Lendemain de soirée

— Toubib était là, aussi.
— Toubib ? Le médecin clandestin ?
— Ouais. J’sais pas pourquoi, mais il était là. Il avait l’air assez occupé.
— Il y avait d’autres personnes que vous n’aviez pas l’habitude de voir ?
— Oui, mais j’les balancerai pas.


Musique pas encore à plein volume mais ils déchargent des enceintes pour régler ça. La Luli, Estelle, m’a montré une salle pour poser mes affaires. Elle m’a aussi donné accès à leur réserve de médicaments. Rien de bien étonnant, ça va me permettre de renforcer mes stocks. Il reste encore quinze minutes avant l’ouverture de cette partie de la boîte. La première est déjà bondée. Tout cet espace va être blindé par ces gosses venus tester la nouvelle substance. Ils ne le savent pas encore, d’ailleurs. Certains sont au courant mais les autres viennent pour draguer, pour le mix, pour la détente. Je peux voir la file d’attente par la fenêtre. Le camion est arrivé. Les Lulis et leurs potes ont tout déchargé discrètement puis rangé ça dans une pièce, près de la sortie du personnel. Le but est sûrement de tout bien préparer. Mais il me faut un échantillon. Pour la suite du plan, j’ai repéré cinq hommes de main ne faisant pas partie de leur famille, et trois Lulis. Celui qui m’intéresse, c’est le patron. Il sera là pendant toute la soirée et il a testé la came quand elle est arrivée. Il ne laisse rien transparaître, aucun effet négatif. Je l’ai approché pour lui demander combien il consommait, il a rigolé. Il m’a dit que la quantité ne lui faisait rien. Il va consommer un max ce soir. Faut que je trouve un bon mélange. Des laxatifs disposés au bon endroit, il ira aux toilettes, près de la sortie. Là, je lui injecterai les tranquillisants, j’appellerai les autres et on aura notre Luli en otage. Ou alors des pilules avec ce qu’il faut d’anesthésiant. Ou un coup de seringue furtive. J’ai déjà toutes les doses nécessaires, faut juste que je lui administre sans qu’il s’en rende compte. C’est sûrement la partie la plus complexe.

— Bon, on va bientôt ouvrir, vous êtes prêts ?
Les autres médics acquiescent. J’ai reconnu quelques collègues mais rien de bien transcendant. J’ai vérifié le cachet qu’ils ont reçu et, heureusement, nos clients savent différencier un bon médecin d’un pharmacien avec une vague formation d’infirmier. Je n’ai pas non plus complètement suivi le chemin adéquat, mais il y a tout un monde entre eux et moi.

Les gens qui pénètrent dans la salle sont… étranges. J’ai pu en observer quelques-uns dans la file mais ça n’avait rien à voir avec maintenant. La musique est très forte, encore assez calme pour l’instant. De la “Happy Hardcore”. J’en ai écouté certaines dans la cabine du DJ, ça promet. Il vont se déchaîner. Les premières doses de la nouvelle Cyg’ commencent à être distribuées. Ils installent même des petits présentoirs, pour que les gens tentent. Selon eux, ça devrait agir au bout de dix secondes pour les plus rapides. On doit faire attention, si quelqu’un tombe on le récupère tout de suite et on le planque dans l’infirmerie. On peut s’occuper de lui, le faire vomir si la prise n’est pas trop récente, mais il ne faut pas traîner puisqu’on doit gérer toute une salle et qu’il ne faut surtout pas qu’on soit débordés. Et je dois capturer un type tout en gérant ça sans éveiller les soupçons. Mes collègues pourraient poser problème. Ils sont attentifs, surtout dans ce milieu. Ça va leur rapporter gros et ils y voient un moyen de se faire bien voir par le patron. Alors peut-être que je devrais me rabattre sur un autre… Peut-être Estelle ? Je la vois, accoudée en hauteur. Elle aime ce qu’il se passe. Je jette un œil en bas pour voir les premiers défoncés. À vue de nez, ils n’ont pas l’air problématique. Leurs mouvements sont incohérents et ils ne semblent plus connectés à ce monde mais ils vont bien. Je devrais m’approcher pour vérifier qu’il n’y a aucune trace physique dangereuse. Mais j’ai la flemme, les autres s’en chargeront à ma place, puisqu’ils sont décidés à bien faire leur travail. J’ai, à ma décharge, le privilège des compétences plus poussées. Je risque de récupérer le bonus de soin sur chaque camé fragile. Je regarde les yeux d’Estelle. Elle n’a absolument aucune idée de ce que je prépare. Personnellement, je n’ai pas trop envie de l’enlever. Trop de gens nous ont vus. Et elle s’est rendue à la clinique. Les liens pourraient être évidents. Après, je peux toujours dire que ce sont les autres qui ont entendu notre discussion et que je n’ai rien à voir avec ça, ou qu’ils m’ont menacé. Si quelqu'un remonte jusqu’à moi, je ne pourrai pas échapper aux coups. Mieux vaut ne pas l’enlever.

