Il était presque deux heures du matin.
Au milieu des montagnes du Jura suisse, 18 hommes marchaient. Les rafales du vent furieux soulevant la neige rythmaient la nuit, telles le souffle de la respiration d'un quelconque géant endormi, semblant dénier à tout autre son le droit d'exister.
La mission, leur première depuis huit mois, était en principe d'une simplicité déconcertante : aller chercher un objet anormal découvert quelques jours plus tôt dans un col proche. "Une simple formalité" avait pensé le commandant Jordan, jusqu'à ce que la hiérarchie lui annonce qu'ils iraient à pied. Certes la Fondation n'avait plus autant de moyens qu'autrefois, mais à ce point ?
L'explication fut encore plus inquiétante : le gouvernement suisse avait envoyé un message à la Fondation indiquant que ses hommes n'étaient plus les bienvenus à l'intérieur des frontières de son pays, il faudrait donc traverser la frontière discrètement, sans éveiller les soupçons. L'organisation la plus puissante du monde, interdite d'effectuer des opérations sur le territoire Suisse ? Définitivement, les choses tournaient bien plus mal qu'il n'aurait jamais osé l'imaginer.
Ils étaient donc partis pour une randonnée d'une semaine, le temps de l'aller-retour, et touchaient enfin au but. Une tempête s'était déclarée quelques heures plus tôt, rétrécissant leur champ de vision à quelques dizaines de mètres. Les hurlements du vent masquaient le bruit de leurs pas dans la neige, et effaçaient leurs traces. D'après les informations dont ils disposaient, l'objet devait se trouver à 8 km au Nord. Ils y seraient en 5 heures.
Le temps passait, la tempête empirait. La FIM peinait à mettre un pied devant l'autre, et à chaque mètre gagné contre le vent, celui-ci semblait redoubler. Une heure s’écoula. Puis une autre. Puis deux autres. Finalement, il était près de 9h du matin lorsque les nuages s’écartèrent pour dévoiler, à quelques pas du groupe, une grotte qui traversait la montagne comme un tunnel. D’après l'ordre de mission, l'objet devait s'y trouver.
Jordan regarda rapidement autour de lui, profitant de la vue dégagée qu'il avait sur la vallée depuis cette hauteur, et aperçut plusieurs véhicules qui filaient sur la route, le long de la falaise qu'ils avaient escaladé quelques heures plus tôt. Le capitaine serra les poings, dépité. Il avait espéré que se lancer à l'assaut du sommet au milieu de la tourmente leur aurait permis de semer la police nationale qui les traquait depuis leur passage de la frontière. Il ne restait plus qu'à prier que leurs traces soient recouvertes par la neige.
Sans plus attendre, la troupe s'engagea dans la grotte comme un seul homme. Cependant, au moment où les deux derniers se baissaient pour s'engouffrer dans la mince fente qui marquait l'ouverture du lieu, une rafale de balles s'abattit à deux pas de Jordan. Celui-ci se précipita immédiatement derrière un angle qui offrait une couverture plutôt satisfaisante, et sortit sa propre arme, rapidement imité par ses hommes. Un échange de coups de feu s'engagea alors entre les deux camps qui se faisaient face, tout le monde tirant à l'aveuglette dans la direction approximative d'où venaient l'attaquant. Puis, peu à peu, les armes se turent et une voix lança : "Qui êtes-vous ? Que faites-vous ici ?"
Un dialogue de sourds s'improvisa alors dans le goulet, Jordan répondant à son interlocuteur avec une méfiance non dissimulée : "Vous d'abord !
- Nous n'avons pas à nous justifier d’être là, nous étions les premiers sur place.
- Pourquoi êtes-vous venus ? Vous êtes ici pour l'objet ?
- Pour qui travaillez-vous ?
- Et vous donc ?
- Je ne vois pas à quoi ça vous avancerait de le savoir, nous n'avons pas d’alliés dans le monde de l'Anormal.
- Eh bien, déjà cela prouve que vous n’êtes pas les services secrets suisses ou français.
- Et vous non plus si je ne m'abuse.
- En effet. Par contre, je pense que vous serez intéressés de savoir que les gardes-frontières seront sans doute sur notre position d'ici moins d'une demie-heure.
- Comment le savez-vous ?
- Ils nous ont pris en filature depuis plusieurs jours.
- Voilà qui pose problème.
- Le temps joue contre chacun d'entre nous. Il n'y a pas le choix, nous allons devoir collaborer pour échapper aux forces locales.
- Avez-vous une idée ?
