ses forces la table de la cuisine contre la porte. Ça le ralentirait sûrement un peu. Elle sortit son portable et composa le 15.
Un bip.
Deux bips.
La porte s’ouvrit. Sa tête en peluche arrivait juste au-dessus de la table. L'intrus se hissa dessus maladroitement. Maintenant, il faisait deux têtes de plus qu’elle.
— Lâche ça, la gothique.
Un son strident s’échappa du téléphone et la main de Léa se contracta malgré elle, la faisant crier de douleur.
— C’est fou, l’électricité. Tu sais tout ce qu’il y a dans ce téléphone ?
L’ampoule de la cuisine se mit à clignoter, projetant des ombres lugubres sur le visage du panda qui s'approchait.
— Léa, tout va bien ?
Descendant l’escalier en pyjama, Antoine et Julie se figèrent devant la scène qui les attendait : leur amie tremblante et parcourue d'éclairs, devant une peluche aux grandes griffes ensanglantées. Cette dernière tourna la tête vers eux, son sourire d’acier tendu d’une oreille à l’autre :
— Voilà d’autres bouffeurs de bonbons !
Léa s’effondra, encore agitée de spasmes, ses cheveux noirs partiellement calcinés. Antoine et Julie se précipitèrent à son chevet.
— Je vais appeler la police.
— C’est ce que la brune essayait de faire. Et tu as vu comment ça lui a réussi ?
L’ampoule s’arrêta enfin de clignoter et s'éteignit, plongeant la cuisine dans le noir.
— Mon portable n’a plus de batterie ! s’exclama Julie. C'est pas normal, il avait 80% il y a une seconde.
Le panda approcha une main parcourue d’éclairs blancs :
— Exact. Je viens de récupérer tout le courant de la baraque. Mais je peux t’en rendre un peu si tu veux ?
D’un geste sec il coinça la tête de la modiste en herbe entre ses griffes. Elle se mit immédiatement à trembler.
— Lâchez-là !
Seule la tête du panda pivota pour plonger son regard jaune dans celui du jeune homme :
— Cours, gamin.
Comme réveillé en sursaut, le jeune homme s’enfuit dans l’escalier, se prenant les pieds dans ses propres jambes. L’intrus ricana et laissa tomber le corps inerte de Julie à côté de celui de Léa :
— Voilà. C’est mieux.
Il sauta de la table et, de ses mains griffues, déchira leurs chemises de nuits, puis leurs cages thoraciques. Après un moment il se redressa pour se diriger vers l'escalier :
— Et de cinq ! Plus que deux.
Antoine ferma la porte en haut des escaliers et se colla contre elle en essayant de reprendre sa respiration.
Cette voix. Non. C’est pas possible.
Les yeux débordant de larmes, le jeune homme essayait sans succès de faire sens de ce qu’il venait d'entendre. Des souvenirs monstrueux remontaient à la surface. Huit ans plus tôt, son père, tête farcie d'alcool et de drogue, les avait attachés à des chaises, lui et Gabriel, face à face. L’un était mort, l’autre n’oublierait jamais.
Il y avait eu un procès, où on avait découvert comment un employé discret de l’usine Lustucru de Lorette avait enlevé, séquestré, torturé et tué plus d’une vingtaine d’enfants. Ces fils n’étaient que les derniers d’une longue liste. Le damné n’était pas présent au procès, il s’était jeté par la fenêtre du troisième étage lorsqu’il avait entendu la police arriver, il était mort sur le coup. On avait demandé à Antoine d'identifier le cadavre.
— J’arrive !
Non non non. Ça recommence.
Un bruit de métal contre les murs de l’escalier fit bondir son cœur. S’agrippant à la porte pour la maintenir en place, il hurla :
— Dégage ! Dégage ! Va-t’en ! Tu es mort !
— Et alors ?
Quatre griffes transpercèrent la porte, l’une d’elles se logeant dans son avant-bras. Il se dégagea en hurlant et s’enfuit dans les WC attenants. Porte fermée et verrouillée, il se mit en boule sur la cuvette, une main pressée contre sa plaie saignante.
La porte du premier étage s’effondra bruyamment.
— Ce n'est pas parce qu'on est mort qu'on a plus le droit de s'amuser.
