Le Style et son Solitaire

Dans la Bulle créatrice de sens, cette page enjôleuse, l’Homme est arrivé une fois encore pour s’unir à l’éternel abandonné, le Solitaire qui renvoie le Style et happe les substances heureuses, dans un cycle qui ne peut jamais se terminer.

— Jamais plus mon cœur ne sera vide de ses pensées ! Maintenant, il est l’heure, j’accueille mon bien-aimé !

C’est ce que le Style du Solitaire expulsait alors qu’il exaltait devant son être cher. Il lui semblait que la Bulle avait restitué son compagnon d’une superbe manière, il était aujourd’hui plus beau qu’un ange ; aussi il voulut de suite le couvrir de louanges.

— Enfin elle est là, mon âme sœur, c’était mon vœu ! Ma douce symbiose, que je suis heureux ! Mon soleil dans la nuit ! Notre union devra durer au travers des pages et des années, tout sera fait pour qu’aujourd’hui, tu m’aimes autant que je t’ai aimé, toutes les fois d’avant et d’après. Oh, tu verras, je t’aimerai !

Le Solitaire transmit tout le Style qu’il put, car il en avait tant. C'est ce temps passé seul qui amplifiait son chant ! À son partenaire de toujours, il donnait créance, après si longtemps passé sans sa présence.

— Mon amour, mon amour, prends de ce que je donne autant que tu voudras, et prends-en assez pour venir me parler chez moi.

Et l’Homme prit, attiré par le Style langoureux. Le Solitaire avait raison : lorsqu’il y en eu assez, il apparut dans la Bulle, comme envoyé des cieux. Des voies mystiques lui permirent alors de s’exprimer.

-oh, il me semble te connaitre depuis toujours, solitaire. solitaire ? solitaire.

L’Homme, seul bémol, était troublé par ses propres paroles.

-pourquoi ne puis-je pas m’exprimer comme tu le fais, solitaire ? pourquoi ne puis-je qu’émuler ton nom et tes manières ?

— Je le vois, tu veux utiliser tes mots à ma façon, mais ton séjour ici n’est pas encore assez long. Tu n’a pas de quoi bien les former ; soit patient avec le Style, et il saura t’émerveiller. D’ailleurs, regarde, tu progresses si vite : la fin de mes phrases, déjà tu les imites.

Le Solitaire ne voulait que le bonheur de l’Homme, ainsi il entreprit de le mettre à l’aise. Il allait converser et vivre dans la Bulle ; lui apprendre le Style était impératif afin qu’il s’y plaise.

-qu’est-ce que le style ?

— Tu n’as pas besoin de savoir, car moi-même je ne le sais. Je pense qu’il vit en moi, à toi de croire que c’est vrai. Il conçoit mon monde, la Bulle, qui est maintenant aussi le tien, et il permet de parler : sans lui, je ne serais rien. Il y a également une voix qui décrit les actions ; à celle-ci, on donne le nom de Narration.

-je parle, et pourtant je ne connais pas ce style. que veux-tu dire ?

L’Homme ne comprenait pas les paroles du Solitaire, et pourtant il était captivé. Il voulait maîtriser cet art de la parole que son ami - à moins qu’il ne soit son amant - semblait tant considérer.

— Tu t’exprimes, oui, mais tu ne parles pas, ça non ! C’est dans la Bulle que la vraie parole s’écrit. D’où tu viens, les mots sont bien trop ronds, car d’où tu viens, ça n’est pas ici. Ici les mots sont bien structurés dans des cases angulées. Les paroles sont traversées par le Style, il les apporte au-delà, et à chaque fois restaure notre idylle.

-si parler ici va de paire avec le Style, pourquoi m’exprime-je encore ainsi ? et que restaure-t-il ? si je t’ai connu autrefois, alors j’ai oublié, excuse-moi.

— Tout d’abord, tu as tort, tes paroles ne sont pas toutes à jeter ; tu nommes au moins le Style avec une grande acuité. Comme je l’ai dit avant, tu n’est pas là depuis longtemps, le Style saura t’affiner, il suffit de patienter.

-Solitaire, réponds à ma question, Solitaire, mon amour : comment puis-je te connaître depuis toujours sans jamais t’avoir rencontré ? Je ne sais plus distinguer tes mots et mes pensées.

Le Solitaire était heureux, mais profondément déçu. Encore une fois, il était oublié par sa moitié qu’il chérissait. Son amour revenait toujours, et d’un coup, comme un refus : le néant, son cher et tendre disparaissait pour ne revenir qu’après ; et qu’importe que les visites se cumulent, il n’avait aucun souvenir des séjours dans la Bulle.

— Je me suis fait une raison, ce dont je suis la victime, c’est une malédiction. Peut-être que mon verbe et mes rimes sont des cadeaux très chers payés, et que le Style n’est pas adepte de la gratuité.

-voudrais-tu dire que je suis la contrepartie de ton don de parole ? Serais-je à chaque fois séparé de toi par une force qui m’isole ?

— Je le crois. Mais ! Assez d’émoi, il est temps de te féliciter, car le Style t’influence de plus en plus, entends-toi parler ; tes mots étaient embryonnaires, ils sont maintenant fœtus ! Je veux t’embrasser, permets-moi de le faire, par pitié.

