Le soleil était assez haut et brillait assez fort pour calmer les inquiétudes des parents quant à la santé de leur progéniture. Mais il faisait tout de même assez frais. Pourtant Mathilde courait, le pull attaché à la taille. Elle voulait se rendre près de la rivière. La veille, elle avait repéré un endroit avec plein de pierres à escalader. C’était dimanche, et le spectre de l’école planait sur cette ultime journée de repos. Il lui fallait en profiter !
Elle aurait pu aller chercher les autres, mais pour l’instant, elle souhaitait profiter des lieux seule. Elle n’avait pas à tout leur montrer.
Arrivée sur place, face à ces cailloux si engageants, elle s’adonna à quelques téméraires acrobaties. Mathilde se sentait bien, sautant de rocher en rocher, glissant sur quelques graviers traîtres, se rattrapant de justesse, mais toujours un sourire aux lèvres. C’était une balade si agréable. À force de s’écarter des sentiers battus, elle finit par arriver en un curieux endroit : une sorte de plage, un fin banc de sable adjoint à la rivière, au beau milieu de la campagne. En s’installant, elle regarda les arbres et ce paysage restreint. C’était si beau et si calme.
Partager la beauté du monde, c’était entre amoureux, d’après ses parents. “Il y en a trop peu pour la donner à tout le monde”. Mathilde n’était pas d’accord, mais savait que ses parents ne juraient que par ça. Ce qui la mettait souvent mal à l’aise.
Elle laissait son regard balayer les environs sans vraiment faire attention, profitant du paysage. Mais quelque chose bougea. Croyant à un lézard, elle ne fit pas un mouvement : peut-être pourrait-elle l’observer du coin de l’œil ? Cependant, après de discrètes observations, elle abandonna cette hypothèse : ça n’était pas un lézard. Il y avait des ombres, des silhouettes, des sortes de fenêtres dans un rocher. Elle retint son souffle, craignant d’être repérée. Aucun son ne semblait en provenir. Pourtant, on aurait dit que tous ces êtres mouvants avaient quelques discussions animées. Les autres devaient voir ça. La beauté du monde pouvait être préservée, gardée pour soi, mais si quelque chose d’étrange se passait, il fallait l’explorer. Ensemble.
Archibald fut le premier à croiser son chemin. Il avait le droit d’aller où bon lui semblait tant que Gilles le suivait. Le grand chien, un golden retriever, aimait bien les enfants, mais son lien avec le petit garçon était particulier, au grand désarroi de son père qui aurait voulu avoir le même.
Mathilde aimait bien Gilles. Elle n’aimait pas son vrai nom mais l’intelligence du chien était indiscutable. Peut-être même qu’il comprenait ce qu’ils disaient. En tout cas, il savait toujours comment réagir.
Héloïse rechigna à venir, principalement parce que ses parents risquaient de refuser. Mais cette fois, ils ne semblèrent pas dérangés à l’idée de laisser leur enfant vagabonder, à la condition qu’elle soit rentrée avant l’heure du goûter. Héloïse caressa doucement Gilles. Ses amis surent qu’elle était préoccupée, mais préférèrent ne pas demander pourquoi. Peut-être qu’ils le regretteraient.
Camille les avait vus arriver et était descendue en courant, déjà prête pour l’aventure. Peut-être même qu’elle les attendait ?
“J’en ai marre d’être à la maison, pensa à voix haute Héloïse.
— Ils te laissent pas sortir ? demanda Archibald.
— Non, c’est pas ça. Pas ça du tout.”
La jeune fille resta silencieuse, le regard détourné de ses camarades.
“J’ai juste peur que ma mère trouve mes carnets.
— Pourquoi elle fouillerait ? C’est pas gentil, répliqua innocemment Archibald.”
Ils gagnèrent l’ombre des feuillages, toujours guidés par Mathilde. Camille frissonna, fermant sa veste et se frictionnant les mains. Elle continua sur le sujet :
“Elle fait pas ça pour te protéger ?
— C’est toujours ce qu’elle dit, mais ça me protège de quoi d’être punie quand j’écris ce que je veux dans mon carnet ?
— On le saura quand on sera grands, philosopha Archibald.
— Ça a l’air triste, d’être grand.”