- Il va me falloir quelques informations pour cela. Déjà, je pense avoir deviné pour qui vous travaillez. Vous êtes de la Coalition Mondiale Occulte, n'est-ce pas ?
- Habile déduction, comment avez-vous deviné ?
- Tirer avant de parler, c'est parfaitement dans vos méthodes. C'est aussi dans les habitudes de l'Insurrection, mais eux seraient encore en train de nous arroser actuellement.
- Vous avez mentionné l'Insurrection du Chaos, je suppose que vous êtes une FIM de la Fondation ?
- Tout juste. Je pense qu'on peut s’arrêter là pour les présentations. Si nous sortons à découvert, j'ai votre parole que vous ne tirerez pas ?
- Seulement si vous gardez les mains en évidence loin du corps et que vous ne faites pas mine de nous attaquer.
Le temps jouait contre eux, il n'y avait pas le choix. Il fallait prendre le risque. Jordan consulta d'un regard ses camarades : tous acquiescèrent.
- C'est d'accord."
Ils se levèrent, les uns après les autres, et s’avancèrent lentement vers ceux qui leur faisaient face. La grotte était étroite et assez haute de plafond. La lumière qui se reflétait sur la neige à l'extérieur limitait l'appréciation des formes et des distances, mais offrait un éclairage suffisant pour distinguer les traits de leurs adversaires. Personne n'avait été blessé lors de l’échange, dans un camp comme dans l'autre. Jordan salua rapidement le capitaine de l'autre unité, et demanda sans plus attendre :
"Et maintenant ? La police sera là d'une minute à l'autre, et il faut encore qu'on décide ce qu'on fait de cet objet. De toute évidence, vous allez chercher à le détruire et nous allons tenter de l'emmener sur un de nos sites. Ces deux objectifs me semblant parfaitement incompatibles, j'attends votre avis avec intérêt."
L'autre opina d'un air distrait.
"C'est vous qui avez demandé un cessez-le-feu. Je suppose que vous avez une idée derrière la tête, puisqu'il vous aurait suffi dans le cas contraire de repartir en laissant les flics nous tomber dessus.
- Vous avez raison, j'ai une idée. Mais elle risque de ne pas vous plaire. Et il me faut des informations avant de vous l'exposer.
- Des informations ?
- Oui, des informations sur la situation de la CMO. Voici ce que je pense : vous avez vous aussi remarqué la disparition des anomalies. Vous savez déjà, en tant qu'organisation des nations unies, que les pays développés tentent de saper l’autorité de la Fondation afin de contrôler eux-mêmes les anomalies. Et vous savez que dès que notre agence sera évincée de la course à l'anormal, les nations se battront entre elles pour le contrôle de ces ressources stratégiques, et vous allez en faire les frais. Vous allez donc bientôt vous retrouver sans moyens, sans autorité, et comme nous, vous savez que si vous ne faites rien ce sera bientôt la fin de votre organisation. Ai-je touché juste ?
- Vous n’êtes pas loin.
- Mais ?
- Il ne vous manque rien d'essentiel. La Coalition Mondiale Occulte se prépare en effet à des temps difficiles, et nous avons entre autre pris la décision de conserver certains objets anormaux pouvant servir à des fins militaires, en tant qu'armement dissuasif. Ce qui fait que nous cherchons pas à détruire ce qui se trouve dans cette grotte.
- Je vois. Étant donnée votre situation, vous n'avez pas le choix : vous devez collecter ces objets anormaux pour disposer d'un moyen de pression sur l'ONU, sinon vous courez vers la dissolution. C'est donc pour ça que vous n'avez pas simplement dynamité l'objet en entrant."
À ce moment précis, les deux hommes furent interrompus par un des hommes de Jordan, qui revenait de l’entrée en signalant que les motoneiges de la police n’étaient plus qu'à deux kilomètres. Il restait à peine 5 minutes pour s'organiser. Jordan reprit :
- Nous n'avons pas le temps de réfléchir à ce que nous allons faire de l'objet. Il faut échapper à la police. Nous avons un ennemi commun, je vous propose donc de collaborer.
- J'accepte. Il y a une sortie de l'autre côté de la caverne, nous pouvons évacuer l'objet par ce passage. Nous ne pourrons par contre pas nous enfuir par là, à moins d'avoir des parachutes : la corniche surplombe une falaise de cent mètres de haut et la seule sortie ressort sur la route, juste après le col. Il faudra d'ailleurs nous attendre à recevoir de la visite par ce passage.
- Vous voulez jeter l'objet du haut de la falaise ?
- Tout à fait.
- Très bien.
