Alors ils pénétrèrent dans une petite salle toute ronde, et si élevée qu'elle ressemblait à l'intérieur d'une colonne. Il y avait au milieu une grosse pierre noire à demi sphérique, comme un tambourin ; des flammes brûlaient dessus ; un cône d'ébène se dressait par-derrière, portant une tête et deux bras.
Mais au-delà on aurait dit un nuage où étincelaient des étoiles ; des figures apparaissaient dans les profondeurs de ses plis : Eschmoûn avec les Kabires, quelques-uns des monstres déjà vus, les bêtes sacrées des Babyloniens, puis d'autres qu'ils ne connaissaient pas. Cela passait comme un manteau sous le visage de l'idole, et remontant étalé sur le mur, s'accrochait par les angles, tout à la fois bleuâtre comme la nuit, jaune comme l'aurore, pourpre comme le soleil, nombreux, diaphane, étincelant, léger. C'était là le manteau de la Déesse, le zaïmph saint que l'on ne pouvait voir.
-Salammbô, Gustave Flaubert, 1862.
10 ans plus tôt, -251 avant J.C. :
Le Conseil des Anciens se réunissait ce soir-là comme à son habitude, dans un des nombreux lieux sacrés qui jalonnaient la voie menant au palais. Il régnait cependant dans l'assemblée des cent hommes les plus respectés de la cité une sorte de frénésie indéfinissable qui flottait dans le temple de Moloch. Les derniers prêtres venaient de se retirer et le haut-prêtre Yafoosar en personne avait initié la cérémonie en refermant à clé derrière soi la porte du sanctuaire. Les hommes se réunissaient et discutaient en petits comités : là, de riches marchands débattaient sur les nouvelles taxes en vigueur, là, des nobles comparaient leurs manoirs secondaires, ici, un quarteron de généraux en retraite se remémoraient leurs victoires passées.
Le patio dans lequel ils se trouvaient constituait la pièce principale du temple et s'ouvrait sur le ciel étoilé de ce premier jour d'été. Le soleil n'avait pas fini de se coucher, mais on pouvait déjà observer quelques timides étoiles qui seraient bientôt rejointes par les autres, les yeux d'Armit, les cheveux de Zrodar, et bien plus que l'on ne pourrait apercevoir. On avait installé tout le long des murs du patio des hautes chaises en bois d'ébène traditionnelles, incrustées de symboles religieux afin de garantir la sacralité de la cérémonie. Les fins voiles tendus aux murs flottaient tranquillement. Tout au fond trônait une statue de Moloch nu, posant sur le cadavre de son père, surveillant les Anciens de son regard de mort.
Ces derniers finissaient de s'asseoir lorsque le chef désigné pour cette cérémonie, le noble Hamine, prit la parole le premier. Le silence se fit rapidement :
"Mes frères. Vous connaissez comme moi la raison de la tenue de cette assemblée. Cette fois, nous ne discuterons pas des finances ou du ravitaillement de Carthage, ou des conquêtes militaires de nos soldats. Ce soir, et c'est pour cela que j'ai décidé d'organiser notre réunion dans ce temple, notre discussion sera plus… confidentielle."
En vérité, personne ne connaissait la raison de leur venue. Le programme officiel des réunions n'existait pas réellement, et le Conseil ne se réunissait qu'en cas de crise importante ou de changements majeurs dans l'organisation de la cité. Aussi, après ces derniers mots, un bruissement parcourut la salle, qui retomba rapidement pour laisser continuer le noble :
"Il faut d'abord vous prévenir que, plus que jamais, vous ne devez parler à personne ou retranscrire le contenu de notre discussion. Bien. Voilà trois jours, j'ai rencontré en secret un homme que m'avait amené nos services de renseignement. C'était un ermite venant d'un hameau situé au plus loin de nos possessions, très profondément dans le désert. Il est venu de lui-même voir nos agents pour signaler l'existence d'une caverne près de l'endroit où il vivait."