Gilles marchait près d’Héloïse, comme pour la réconforter. Celle-ci caressait les poils ors et crèmes. Les enfants savaient qu’ils pouvaient compter sur lui s’ils se sentaient tristes, avec son regard attentionné, sa truffe réconfortante et son silence indulgent. Ils avaient du mal à se consoler entre eux : trouver les mots justes était une affaire compliquée. Archibald avait plusieurs fois pleuré à ce sujet, en avait parlé à ses parents, craignant que ses bafouillements et bredouillements ne signifient qu’il se fichait de ses amis, que son cerveau lui disait en fait qu’ils n’avaient aucune importance. “Mon chéri, ce n’est pas qu’ils ne sont pas importants, c’est peut-être juste que tu n’es pas encore assez grand pour porter le malheur des autres sur tes épaules. Ou pour le comprendre assez bien. Si tu ne sais pas comment les consoler, sois-là, et demande-leur si tu peux faire quelque chose”. Archibald aurait voulu suivre ce conseil, mais il préférait laisser Gilles faire. Il n’avait que deux ans, mais pour un chien, il était plus âgé qu’eux tous réunis, donc il savait comment réagir.
Malheureusement, les habitants du rocher ne semblèrent pas vouloir se montrer. Les enfants jouèrent sur le bord de la rivière, jetant régulièrement des regards à la pierre.
“Tu es sûre que tu as vu des silhouettes sur la pierre ? Ça n’aurait pas pu être des ombres ?
— C’était vraiment des gens je te dis, répondit Mathilde, fatiguée au bout de la cinquième question similaire.”
Les autres étaient frustrés : ou ils n’avaient pas de chance, ou elle leur avait menti. Mais dans tous les cas, ils commençaient tous à fermement s’ennuyer. Même en se relayant afin d’observer ce mystérieux rocher, aucun ne tenait plus de quelques minutes.
“Bon, moi je vais devoir y aller, désolée.”
Ils s’y attendaient : Héloïse était toujours en retrait depuis qu’ils avaient trouvé la règle magique. Elle devait rentrer sans Gilgamesh mais ça ne devrait pas poser de problème. Elle avait l’habitude de marcher seule et aimait bien ces moments où les entraves se trouvaient devant et derrière, mais pas avec elle. Elle partit, alors que l’heure du goûter était encore à venir.
Camille se balançait d’avant en arrière, fixant le grand rocher. Elle le surveillait d’un œil paresseux, avec toute l’attention dont elle était capable. Elle sentait parfois un museau se frayer un chemin sous ses cheveux et renifler son cou. Elle aimait bien Gilles. Ses parents n’auraient pas été contre l’idée d’avoir un chien. Mais ils avaient peur de ne jamais retrouver l’idéal du compagnon canin qu’ils appréciaient chez Gilles. Alors elle profitait de ce dernier. Et Archibald n’était pas un maître jaloux : il amenait Gilles parce qu’il faisait partie du groupe. “Si j’étais son seul ami, il s’ennuierait”.
“J’ai parlé de la règle à mes parents, ils ne m’ont pas cru, jaspina Archibald.
— C’est normal, mon papa m’a expliqué que c’était pas possible que ça existe.
— Mais c’est vraiment arrivé !
— Oui, mais on peut plus le montrer, trancha amèrement Mathilde.”
La jeune fille savait qu’on lui faisait confiance. Elle partait souvent courir seule ou jouer sans prévenir, juste en laissant un mot, et sa mère n’avait jamais semblé dérangée par ça. Pourtant, dès qu’elle parlait, Mathilde savait que ce qu’elle disait n’avait que peu de valeur. Sa mère l’écoutait distraitement, oubliait souvent. Mathilde ne lui en voulait pas mais elle se sentait très seule. Avant qu’Archibald n’arrive, elle n’avait jamais vraiment parlé aux autres enfants. Enfin, si, en grande section, mais elle préférait qu’on ne revienne pas dessus. Elle avait dû changer d’école. Sa mère s'était énervée face aux maîtresses. Elle s’en souvenait. Elle aimait bien Archi’, il courait vite et elle lui avait montré sa cachette secrète de la forêt. Lui, il lui avait donné des astuces pour qu’elle arrête de s’érafler les genoux en grimpant aux arbres. Elle avait aussi eu envie d’être l’amie d’Héloïse. Ça la rendait triste quand elle ne lui parlait pas. Peut-être qu’Héloïse ne lui faisait pas confiance. Qu’elle avait peur d’elle. C’était difficile, d’avancer à tâtons sans qu’un adulte ne l’aide. Son père lui manquait, mais il devait bientôt rentrer.
“Bon, il faut qu’on les force à se montrer.
— On pourrait les inonder, proposa Camille.
— Comment ?
— En versant de l’eau sur le caillou.
— Oh ! Et on pourrait taper dessus aussi ! suggéra Mathilde, un sourire au coin.
— Et si ça créait un tremblement de terre chez eux ?
— Ah, oui, c’est pas super.
— On pourrait juste toquer ?”
Les solutions d’Archibald, bien que pleines de bon sens et de simplicité, oubliaient souvent de prendre en compte d’importants éléments du problème.