Quatre soldats prirent l'objet, une sorte de gros sarcophage qui devait bien peser deux quintaux, et le sortirent de la grotte pendant que les autres préparaient leur embuscade à l’entrée.
Ils étaient à peine revenus quand le bruit des motoneiges se fit entendre. Les policiers coupèrent leurs moteurs et une voix s'éleva, probablement amplifiée pour mieux être entendue :
"Sortez d'ici les mains en l'air ! En vertu de la loi, l'objet anormal qui est dans cette grotte ayant été découvert sur notre territoire, est désormais propriété de l'état suisse !"
S'en tenant au plan, Jordan sortit comme demandé en lançant nonchalamment :
"Il n'y a rien d'anormal là-dedans. Nous sommes de la Fondation SCP, la CMO est passée avant nous et a visiblement détruit l'objet. Vous allez nous arrêter ?"
Entendant ça, l'homme qui semblait le chef du groupe fit un signe du menton et huit de ses hommes s'avancèrent prudemment vers la fissure derrière Jordan. Ils en ressortirent quelques minutes plus tard, accompagnant les hommes de la FIM et ceux de la CMO. Voyant qu'ils n'avaient pas l'objet, leur commandant étouffa un juron et dit :
"Bon, nous n'avons pas le temps de nous encombrer de prisonniers." Puis, se retournant vers ses hommes, il en désigna quatre du doigt : "Vous, restez ici et surveillez-les. La Coalition ne peut plus se permettre de détruire les objets, ils ont sûrement emmené celui-ci. Ils n'ont sans doute que quelques minutes d'avance, on peut encore les rattraper. En avant !"
Les motoneiges repartirent. Dès qu'elles eurent passé le col au dessus d'eux, Jordan s'approcha des policiers restés avec eux et demanda à boire. L'un d'entre eux lui tendit sa gourde, et Jordan en profita pour le ceinturer et lui ôter son arme, qu'il lança derrière lui. Le chef des troupes de la CMO l'attrapa au vol et la pointa vers un deuxième garde. Il déclara doucement : "Personne ne bouge, sinon je tire." Les hommes des forces de l'ordre se concertèrent rapidement du regard, puis posèrent leurs mains sur la tête. Leur entraînement ne leur permettait pas d'affronter les troupes d'interventions surentraînées de la Fondation SCP à trois contre vingt.
Les policiers furent attachés à une stalagmite qui grimpait jusqu'au plafond dans un coin de la grotte, et le groupe partit sans plus attendre en direction de la vallée.
Il leur fallut une heure pour arriver au pied de la falaise. La zone était escarpée et le groupe, désormais deux fois plus nombreux, devait ralentir à chaque fois qu'ils franchissaient un obstacle. Cette randonnée avait cependant été l'occasion de discuter de la situation respective des différentes organisations de l'anormal. Neil, le capitaine du groupe de la Coalition, affirma entre autres que plusieurs bases secrètes de la Fondation avaient déjà été repérées par l'Insurrection du Chaos, qui s'était empressée de vendre l'info à qui en voulait bien.
La récupération de l'objet se passa sans autre incident. Pressées par le temps, les deux équipes décidèrent de collaborer pour ramener l'objet à l'une des bases la plus proches géographiquement de l'emplacement de récupération de l'objet. Celle de la CMO était basée à Belfort, de l'autre côté de la frontière, tandis que celle de la Fondation se trouvait sur les rives du lac de Neuchâtel, bien plus proche mais encore en Suisse.
Après une rapide évaluation des vivres qui leur restaient, l'argument de la distance fut retenu, et l'équipe prit donc la direction du Site-04.
La police ayant dû se rendre compte rapidement de leur supercherie et étant sans doute encore sur leurs traces, ils empruntaient des itinéraires qui évitaient au maximum les routes, et se refusaient à communiquer avec leurs supérieurs de peur d'être géolocalisés, c'est donc avec quatre jours de retard sur son planning que Jordan arriva devant la porte blindée de la base militaire de Neuchâtel, qui servait de couverture au Site de confinement-04 franco-suisse de la Fondation SCP. Ou plutôt l'ex-site 04, au vu de la fumée noire qui s’échappait de la porte éventrée.
Jordan se précipita vers les décombres, accompagné de la plupart de ses hommes. Le Site-04 avait longtemps été leur site d'attache, et tous avaient des amis proches qui travaillaient sur place. Devant la porte, s'étendaient une vingtaine de cadavres : un bon nombre portaient l'uniforme de l'armée suisse, les autres avaient sur leurs uniformes le logo caractéristique des gardes de la Fondation. La peur devenant peu à peu panique, il s'élança dans les entrailles du bâtiment dévasté, parcourant les couloirs à la recherche d'un ami, d'une connaissance, ou de quelqu'un encore vivant. Chaque nouveau couloir apportait son lot d'uniformes sanguinolents. Les salles de test avaient été nettoyées, parfois au lance-flamme, par les forces armées suisses. Quelques objets anormaux avaient été détruits, mais la plupart avait simplement disparu, probablement emmenée par les attaquants.