Antoine sanglotait, pris de hoquets, impossible de se calmer. Deux coups furent frappés contre la porte, presque avec tendresse. Le jeune homme retint son souffle.
— C’est occupé ?
C'est sa voix. Je suis sûr que c'est sa voix.
Dans un immense fracas, le monstre arracha la porte de ses gonds et la laissa tomber au sol avant de se jeter sur lui :
— Trouvé !
— Comment c’est possible ? Tu es mort !
Le panda infernal suspendit net son attaque :
— Oooooh, tu me connais ? Tu reconnais ma voix ?
Antoine hocha la tête, yeux écarquillés par l’horreur. Le monstre rétracta ses griffes et l’attrapa pour le tirer hors des toilettes.
— Ça c’est intéressant. Raconte moi. Je veux tout savoir !
Comme le jeune homme choqué ne répondait pas, il planta une griffe dans son bras indemne, le clouant au mur :
— Comment je m'appelle ?
— Michel ! Michel Caveau !
— Huh, Michel, vraiment ? Comment tu me connais ?
— Tu es mon père.
Le sourire métallique resta figé mais les yeux jaunes semblèrent s'illuminer :
— J’ai un fils ?
— On était deux. Tu as tué Gabriel. Mon frère.
Les yeux jaunes semblèrent se perdre dans le vide. Antoine n’osait plus regarder ailleurs et contenait de son mieux des gémissements de douleur. D’une voix calme, le monstre interrogea encore :
— Comment est-ce que je suis mort ?
— Tu t’es suicidé, pour que la police ne t’attrape pas.
Le panda pencha sa tête en peluche en la rapprochant du visage en sueur du jeune homme :
— Pourquoi les flics m’en voulaient ?
— Tu as enlevé des enfants, pleins d'enfants, tu les torturais et tu les tuais.
Le monstre arracha sa griffe, le laissant tomber à genoux devant lui. Dans le silence qui suivit, Antoine retint son souffle. Ce démon pouvait-il ressentir des regrets ?
Finalement, le monstre éclata d'un rire grinçant et instable.
— Tu ne peux pas savoir comme ça me soulage de savoir que j’ai toujours été un détraqué !
Avec ses bras immenses, il le souleva du sol pour le suspendre à un porte-manteau, celui-ci se plantant entre ses omoplates. Comme une déchiqueteuse, il entreprit ensuite d'arracher ses intestins en en faisant des confettis. Antoine encore conscient hurla de douleur.
— Je m’ennuie tellement dans ce bateau, si tu savais. Il n’y a que quand je tue ou que je fais mal que je me sens vraiment vivant, tu comprends ?
Réalisant que le jeune homme avait perdu connaissance, il lui envoya une décharge électrique :
— Debout ! Je n’ai pas fini.
Yeux entrouverts, un filet de sang coulant de ses lèvres, Antoine gémit :
— Pitié.
— Voilà ! Ça c’est l'esprit ! Oh, regarde ce que nous avons là.
À travers ses larmes, le jeune homme ne voyait pas ce que feu son père cherchait à lui montrer. Il voulait juste que cela s'arrête.
— Et de six ! Plus qu'un, et je devrais retourner au navire.
Soudain, Sophie surgit du haut de l’escalier, jambes nues, dans un grand T-shirt blanc, hurlant, un couteau à viande dans chaque main :
— Crève !
Frappant alternativement avec ses deux armes, la fille squelettique se mit à déchiqueter le dos blanc du panda :
— Crève crève crève crève crève !
Les lames tantôt ne rencontraient aucune résistance, tantôt butaient contre du bois tendre. Des nuages de cotons gris volaient en tous sens, tandis que la fourrure blanchâtre se déchirait.
— Assez.
Un choc électrique sortit des couteaux et projeta Sophie en arrière. La tête du monstre pivota pour lui faire face.
— Ah ! Voilà donc notre septième mangeuse de bonbon. Je me demandais où tu étais.
— Antoine, tu m'entends ?
L’intéressé se contenta de gémir pour signaler qu’il était encore en vie. Avec un grognement, le panda lui arracha un poumon et le lança à Sophie en se tournant complètement vers elle :
— Non, il ne t'entend plus ma jolie. Tu es seule, avec moi. Alors, qu’est-ce que ça fait d’être la dernière ?