“Mais s’ils se cachent, ils vont pas se montrer juste comme ça.
— Et puis c’est pas bien de déranger les gens, contesta Camille.”
Cette innocente remarque en appela une autre de la part du jeune garçon :
“Est-ce que ce sont des vrais gens ?
— Comment on peut le savoir ?
— On peut leur poser la question, répondit immédiatement Archibald.”
Ils furent interrompus dans leurs réflexions par Gilles, qui face à ces têtes concentrées venait demander une caresse. Les enfants la lui donnèrent de bon cœur, avant de reprendre leurs recherches :
“Mais s’ils parlent pas français ?
— Euh… tu sais parler anglais ?”
Les quelques mots de vocabulaire enseignés par leur maître leurs paraissaient grandement insuffisants afin de mener une conversation à son terme. Mais Archibald éluda ce problème d’une nouvelle observation pleine de justesse :
“S’ils parlent pas français, pourquoi ils seraient ici ?
— Parce qu’ils se cachent ? proposa Camille, incertaine.
— Ou parce que c’est dur de se déplacer en caillou ?”
La discussion visant à déterminer si les silhouettes du rocher méritaient ou non la considération due aux humains se poursuivit quelques minutes avant que la curiosité érigée en argument scientifique ne vienne mettre fin au débat. Camille déclara que l’eau, ça se nettoyait et que les pierres n’étaient pas alimentées en électricité, donc qu’ils ne risquaient pas de mourir électrocutés. Les deux autres approuvèrent. Mathilde sortit alors sa gourde et commença à verser l’eau sur la pierre tout en tapotant la surface là où elle avait remarqué les sortes de fenêtres. Avec le recul, s’ils avaient fermé les volets, l’eau ne risquait pas de s’infiltrer. Mais il n’y avait pas vraiment d’autre méthode efficace. Peut-être qu’ils pourraient leur donner un biscuit ? Ils pourraient essayer d’autres protocoles expérimentaux, après.
Ce qui eut raison de leur résistance, ce fut la lampe de poche de Mathilde. Offerte par sa grande sœur, elle illuminait comme un soleil dans le noir : impossible pour ces petits êtres de continuer à les ignorer plus longtemps. Des dizaines de petites fenêtres s’ouvrirent et des silhouettes mécontentes commencèrent à lever le poing vers eux. Les enfants lâchèrent des cris de surprise et d’émerveillements : Mathilde avait finalement raison ! Oubliant toute prudence, ils s’approchèrent, ébahis. Archibald, avec son recul habituel, se sentait lui si heureux : il partageait quelque chose de fantastique avec ses amis, de vrais amis qu’il était sûr de voir presque tous les jours. Gilles, quant à lui, s’approcha lentement, la curiosité excitée par tout ce remue-ménage.
Même s’il était clair que les petites créatures étaient énervées, ils ne pouvaient rien entendre. Ils essayèrent de le leur signifier et il fallut bien quelques minutes pour que les tensions s'apaisent et qu’un des habitants de la pierre comprenne.
Ils essayèrent d’écrire des messages sur papier pour leur montrer, mais la réponse parut dans un alphabet inconnu. Alors ils tentèrent les dessins. Les deux mondes poursuivirent la rencontre quelque temps et, non sans mal, les enfants en apprirent un peu plus sur la vie à l’intérieur du rocher. Bien que les choses demeuraient floues, ils avaient établi, comme pour la règle, une fiche récapitulant leurs diverses découvertes.
Caillou avec des ombres
Effet : Hypothèse 1 : caillou avec des gens qui vivent dedans.
Hypothèse 2 : ombres qui vivent dans le caillou.
Pour les contacter : poser la main sur le rocher.
“On va en faire un carnet plein !
— Ouais, si on en a assez, personne pourra dire qu’on invente, s’enthousiasma Mathilde.”
Les silhouettes s’en étaient allées, non sans leur avoir fait comprendre qu’il suffisait de poser la main sur la pierre pour les appeler, Peut-être qu’ils pouvaient différencier les paumes. La nuit commençait à tomber, alors ils prirent la direction du retour mais furent arrêtés par Archibald. Il s’attelait à la copie de la fiche, pour en laisser un exemplaire à Héloïse. Camille trouvait ça idiot. De toute façon, elle n’allait pas y croire. Mais ils attendirent.
“C’était des humains comme nous, tu penses ? demanda Camille.
— Non, les humains vivent pas dans des cailloux.”
La réponse de Mathilde semblait sans appel. Pour autant, Camille ne se laissa pas démonter :
“C’est pas important, ils avaient l’air de parler et de réfléchir.
— Ça suffit pour faire un humain, ça ?
— Bah oui, répondit sans réfléchir Camille.