Mais le patron s’isole bien. Et l’autre est juste un subalterne pour eux. Il a testé la drogue et était un peu sonné. Il a dû se reposer. Il n’accepterait pas d’en prendre pendant son service et il faut que je puisse faire passer ça pour un défaut de conception si quelqu’un me surprend. Comment faire ?

C’est toujours ce qui occupe mes pensées, même quand je donne les premiers soins aux types dans l’infirmerie. J’ai fait savoir aux autres que pour tout protocole avancé, il faudrait passer par moi, pour plus de sûreté. Nous sommes tous des indépendants, ils auraient pu refuser. Mais ils n’ont aucun intérêt à le faire. Si quelqu’un meurt pendant que je le soigne, c’est ma responsabilité. Si je le sauve, j’ai juste un bonus. C’est pareil pour eux, à la différence qu’ils n’ont pas les connaissances pour assurer la survie de leurs patients. On a un tableau avec les différentes procédures à suivre…

Pour l’instant, ils s’éclatent bien. Je me demande bien ce qu’ils voient, avec leur air complètement hagard. Je vois une fille refuser la pilule qu’on lui tend. Les mecs insistent. Elle va bien finir par la gober. Presque toute la boîte est défoncée maintenant. Certains en sont à leur troisième dose. Ils vont sûrement encore en prendre. Mais ça ne devrait pas poser trop de problèmes. Tant que la première dose n’a pas quitté l’organisme, les effets secondaires ne commencent pas à apparaître. Du moins, pas ceux de la deuxième prise. Et vu que cette merde est un bordel à virer, ça devrait aller tant que c’est dans la même journée. Ils en auront quand même, bien sûr, mais moins. C’est ce qu’ont dit les fournisseurs.

— Et même s’ils en ont, ils seront hors de la boîte depuis assez longtemps pour qu’on fasse disparaître toutes les traces.

La piste de danse, c’est particulier. Les lumières sont presque épileptiques sans l’être. Ils font pas assez de variations. Au cas où il y aurait vraiment un con qui serait venu en pensant que ça allait être unicolore. Tout s’enchaîne, la musique frappe fort les tempes. La salle est agencée pour que personne n’y échappe. Il y a plein d’espaces sur les côtés, des tables où s’installer. Personne passe par là, sauf les mecs déjà torchés qui essaient de se faire bien voir des filles posées là. Façon de parler. Il se feront tous repousser salement, sauf s’ils ont une belle gueule. Quoique, les gens commencent à aussi s’en foutre de ça. Ce n’est pas autour de tables que se jouent la séduction, c’est entre elles. Devant l’estrade où trône fièrement le DJ. Il enchaîne, fait comme s’il était complètement actif avec ses mixs pré-enregistrés. Il balance tout, fait quelques mouvements, se permet de reculer, de mimer un violoniste sur certaines mélodies. Et tout ça dans une fosse. Nous, nous sommes au-dessus. Aucun ne peut monter sans l’aval du patron ou sans nous. Et les projecteurs, bordel. Je sais pas si c’est voulu ou si ces cons ont juste mal paramétré leur installation. Ça envoie, parfois vaguement en rythme avec la musique. Ça pulse. Et les écrans affichent des ondes, toujours plus d’ondes. Des montages psychédéliques, toujours dans des teintes rouges. C’est important, ça fait monter l’excitation ambiante et comme tout le monde est défoncé, ça contrôle les instincts. C’est sauvage, l’atmosphère. Je n’ai jamais aimé aller en boîte pour cette raison. Ils se tournent autour avec aucune subtilité. Tout le monde pue. Pas la luxure, pas la débauche non plus. La bestialité. La sueur, la volonté pure de reproduction, de prédation pour les mecs plus dangereux. La musique qui passe explose dans un énième drop. Il faut que ça bouge, que ça se déchaîne. Comme des séries dans une salle de musculation. Quelques secondes de repos et ça repart pour bouger son bassin. Non, vraiment, je n’aime pas les animaux.