Le bruissement revint. Un jeune homme cria "Qu'est-ce que les délires d'un vieillard peuvent nous inquiéter ?", un autre chuchota à son voisin "C'est vrai que les vieux c'est mystérieux…". Hamine intima à ses compagnons de se taire avant de reprendre :
"Moi aussi j'étais plutôt sceptique, d'autant plus qu'il avait refusé à nos hommes d'expliquer ce qu'il avait vu. Ils ont cependant décidé de me l'amener car il portait d'étranges marques de griffures et de brûlures qui leur semblaient anormales. J'ai bien fait, car il a été rapidement très intéressant. Il affirme que dans cette caverne se trouve un étrange bloc fait de roche noire, protégé par des… créatures. Selon ses dires, leurs traits humains sont tellement déformés qu'il est difficile de les imaginer comme tels. Dans le même temps, vous connaissez les rumeurs qui parlent d'un artefact divin dans les tribus du sud."
Le noble s'arrêta. Pour la première fois depuis le début de son discours, des gouttes de sueur commençaient à perler sur son front. Il déglutit, et reprit d'une voix mal assurée, que tout le monde remarqua :
"Aussi, j'ai décidé en tant que chef de cette cérémonie, de prendre une mesure spéciale. J'ai mandé la création d'une escouade spéciale de deux cents hommes, dirigée par un homme que de bien plus hautes instances m'ont recommandées. Il est ici."
À ces mots, les murmures de l'assemblée se transformèrent en cris et en injures. De nombreux hommes se levèrent en demandant des comptes à Hamine pour cet outrage scandaleux à la tradition, quand l'homme entra dans le patio. En un instant, tout bruit cessa.
Les pieds mats, comme le reste de son corps, dans des cothurnes dorées. De larges jambes, quelques poils noirs. Une tunique coupée blanche ouverte descendant jusqu'au genoux, dévoilant un torse musclé. De grandes et larges mains, légèrement abîmées aux phalanges. Des bras aux muscles finement dessinés, sculptés dans la roche. De larges épaules. Une tête ovale. Un menton aplati. Une fine bouche, des dents blanches. Un nez imposant, séparant deux yeux au regard perçant comme les serres de l'aigle, la pupille noire. Les cheveux noirs très courts, presque rasés.
Mais ce n'était rien de tout cela qui avait imposé ce silence sur toutes les bouches du patio. C'était une aura formidable, presque tangible, qui se dégageait de son être, comme une sorte de vague qui dévoilait à la fois sa force, son expérience provenant de ses nombreuses vies, et par-dessus tout sa ruse incroyable. Tous ces éléments formaient plus qu'un homme, c'était une entité, fascinante et terrifiante, répugnante et délicieuse, inspirant le dégoût et le désir, la Mort et la Vie réunies dans un seul être, comme un des nombreux défis qu'elles imposaient à la raison. C'était pour cela que chacun des hommes présents dans ce patio éclairé par la Lune s'étaient tus. Car chacun luttait : soit pour ne pas l'égorger avec leur dague, soit pour ne pas lui sauter dessus et le déshabiller.
Un sourire imperceptible se dessina sur le visage d'Hamine, et il dit à l'assistance :
"Moi aussi, il m'a fait cet effet lorsque je l'ai rencontré."
Les dunes de sable s'étendaient à perte de vue depuis plusieurs heures désormais devant les yeux d'Hamilcar. La dernière trace d'habitation humaine les avait quittés au petit matin et depuis, les hommes de la troupe marchaient de plus en plus pesamment à travers le désert.
Le chef désigné de l'escouade, après la réunion des Anciens, avait commencé à réunir les soldats dont il aurait besoin pour accomplir sa tâche. Il était arrivé à un total de 197 hommes ; d'abord quelques capitaines de la garde de la cité, puis de nombreux mercenaires, des cavaliers numides, avec leurs peaux noires et leurs javelots, des Siciliens et des Espagnols bannis de leur patrie, des Gaulois et des Celtes venus des lointaines contrées du Nord. Enfin, pour compléter sa formation, il avait démarché deux généraux des cités-états alliées d'Utique et d'Hippo-Zaryte.