Elle attrapa une lampe sur pied et brandit comme une épée à deux mains :
— Qu’est-ce que vous êtes ?
La créature pas plus grande qu’un petit garçon fit un pas vers elle. Sa fourrure noir et blanche était couverte de sang frais et de viscères. Ses yeux jaunes la fixaient sans émotion, tandis que ses dents pointues formaient un sourire allant d'une oreille à l'autre.
— Ça ne se voit pas ? Je suis un panda.
— N’approchez pas !
D’un brusque coup de lampadaire, elle l’envoya voler contre un mur, sur lequel il s’écrasa avec un son mat. Sous les yeux médusés de la jeune fille, surprise par sa propre réussite, l’horreur en peluche se remit sur pattes en tanguant :
— Comment tu t’appelles, ma jolie ?
— Laissez-moi tranquille ! J’ai entendu votre discussion. Vous êtes le père d’Antoine et Gabriel, c'est ça ? Vous êtes revenu vous venger ?
— Oh la oh la, pas du tout, grogna le monstre en s’avançant à nouveau, je ne savais même pas que j’avais des moutards, moi, ni qu’un des deux serait dans cette baraque. Je suis là pour le business.
Sophie tenta une nouvelle attaque, que la bête esquiva en s’accroupissant. Ses yeux jaunes ressemblaient à deux petites bougies dans la pénombre seulement éclairée par la lumière de la lune par les fenêtres,
— Toi et tes potes avez ouvert un sachet de bonbons qui a été volé il y a douze ans. L’ouverture a été détectée par mon nouveau patron, et j’ai été envoyé récupérer ses précieux bonbecs. C'est tout. Le sang et la douleur, c'est du bonus. C'est moi qui offre.
D’un geste brusque, il referma ses griffes sur le lampadaire et lui envoya une décharge qui la fit lâcher prise. Il le jeta derrière lui en ricanant.
— Comme tu es la dernière, je vais savourer.
Sophie n’arrivait pas à intégrer ce qu’elle entendait. Tout ça pour des bonbons ? Quel genre de confiseur enverrait un monstre tueur pour récupérer des sucreries vieilles de dix ans ? Ça n’avait pas de sens.
Et en même temps, depuis le début de la soirée, plus rien n’avait de sens : cette créature avait tué et éviscéré tous ses amis. À moins que Tom et Marie n'aient pu s’enfuir ? Elle se faisait peu d’illusion là-dessus. Le panda avait dit que son bonbon était le dernier qu’il lui manquait.
Acculée contre un mur, elle cria :
— Si vous récupérez le bonbon, vous me laisserez tranquille ?
La peluche eut un rire en avançant ses mains griffues vers elle.
— Je ne suis là que pour ça, je te dis. Une fois que j'aurais récupéré le tien, je devrais retourner d'où je viens.
Est-ce qu'elle pouvait s'en sortir ?
Fermant ses yeux pleins de larmes, la jeune fille plongea deux doigts dans le fond de sa gorge, un geste qu’elle n’avait plus fait depuis six mois et qu’elle s’était promis de ne plus faire. En un éclair, elle se mit à vomir, répandant sa bille verdâtre sur la peluche maudite.
— Putain de merde.
— Prenez-le, votre bonbon, et barrez-vous ! grogna Sophie en s'essuyant la bouche.
Le goût sucré avait disparu. Promenant ses griffes dans sa fourrure souillée, le monstre en sortit un petit objet rond qu’il porta à ses yeux, puis rangea dans une poche sous son bras gauche en secouant la tête :
— Dommage. Je suis sûr qu'on aurait pu bien s'amuser tous les deux.
Sur ces paroles, il brisa une vitre, monta sur le toit et disparut.
Lorsque Sophie reprit ses esprits et se rua à la fenêtre, elle n’eut le temps que d’apercevoir une immense ombre noire s’éloigner dans le ciel.
Après un temps indéterminé, le courant revint tout à coup dans la maison, lui permettant de charger son téléphone et d’appeler la police en pleurant.
— Il a tué tout le monde… Je suis la seule survivante… On était sept… on a été attaqué par un monstre…