À l’infirmerie, un mec délire. Il est tombé sur la piste de danse après avoir bougé comme un possédé. Ce n’était pas incohérent, il était juste trop mouvant. On aurait pu croire qu’il essayait de se briser la nuque tout seul, sans utiliser les mains. Je l’ai surveillé pendant quinze minutes environ avant qu’il ne s’effondre, c’était impressionnant. Il était et est toujours complètement défoncé. Il parle de rêves, de gens qui se baladent autour sans qu’on ne puisse les voir. Sûrement leur rêve, là. J’ai jamais compris comment ça fonctionnait et je prends un traitement pour ça. Je sais juste que, parfois, il suffit de dormir pour qu’ils sachent tout de nous, pour qu’ils viennent dans nos cauchemars choper des informations. C’est dangereux de rêver. Heureusement, j’ai un petit traitement pour éviter ça. Mais leur saloperie là, ça pourrait niquer mon traitement. À priori, ça leur permet de faciliter l’accès aux rêves de leurs clients. Comment ils font ça ? Le rêve, c’est pas censé être dans notre cerveau ? Il y a des histoires de signaux physiques ? Je me pose trop de questions, surtout après avoir vu la jambe de l’autre. Ils peuvent faire des choses que je ne comprends pas. Sûrement une avance scientifique sur certains aspects. Ou un accès à des technologies expérimentales ? Ça ne m’étonnerait pas, j’ai déjà vu des mecs en costards passer dans leur coin. Pas le costard d’avocat ou de mafieux, le costard légèrement négligé du chercheur, du type qui développe des trucs dans le plus grand secret, encadré par les costumes des gardes du corps capables de renverser des voitures. Avec, parfois, la mallette du mec qui vient investir. Je ne sais pas ce qu’ils font, je sais juste que ça se passe au-dessus de moi. Ils traitent avec les plus gros, ceux qui fournissent les données, pas avec les exécutants. Si je trouve des choses intéressantes, peut-être qu’ils me rendront visite, mais ce sera sûrement moins courtois. Je suis faible, quand j’y pense… Kidnapper un de ces mecs n’est peut-être pas la meilleure idée…

Je rumine encore un moment, en regardant ce type. Il a toujours la peau lisse, son pouls va bien. Mais ses yeux. Il est déjà complètement atteint. Même s’il peut arrêter, il ne va pas le faire. Je ne sais pas ce qu’il voit mais…
— Putain, Toubib, je rêve ou il s’est joui dessus ?
Merde, c’est vrai.
— On est payés pour les soigner, par pour leur faire la toilette. On va le laisser comme ça, surveille juste ses constantes.
L’infirmier hausse les épaules. Ça l’arrange.
— Elle doit être puissante, celle-là.
— T’as jamais testé ?
— Non, pas envie de m’arracher la peau.
Ça me fait sourire. C’est vrai que beaucoup finissent comme ça. Je regarde par la petite lucarne. Ça continue de se déchaîner et on n’aura bientôt plus de lits.
— Je vais voir le patron, histoire de lui demander comment on gère la suite.