Cela faisait maintenant trois semaines qu'ils se dirigeaient vers le sud, aux confins des sphères d'influence de Carthage, là où même les tribus du sud n'osaient s'aventurer, une immense, peut-être infinie mer de sable qui s'imposait à eux. Ils étaient pratiquement arrivés à la caverne que leur avait décrite l'ermite, mais personne ne savait encore ce qui pouvait s'y trouver, si tant est que tout cela ne soit pas seulement le délire d'un vieux fou. Hamilcar était comme toujours confiant, principalement car il savait que les vétérans qu'il avait choisis sauraient se défendre, quel que soit le danger qui les attendait.
Ils finirent par arriver sur le site en fin d'après-midi, alors que la chaleur commençait seulement à lentement redescendre. Hamilcar ordonna l'établissement du camp à cinq cents mètres de la caverne et partit en attendant en reconnaissance avec une dizaine de soldats. Arrivé à cinquante mètres de la grotte, il put l'observer plus attentivement. Elle était taillée dans un matériau que le général n'avait jamais vu auparavant, d'un noir extrêmement profond et reflétant très fortement les éclats du soleil brûlant. Le sol semblait être fait de gravier, et on apercevait dans le fond de la cavité une faible lumière flottant apparemment dans le vide. Loin d'être décontenancé, Hamilcar observait plutôt les dimensions de l'entrée : pas plus de dix hommes ne pourraient entrer de front à l'intérieur, et les cavaliers numides seraient obligés de tirer depuis l'extérieur malgré la faible visibilité. Alors qu'ils se préparaient à repartir vers le camp, l'équipe entendit un cri, ou plutôt un râle guttural, de ceux qui font frémir et glacent le sang.
Les hommes se figèrent, et ce fut Hamilcar qui se ressaisit le premier. Il partit récupérer une torche au campement, revint et la lança dans la grotte.
Ils n'aperçurent ce qui s'y trouvait qu'une fraction d'instant, et pourtant cela leur suffit pour comprendre que l'ermite n'avait pas menti.
Les créatures qui vivaient dans cette caverne ne semblaient être qu'un vague amas de chair sur pattes, un tas spongieux de tissus et de fibres nerveuses n'ayant jamais vu la lumière du jour. Les soldats avaient pu distinguer un semblant de visage sur leurs têtes tandis qu'elles fuyaient la lumière sur leurs quatre pattes, tellement décrépites et désagrégées qu'elles ressemblaient à des cadavres en décomposition. Leurs râles s'intensifièrent alors que les soldats accusaient le choc de cette découverte et qu'Hamilcar commençait à réfléchir à ce que cela pouvait bien être, et surtout comment il les tuerait.
Les hommes rentrèrent au camp alors que le soleil commençait à se coucher, ne révélant plus que la moitié de son corps incendié dans le ciel. Pendant leur expédition, les autres soldats avaient rapidement construit un camp en creusant des tranchées et en installant les tentes. Hamilcar s'engouffra dans la sienne avec ses deux lieutenants, un capitaine de Carthage avec vingt ans de service dans l'armée de la cité, et un colosse Numide qui commandait les cavaliers mais qui combattait avec une énorme masse qu'il fracassait affreusement sur ses ennemis. Hamilcar leur fit rapidement un résumé de la situation, et malgré l'ébahissement des deux hommes, ils commencèrent à travailler sur un plan d'attaque.
Quelques minutes plus tard, alors que le capitaine pointait une faille dans la proposition du Numide, une clameur s'éleva de l'extérieur de la tente. Hamilcar sortit d'un pas pressé et embrassa des yeux le chaos qui s'étendait devant lui. Le soleil s'était couché. Les créatures étaient sorties.