— Alors le perroquet de ma mamie c’est un humain ?”
Gilles tournait autour d’elles, Archibald étant occupé.
“Il a l’air de réfléchir ?
— Il a l’air bête et les trucs bêtes ont toujours l’air de réfléchir.
— Mais t’as bien vu qu’ils essayaient de communiquer !”
Camille s’empourpra légèrement. Le futile débat tournait en rond, et Mathilde n’allait pas se laisser faire :
“Gilles aussi il communique, pourtant c’est un chien.
— Mais ils avaient leur propre écriture, ils avaient même des habitations.
— C’est vrai, mais ça fait bizarre, ils ont pas l’air d’avoir des enfants, et surtout, je me demande s’ils vont à l’école…”
Le spectre du lundi et de la fin du weekend planait sur elles.
“Bah non, l’école est pas là.
— Ils savent peut-être pas ce que c’est.
— La chance…”
L’interjection impromptue d’Archibald brisa le rythme de la conversation. Un bref silence s’en suivit, avant que Mathilde ne reprenne le fil :
“Ouais, mais s’ils sont tout le temps avec leurs parents, c’est pas super non plus.
— Oh, peut-être qu’ils ont que des parents cools, répliqua Camille, rêveuse.
— Mais ils ont pas de nintendo.
— T’es sûre ?
— Je sais pas, faudra leur demander.”
Archibald les rejoignit, refermant le carnet d’un geste théâtral.
“Même si ce ne sont pas des humains, ça change quoi ?
— Hein ? fit Mathilde.
— S’ils sont pas humains, tu vas casser leur caillou ?
— Non.
— Non ?
— Non.”
Mathilde se sentit obligée de justifier ses propos.
“Je sais pas comment faire.
— Tu vas les manger ou les capturer ?
— Bah non, je vais pas manger des ombres.
— Donc tu veux juste aller les voir et discuter avec des dessins ?
— Euh, oui ?”
Ils pressèrent le pas, ne souhaitant pas rentrer aussi tard que les dernières fois.
Mathilde repensait souvent à son arrivée dans l’école. Elle avait frappé fort trois garçons de sa classe qui l’avaient traitée de “garçon manqué”. Elle ne les avait pas ratés ! Elle était une jolie jeune fille, sa mère le lui disait souvent. Elle avait toujours trouvé les garçons bêtes, alors elle ne voulait pas qu'on la confonde avec eux.
Camille pensait à passer voir le rocher, peut-être faire une DS en pierre et leur donner. Mais elle repensait à ce qu'avaient dit ses parents. Cette fois, elle pourrait leur montrer. Pourtant, elle n’avait pas l’impression que c’était une bonne idée. Pourquoi ? D’ailleurs, pourquoi n’y croyaient-ils pas ? Une impression étrange la saisit.
“Vous savez pourquoi les adultes nous croient pas ?”
Ils n’avaient pas de réponse. Camille s’attendait à ce que l’un d’eux propose d’inviter les parents à un pique-nique près du rocher, mais il n’en fut rien. La gorge nouée, elle comprit que le sentiment qui la tourmentait s’était répandu. Personne n’osait, parce que chacun savait que les grands ne les comprendraient pas. Mais la petite équipe n’arrivait pas à déterminer pourquoi : les adultes n’étaient-ils pas de grands enfants ? Ou plus ? Et s’ils devenaient comme ça aussi, plus tard ? Gilles avait lui aussi l’air soucieux. Ils se séparèrent devant la maison d’Héloïse, après que Mathilde ait déposé la feuille à sa fenêtre.
Dans la ville d’Hen’lyt-vo’n, la rencontre du jour était sur toutes les lèvres. On avait brisé un tabou, on avait communiqué avec ceux-qui-vivent-par-delà-la-paroi. Les anciens étaient partagés entre le mécontentement et la curiosité. Ils avaient vu, comme les autres, les grandes silhouettes sombres aux allures de géants. Mais leurs traits et attitudes étaient semblables à celles des enfants de la cité. Ils espéraient tous, plus ou moins secrètement, les revoir. Had Gritaen, lui, racontait ce qu’il avait vu à ses amis des couches inférieures.
Elle avait rapidement fini de manger mais n'avait pas osé en parler à sa mère. Elle avait peur d’être encore déçue. Elle savait qu’on ne la croirait pas. Mathilde ne comprenait pas pourquoi on ne la croyait pas. Elle ne comprenait pas qu’on puisse balayer ce qu’elle disait. Qu’on puisse penser qu’elle mente. “La réalité ne marche pas comme ça, ma puce” lui avait-on dit. Et elle s’était tue.
Les adultes pensaient-ils vraiment pouvoir dire au monde comment fonctionner ?