— Bah vous les faites sortir. Une fois qu’ils sont stables, vous appelez un videur et il les sortira.
— Ils seront défoncés dehors ?
— C’est l’idée, rien d’étonnant. Donnez-leur un petit booster si vous avez ça, histoire qu’on mette ça sur le dos de l’alcool.
— Très bien.
C’est simple, pas besoin de tergiverser. Mais il est entouré. J’ai pensé à mettre la pilule avec les autres sur le plateau mais il y a trop de personnes et si quelqu’un d’autre que lui la gobe il pourra se douter des effets. Oh et puis merde, ce sont juste des dindasses, les autres. Alors s’ils ont tous envie de chier, ça sera pas compliqué de différencier les chiottes. Je fais mine d’en prendre une dans ma main en renversant les dix autres. Dix pilules et par ici ça s’en envoie comme des smarties. Je vais devoir surveiller ce coin. Heureusement, les toilettes sont pas loin de l’infirmerie. En partant, je jette un œil et je remarque qu’une de ses… amies me regarde. Peut-être de la parano. En tout cas, personne me fera chier pour du laxatif.

Oh et puis merde. Elle n’avait qu’à pas rester seule, aussi.

Bon, j’ai les corps inconscients d’Estelle et du patron. Julius. J’ai récupéré sa carte d’identité. Le plus compliqué, ça a été de les amener tous deux dans les chiottes. J’ai pu distraire pas mal de monde en balançant des pilules hasardeuses avec les vraies et en envoyant les videurs dégager le surplus. Le troisième Luli, je l’ai croisé en revenant. Normalement, il ne se doute de rien et comme les deux autres sont partis en disant qu’ils allaient faire quelque chose, il n’a pas de raison de s’inquiéter. Du moins, pas encore…
— C’est quoi ce bordel ?
Je regarde en bas. Un mec en frappe un autre sur la piste. J’ai mis quoi dans les pilules, déjà ? J’espère que ça va pas trop foutre la merde. Mais va falloir que je me casse.
— Toubib, t’as vu le patron ?
— Non, il est parti faire quelque chose mais je ne l’ai pas revu.
Le troisième. Je vais pas le capturer, lui.
— Merde. Faut qu’on vire toutes les pilules et faut que vous vous cassiez.
— Qu’est-ce qu’il se passe ?
— Qu’est-ce que disent les bulles, fils de pute ?! J’t’entends plus là, hein ?! Tu touches pas à ma bu-bulle…
Le gosse s’effondre, le nez en sang, l’autre frappe toujours. Ça va vraiment être sanglant. Les videurs reviennent à peine et tentent de le maîtriser mais…
— C’est quoi ça ?!
Visiblement un bras en pleine nécrose, mais solide. Pour le coup de pub, c’est raté. Le mec fracasse un des videurs. On dirait presque que son épaule se déboîte à chaque coup pour frapper plus loin. Le Luli regarde, sans dégoût, sans peur, avec une petite déception dans les yeux.
— Ouais, déjà ça. Ça commence à être la merde. Mais ça va être maîtrisé rapidement. Ces effets-là sont rares mais leurs corps peuvent pas les supporter longtemps. Le problème, c’est que les flics ont été prévenus et qu’ils arrivent. Donc tu règles les traitements et tu te casses en vitesse. Préviens les autres.
— Par la sortie du personnel ?
— Ouais. On va faire sortir les autres de l’autre côté pour permettre à l’équipe de nettoyage.
— Compris, et pour mon paiement ?
— Tiens.
Il me tend l’enveloppe, je vérifie le contenu. Plus qu’il n’en faut.
— Merci bien, un plaisir de faire affaire avec vous.
Je le laisse et je fonce aux toilettes. Il y a une petite fenêtre, assez grande pour y faire glisser les deux autres. Bien sûr, faudrait que personne ne regarde, mais j’ai envoyé la localisation aux deux autres. Ils commençaient à s’impatienter, vu le temps que ça met.

C’est vous qui avez appelé les flics ?

Non. Par contre on a vu certains des nôtres traîner par là. On n’est au courant de rien mais fais gaffe.