Curieusement, la salle de contrôle était presque intacte. Les caméras de vidéosurveillance avaient toutes été détruites pendant et après la bataille, mais les enregistrements étaient encore récupérables. Jordan s'empara d'un ordinateur, l'alluma et appuya sur le bouton de lecture. Ce qu'il vit le fit presque tomber de sa chaise de surprise : dès le début de l'attaque quelque chose clochait. Les armes de l'armée suisse étaient bien trop puissantes, les explosions étaient parfois vertes ou bleues… Leurs adversaires avaient utilisé des technologies anormales !
Pire, il reconnaissait l'engin explosif qui avait servi à éventrer la porte blindée : il s'agissait d'un objet qu'il avait eu entre les mains lors d'une de ses premières mission en Turquie, et qui était porté disparu depuis plus de dix ans, depuis l'attaque d'un convoi de transfert d'armements anormaux par…
L'Insurrection du Chaos
Alors c'était vrai. Ils avaient vraiment réussi à trouver les coordonnées des bases européennes de la Fondation, et avaient réussi à obtenir la collaboration des autorités nationales. La situation était vraiment désespérée.
Et ce n'était pas tout : en regardant une seconde fois les enregistrements, Jordan eut une impression étrange, comme si quelque chose avait réécrit le contenu des bandes de vidéosurveillance… Pris d'un doute, il sortit de la salle et se dirigea vers le laboratoire principal du site. Puis retourna à la salle de vidéosurveillance.
Aucun doute : l'état de la salle ne correspondait pas avec le contenu des enregistrements. Les cadavres n'étaient pas assez bien positionnés, le trou dans le mur était décalé de quelques centimètres… On avait falsifié les enregistrements. Qui ? Pourquoi ? Comment ? L'Insurrection n'aurait aucune raison de le faire… D'ailleurs, à bien y regarder, un grand nombre d'objets anormaux stratégiques disparaissaient subtilement entre deux plans, au détour d'un couloir ou lorsque la personne qui les portait se perdait dans la foule… Les objets auraient-ils été volés au cours de la bataille ? Ou évacués ? Par qui ? Comment ?
L'esprit occupé par ces questions, il ne vit pas le capitaine Neil s'approcher derrière lui et ne s'aperçut de sa présence qu'au moment où celui-ci posa sa main sur son épaule.
"J'ai rassemblé vos hommes" lui dit-il d'un ton où l'épuisement de la semaine précédente le disputait à la compassion. "Je pense que nous ferions mieux de partir. Récupérez les enregistrements, nous allons marcher jusqu'à Belfort et ramener tout ce qui est encore utilisable là-bas. La Coalition Mondiale Occulte vous accueillera aussi longtemps qu'il le faudra pour que vous puissiez vous reposer, et vous déposera là où vous le voudrez après cela. Je vous en donne ma parole. Mon équipe s'est chargée de trouver les vivres pour la route."
3 semaines plus tard, dans une voiture de fonction
"Commandant Jordan ?"
- Oui ?
- Je ne comprends pas, pourquoi est-ce que le directeur Mattard nous donne cette mission ? La Coalition Mondiale Occulte a toujours été au mieux une force neutre, au pire des ennemis de la Fondation…
- Je ne comprends pas non plus comment on a pu en arriver là. Mais après la fusillade de l'Arc et la destruction de la base 04, nous ne pouvons plus nous permettre de refuser une offre d'alliance, quand bien même elle viendrait d'anciens ennemis. Les gouvernements craignent déjà plus la CMO que la Fondation SCP. Les services secrets n'aimaient pas l'idée que leurs futures ressources stratégiques soient détruites, et avaient déjà sérieusement limité le budget de la Coalition avant que tout cela éclate. Nous sommes dans le même bateau qu'eux, nous avons un ennemi commun. Et ce sont eux qui ont identifié l'action de la Main du Serpent lors de l'attaque du Site-04, ils les ont déjà contactés. Le monde change Stéphane, le monde change. La Fondation n'a plus le contrôle de l'anormal, il nous faut faire des concessions, et les ennemis d'hier sont les alliés d'aujourd'hui. Espérons que ce soit pour le meilleur, parce que le pire est sur nous, et nous n'y survivrons pas seuls.