Hamilcar avait du mal à savoir comment se sortir de cette situation. Cela faisait bientôt une demi-heure qu'il essayait de recréer un semblant de commandement stratégique au sein de sa formation, tout en esquivant les créatures ou en leur tranchant la gorge. Ces dernières et les soldats s'étaient brisés les uns sur les autres, comme deux vagues concurrentes qui ne se seraient pas arrêtées depuis de combattre, les bêtes sautant à la gorge des mercenaires tandis que ces derniers frappaient et tranchaient la chair pâle, gardant du mieux qu'ils pouvaient les entrées du camp. Le général avait réussi à rejoindre le Numide et cherchait le capitaine tout en donnant des ordres à ses hommes.
Il finit par le rattraper alors qu'il achevait deux créatures en leur enfonçant son épée dans le crâne. Il était totalement recouvert du sang des créatures, d'un rose très pâle et beaucoup plus liquide que celui des humains. Désormais, Hamilcar pouvait observer de plus près les monstres : ils possédaient des excroissances sur la poitrine et le dos, n'avaient pas d'yeux, semblaient se diriger avec leur ouïe et leur odorat.
Le capitaine encore essoufflé apostropha Hamilcar :
"Nos hommes arrivent facilement à les tuer, mais ces excroissances leur servent à se reproduire d'une manière que je n'avais jamais observée auparavant. Ils-Ils arrivent à se dédoubler en moins de quelques secondes ! Nos soldats vont finir par se fatiguer !"
En effet, les pertes du côté de l'escouade commençaient à s'accumuler, d'abord du côté des cavaliers numides qui mourraient écrasés par leurs chevaux dont les créatures tailladaient les jambes, puis du côté des soldats à pied qui finissaient submergés par la masse. Hamilcar s'adressa à ses deux lieutenants :
"Ils se reproduisent rapidement, mais peut-être pouvons-nous les tuer encore plus vite ! Récupérez les vasques d'huile inflammable, et mettez le feu à ces démons !"
Alors que les deux hommes se repliaient vers l'intérieur du camp avec quelques soldats pour exécuter les ordres du général, ce dernier s'employa à reformer les lignes de combat. Peu à peu, grâce à sa voix portante et sa si singulière aura, il parvint à réorganiser la colonne et la ligne de bataille, permettant à ses mercenaires de pouvoir se soutenir en cas d'assaut violent. Peu à peu, ils reprirent pied et sous les invectives d'Hamilcar, réussirent à retenir les créatures jusqu'au retour des deux lieutenants.
Et le plan d'Hamilcar fonctionna. Les jarres d'huile portées au premier rang des soldats furent renversées sur les monstres et le sol, puis il ne suffit plus que d'une étincelle pour enflammer ce tas de chair immonde. Une fois le gros des ennemis réduit en cendres, les soldats commencèrent à achever les survivants et à les brûler avec leurs torches.
Pendant ce temps, après avoir vérifié qu'il ne restait plus aucune créature dans la caverne, Hamilcar et ses deux lieutenants y entrèrent. La faible lumière tremblait toujours à l'intérieur, flottant effectivement à un mètre cinquante au-dessus du sol, sans aucun support visible.
Restant en arrière, le Numide et le capitaine laissèrent Hamilcar s'en approcher. Ce dernier, lorsqu'il toucha la flamme blanche suspendue, sentit une étrange présence dans son corps, près de son cœur. Il vit disparaître la lumière et s'ouvrir devant lui le grand cube noir qui trônait au centre de la grotte. L'intérieur de celui-ci semblait être une petite pièce de deux mètres sur deux, dont les murs étaient entièrement recouverts de fresques et de symboles. Hamilcar fit signe à ses lieutenants de ne pas bouger et entra dans le cube. La porte se referma derrière lui.
Ce qu'il vit et entendit le transforma à jamais.
En sortant, il portait deux choses dans ses mains. La première était un bébé de quelques mois, l'enfant de Tanit, celui qui deviendrait Hannibal Barca. La seconde était un voile presque transparent. Plus exactement un zaïmph, comme l'avait nommé la déesse.