— Vous l’avez ?
— Ouais, envoie le deuxième.
— Personne dans la rue ?
— Non, grouille.
— Voilà, bordel.
Okay, ça c’est fait. Je sors juste après, puis je fonce dans la voiture et on démarre. En remontant la rue, on entend les sirènes de police. Tout est allé très vite. Il y a eu une première tentative de descente mais les consommateurs ont été plutôt violents. Ils ont ramené plus de monde. Ils ont commencé à boucler les rues alentour. On a eu de la chance, mais tout va bien se passer.

— Comment t’as fait pour les endormir ?
Je leur raconte tout. Comment j’ai réussi à mettre du laxatif très puissant. Trop puissant, d’ailleurs. J’ai utilisé plusieurs molécules, au cas où. Leur organisme est apparemment capable d’en neutraliser certaines, fallait pas que je me loupe.
— Et j’ai fait pareil pour la seringue, en vérifiant que c’était pas incompatible. Le désavantage, c’est qu’ils risquent de ne pas se réveiller de sitôt si leur corps n’en a neutralisé aucune.
— Ils dorment là ?!
— Ouais, mais relax. J’ai un mélange personnel pour éviter qu’ils aillent chercher de l’aide chez Morphée.
— Chez qui ?
— Morphée, enfin dans le rêve…
— Mais c’est qui Morphée ?
Bordel.
— Ils n’ont pas eu le temps d’appeler à l’aide ?
— J’ai d’abord couvert leur bouche. Enfin elle a essayé de gueuler mais j’ai frappé la trachée. Peut-être un peu fort. Elle respire toujours ?
— Ouais, pas de souci pour ça. C’est la bonne adresse ?
Je jette un œil au GPS.
— Oui, on devrait y être tranquille. Vous avez de quoi vous faire livrer une autre voiture ?
— On a tout prévu. T’en fais pas. Quelqu’un est déjà en route pour livrer du matériel un peu avancé. Non, il n’a pas oublié le tien, Toubib.
Je me tais. Ils sont professionnels. Nous ne sommes pas amis, on ne le sera probablement jamais. Mais cette collaboration se passe mieux que prévu.
— On a pris des menottes assez solides et on aura des tables en métal pour ça. Ce sera sûrement pas très confortable pour eux. J’ai aussi demandé à ce qu’on nous ramène des lanières de cuir, pour bien les maintenir, en plus des autres attaches.
— Vous avez peur qu’ils s’échappent ?
— Oui. Ils peuvent t’identifier, Toubib ?
— Estelle, oui. L’autre, non.
— Bon, va falloir la buter alors.
Pas un mot. C’est vrai. Si je les laisse en vie, après tout ce qu’on va faire, ils remonteront jusqu’à nous. Ou au moins jusqu’à moi. Et il risque déjà d’y avoir des pistes. Il ne faut pas que les gens sachent ce que j’ai fait. Il faut qu’il n’y ait que des soupçons, que je puisse gérer la pression, que je ne craigne rien…

— On est arrivés.
Je descends de la voiture. Les corps ne remuent pas, c’est bon signe. Par contre, j’ai repéré des petits spasmes au niveau de la main de Julius. Pas bon. Dans le doute, je leur mets les menottes avant de les transporter jusqu’à l’intérieur. Là, je les attache fermement et je commence à préparer le nécessaire. J’ai les seringues pour les prises de sang, les poches, la glace pour les organes. Et j’ai toujours mes pilules anti-rêves. J’interpelle mes deux comparses.
— Vous voyez ces pilules ?
— Ouais ?
— Ils doivent toujours en avoir une dans l’organisme. Si un des deux a l’air de s’endormir, vous lui donnez ça immédiatement.
— C’est pour quoi ?
— Les rêves. S’ils peuvent rêver, ils pourraient appeler leurs potes.
— Te bile pas, me dit Carlos en souriant, ici on est trop loin pour que ça marche.
— Comment ça ?
— Je sais pas comment te l’expliquer, mais faut croire que c’est la ville qui leur permet de faire ces trucs dans le sommeil. Ici, on ne risque rien.
— Je pensais que t’avais choisi la planque pour ça, moi.
J’étais pas au courant. Ça va faciliter les choses.

Nos otages ne sont pas encore réveillés. Clément les surveille. On a pu les mettre dans deux salles différentes suffisamment éloignées pour qu’on puisse les interroger sans qu’ils n’entendent l’autre. Je leur ai demandé lequel ils préféraient cuisiner en premier, qu’on puisse s’en charger en même temps. Mais ils m’ont arrêté net : je participe à la séance de questions. Histoire qu'ils ne l'abîment pas trop et que je puisse faire mes prélèvements pendant. Ce serait effectivement plus pratique. J’ai pas mal de doses de leur drogue, aussi. Ça pourrait être pratique pour avoir des échantillons organiques affectés et voir ce qui diffère. On est loin de toute forme de ville mais je vois des fermes au loin. On n’a pas roulé si longtemps, en plus. En fait, je ne pense pas qu’ils auraient l’idée de chercher dans le coin. C’est vieux et désaffecté. On a déjà utilisé cet endroit pour permettre à des personnes en danger de quitter la ville tranquillement. De se reposer, puis de plier bagage. L’endroit est grand, pas en hauteur mais en superficie. Il est étendu, massif. Pas imposant, massif. Comme un gros bloc posé là. Les murs sont bien solides. Du béton gris et lavé par le temps. Les portes sont rouillées, les battants métalliques ferment mal, les fenêtres n’ont plus de vitres depuis longtemps. À l’intérieur, de nombreuses petites salles, beaucoup n’ont même pas d’accès vers l’extérieur. Comme des cellules. Je n’ai jamais vraiment su à quoi servait ce bâtiment. Je ne me suis jamais posé la question non plus, ce n’est pas important.

— Ils commencent à remuer, j’ai mis un bâillon à la connasse. Maintenant, on va s’occuper de l’autre.
— J’ai une seringue d’adrénaline, si vous voulez accélérer les choses.
— On va faire ça.
Il est 6 h du matin, je n’ai aucune idée de ce qui a pu se passer là-bas. J’ai coupé mon téléphone après avoir précisé que je serai indisponible. Je n’ai pas hâte d’y retourner…

— BORDEL !
Le bruit du coup de poing dans sa tête coupe court au reste. Il a les pupilles tellement dilatées et il nous regarde, tour à tour. Il me reconnaît.
— T…
Un autre coup dans les dents. Il se tait.
— Bon, on a quelques questions à te poser. Toubib, vous pouvez sortir ?
— Vous m’avez fait rester pour que je participe, à la base.
— Ouais mais changement de plan. Tu veux qu’on fasse les prélèvements à ta place ?
Je réfléchis quelques instants. S’ils les font mal, ça ne permettra pas de faire avancer les choses. Mais bon…
— Si vous voulez. Je vous laisse une fiche avec les protocoles de test. Je vais aller m’occuper de l’autre. Par contre, laissez-le en vie. Faudra sûrement que je refasse quelques tests.
Je laisse les enfants s’amuser. Ça m’étonnerait que ce type ait les réponses aux questions intéressantes, mais ça sera toujours ça de pris. En plus, si un contre pouvoir émerge et tient contre les Lulisatus, ça sera bon pour moi. Leur monopole actuel me dérange.

— Salut Estelle, baisse pas les yeux, je suis en train de te retirer un truc… C’est bon.
— Mais… tu fous quoi espèce de malade ?
Elle voudrait crier mais il reste du tranquillisant dans ses veines, malgré tout le sang que j’ai retiré. J’ai déjà pu faire la majeure partie de mes essais. J’ai tous les échantillons nécessaires. Là, je retire juste un rein et un foie. J’ai vu des anomalies physiques, en elle. Elles sont légères. Je ne sais même pas réellement ce qu’elles font. Pourquoi son corps est comme ça non plus. Les protubérances des os à certains endroits me laissent aussi perplexe.
— Dis-moi, c’est normal, ça ?
Je lui tends un os. Je l’ai extrait de sa jambe. Cette dernière gît sur une table un peu plus loin.
— Mais… mais pourquoi ?
— J’ai juste une question, est-ce que ces petits pics sont normaux ? je veux dire, c’est quand même pas commun d’avoir les os aussi tordus et cabossés sans que ça ne te fasse chier au quotidien. Donc, c’est normal ?
Elle ne répond pas. Elle n’a pas les idées claires et elle le sait. Mais elle est assez lucide pour savoir que ce n’est pas un rêve, que je ne rigole absolument pas et qu’il se passe quelque chose de grave. Elle se décide à répondre quand je prends une autre seringue.
— Ça dépasse tout ce que tu connais, docteur. Mais ça sert à rien de me disséquer. Tu ne trouveras pas les réponses à tes questions.
— Pas toutes, mais quelques-unes, oui. Notamment pour votre immunité par rapport à votre drogue là. La Cyg’. C’est lié au foie ou aux reins, non ?
Elle sourit. Elle doit avoir accepté ce qu’il se passe et se dit qu’elle peut toujours prendre l’ascendant partiellement sur moi. Histoire de me faire me sentir faible, de me forcer à commettre une erreur, à jouer de mon ego sur elle. Elle veut ça. Je ne sais pas pourquoi, sûrement un de ces délires. En même temps, je pense que personne ne peut garder un esprit complètement clair et sain tout en ayant le ventre ouvert. Je regarde ses entrailles tout en rangeant les organes. Tout est au frais. Les deux autres n’ont toujours pas fini, apparemment.
— On a aussi pris ton… patron, pote ? Julius.
— Et ?
— Rien de spécial. Sinon, maintenant qu’il te manque les organes censés nettoyer ton sang, tu penses que tu résistes toujours aux effets secondaires ?
— Tu veux essayer ?
Elle a tenté de bouger sa main et, en constatant les chaînes, elle se caresse doucement la cuisse. Franchement, ça me dégoûte. La voir avec le visage tout blanc, exsangue, fatiguée, à peine lucide, les entrailles semblant demander à ce qu’on l’achève. Tout ça, ça me dégoûte. Je ne suis pas un tortionnaire, merde. Je veux juste tester un traitement. Alors pourquoi j’ai synthétisé cette substance de merde ? Je vais juste étudier ses organes et voir comment ils fonctionnent. Elle, elle commence à chanter. La langue est étrange. Je l’ai déjà entendue, les quelques fois où j’ai bossé avec ses pairs. D’ailleurs, elle ne chante pas, on dirait qu’elle récite des mots. Mais… quelque chose vient de bouger. Dans son bide. Bordel qu’est-ce qu’il y a ? Elle me regarde toujours, un grand sourire traverse son visage. Merde. Merde. Merde ! Un truc commence à sortir de ses entrailles. C’est quoi putain ? On dirait un ver, un gros ver blanc. Merde, pourquoi elle à ça en elle ? Je m’approche pas, je saisis un scalpel. Faut que je sectionne cette saloperie. Sans qu’elle me touche. Je sais pas ce que ça peut faire. Il sort petit à petit et elle continue de réciter. On dirait qu’elle le contrôle. Bordel. Je dois la buter. Elle m’a pas donné d’infos, j’ai tout ce qu’il me fallait, maintenant je trace et…

Le ver a sauté puis gonflé. Il se rapproche, il rampe vers moi. Il va… je sais pas ce que ça va faire. Je sais pas quoi faire. Merde.

Ça a explosé. J’ai rien senti en particulier. J’ai vu les particules et j’ai pris le chiffon mouillé pour me couvrir le nez et la bouche. Le ver agonise sur le sol. Je l’écrase avec mes outils puis je fonce jusqu’à la table.
— Ça te protégera pas, Toubib.
— Ouais, ta gueule.
Je sais pas ce qu’elle veut dire, je m’en fous. Je lui tranche la gorge.

— Merde, Toubib, c’était quoi ça ?
— Vous avez buté l’autre ?
— Non, il est en vie et toujours assez bien portant. Tu veux lui faire des prélèvements ?
— Pas question. Putain, regardez ça.
Je leur montre la carcasse écrasée de l’abomination qui a émergé des tripes de cette connasse.
— Eurk, c’est quoi ?
— Aucune idée, mais elle avait ça dans son bide. Et elle utilisait leur putain de langue pour le contrôler.
— T’en es sûr ? Tu délires pas un peu ?
J’ai la tête qui tourne. Peut-être. Mais ça a commencé après, après que le machin ait explosé. Ou peut-être que ça me fout en l’air mes souvenirs.
— Je pense pas que je délire mais c’est possible. Ce truc a explosé. Enfin… éclaté. Comme un ballon. Puis il a relâché des trucs. C’était après. L’autre, il dort ?
— Ouais, bien joué pour le mélange.
— Faut qu’on l’achève et qu’on crame son corps. Vite. Et si vous voyez quelque chose bouger, tranchez à vue.
— Okay. Bon sang, j’pensais pas que t’allais la tuer. On avait des questions à lui poser.
— J’ai pas trop réfléchi, d’accord ? Bordel, elle avait ce truc qui lui sortait du bide et elle avait l’air de le contrôler, j’allais pas la laisser s’en sortir, merde !
— Pas de souci, Toubib. Je comprends bien. Mais faut qu’on s’arrache maintenant. On ne s’occupe pas des corps. Une équipe de nettoyeurs devrait venir faire ça à notre place;
— Faut quand même cramer l’autre.
— Oui, on va le faire. Mais on ne les bouge pas d’ici. OK ? Tu arrêtes de stresser.
— C’était peut-être pas une bonne idée de le prendre avec nous.
Je me retourne vers Carlos.
— T’insinues que je pose problème ?
— Oui. Tu n’es pas habitué à ça. Tu as été trop… sanguin.
Je ne dis plus un mot. Ils ont raison. Ouais.
— On va partir ?
— Yep, Toubib. On va cramer le corps, comme tu le demandes, puis on t’attend dans la voiture.
Ils s’éclipsent.

Je ne sais pas ce qui m’a pris. Je me revois prendre les lames, examiner la dépouille du ver, retirer les petites dents, les poser dans le sachet. Puis je me revois couper la chair du cadavre d’Estelle. Couper les côtes. Puis les veines, les artères. Et sortir le cœur. Je l’ai mis dans la glacière, avec les autres organes. Enfin, j’ai…

— Et tu t’es senti obligé de lui faire ça ?
— Ouais.
Silence dans la voiture. Ils sont dégoûtés. Peut-être que je me dégoûte un peu moi-même. Mais c’était… agréable. En fait, je m’en fous.
— Bon, on te dépose où ?
— Chez moi, je vous passe l’adresse.
Le reste du trajet se fait sans un mot. Ils m’ont dit que Julius leur avait dit ce qu’ils voulaient savoir. Maintenant, ils vont rentrer, tranquillement, préparer la suite. Mais je m’en tape. J’ai pas mal d’organes à examiner quand je serai à la maison. J’ai mes éprouvettes, et je peux pas faire ça à la clinique. Une greffe de cœur ? Je peux essayer de cloner les organes ? Non, les déformations ne sont pas de naissance. Faudra vérifier ça.


Nous avons retrouvé le corps d’Estelle Lulisatus. Morte depuis une semaine, selon le médecin légiste. Le visage mutilé et plusieurs sévices physiques ayant été effectués après le décès. Des instruments chirurgicaux ont vraisemblablement été utilisés. Selon sa famille, elle se serait trouvée au club le “Noxygen” avant que nous intervenions. Selon plusieurs témoins, elle y était en compagnie d’autres individus surveillés ou recherchés, dont “Toubib”. Avec le propriétaire du “Noxygen”, toujours porté disparu, cela élève à cinq le nombre de personnes aperçues avec cet individu peu avant leur disparition. Toute information à ce sujet est prioritaire. En cas de confrontation avec le suspect, il est nécessaire de l’appréhender afin de mener de plus amples interrogatoires.


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