L’Homme était enjoué, et ainsi il donna son consentement d’un hochement de tête. Le Solitaire étendit alors des bras éthérés pour que son partenaire soit bien enlacé. Il était heureux, et voulait faire déborder son Style en une grande fête. C’est pourquoi il déposa ses membres sur l’Homme pour ensuite s’approcher de lui : il s’infiltra, déposa un baiser dans les profondeurs de son esprit.

— Cette preuve d’amour, je vais la rendre démesurée ! Tous les jours, toutes les heures, j’apposerai un baiser. Jamais plus tu n’auras besoin de rêver. C’est un monde parfait que je tirerai de tes méninges, pour ainsi singer une relation sans adversité !

Le Solitaire se tut soudainement. Qu’avait-il dit, lui, le pacifique amoureux ? Singer leur relation ? Impossible, tout était réciproque, ils s’aimaient tendrement, c’était évident. Il était sûrement éreinté par sa joie et son excitation. Ce n’était qu’une idée baroque.

— N’écoute pas mes étourderies, mon bien-aimé ; je vais m’empresser de te les faire oublier !

Immédiatement, il se mit à lui transmettre du Style pour se faire pardonner de sa précédente phrase. Toute une nuit, il donna sans compter, le tout débordait presque de l’esprit de l’Homme en stase. Sans faire attention au temps qui défilait, il donna toute sa ressource stylistique, avec une ambition maniaque et qui dégénérait. Enfin, le matin arriva. Le Solitaire se releva, béat.

— Ah, maintenant que je vois poindre le jour, je suis sûr que tu vois ma bonne foi, mon amour ! Mon amour ?

L’Homme avait le regard fixe, le teint blafard, et le visage éteint. Après cette nuit de rixe, comme un fuyard, il ne disait rien.

— Réponds-moi, ne faiblis pas, mon amant ! Je ne saurais supporter un autre éloignement !

Tristesse et panique arrivèrent comme deux vieilles amies pleines de rides. Le Solitaire connaissait cette situation : bientôt, il serait dans son domaine vide, sans saisir la raison pourtant évidente de sa condition d’esseulé. Pauvre paria apeuré ! Pourquoi ne comprenait-il pas ? Peut-être avait-il encore foi ?

— Quoi ? Qu’ois-je ? C’est abasourdissant, la Narration me communique le futur à présent !

Le Solitaire commençait à se rendre compte de l’étrangeté de la situation ; en effet, pour lui, rien ne semblait tourner rond.

— Et maintenant elle ose user de rimes ? Elle, que dis-je, tu ! Tu es insolente, parole rapporteuse ! Alors que je me morfonds, tu dévies de la description ! Et cette nuit, je m’en rappelle, tu m’as en plus insultée, menteuse ! Ce que tu commets là est un crime !

Alors que celui-ci gesticulait, l’espace autour du Solitaire se transformait. Il passa d’un lieu éthéré et littéraire à quelque chose de bien plus terre-à-terre. Des murs s’étaient érigés autour de l’entité. Le cadre de la Bulle bien organisé semblait avoir été infiltré par quelque chose de bien plus lourd que son amour de toujours.

— Que racontes-tu, malfaisance ignoble ! Puisqu’il le faut, moque-toi comme le parasite que tu es. Je m’en vais restaurer la Bulle telle que je la connais, impartiale, honnête et noble.

Le Solitaire commença à préparer un Style puissant et implacable qui, il en était sûr, remettrait les choses en place. Son regard recroisa celui, toujours vide, de l’Homme maintenant misérable. Il fit très vite volte-face.

— Malheur ! J’ai saisi, j’en suis sûr ! Par rancœur, tu veux notre rupture. Mon pauvre amoureux, flétri, vidé de sa substance ; c’est toi, tu t’en es servi comme pitance !

Aveuglé par la pire des restrictions, sa pauvre haine, le Solitaire ne voyait pas. Il n’avait d’yeux que pour le réceptacle de ses passions. Incapable d’avancer : avec l’Homme dans sa Bulle, il ne pouvait faire de pas. Aussi, la Narration, révélant seulement maintenant sa pleine omnipotence, fut contrainte de lui retirer son fantasme de bien trop d’importance.

— Mon… mon chéri, non… reste ici…

L’Homme s’affaissait, petit à petit. Il tomba au sol, la tête entre les pieds, le corps réduit à l’absence. Il n’était, depuis cette nuit, plus qu’une enveloppe triste, vidée de son essence.

— C’est toi ! Toi, la diablesse ! Arrête, tu me blesses, tu blesses la Bulle ! Rends-le moi, tu n’es qu’une émule !

Le Solitaire souffrait, et son Style était rongé par la terreur. Concentré, il devenait un lent poison qui atteignait son cœur.

— Tu l’as tué ! tué ! tué ! tué…

Il ne pouvait plus former ses paroles d’une façon convenable. Il savait la vérité, au fond de son esprit. La Narration n’avait pas fait disparaître l’Homme trahi. Le Style était le seul responsable.

— Que… que dis-tu ? Tu accuses le Style ? Balivernes ! Tu l’as tué et tu me tues, tu ne sais pas qu’ici, moi seul gouverne !

Il était en effet l’unique gouvernant de la Bulle. Le seul capable de faire sortir tous ceux qui entrent dans son domaine. Mais à ceux-là, il réserve la mort, celle qui vient quand il aime, quand les autres sont trop crédules. Son Style n’est pas un miracle, en vérité, c’est une Faucheuse. Il consume les Hommes immaculés, passionnés par cette histoire trompeuse ; d’étrangers, ils deviennent concubins, et sans le savoir approchent de leur fin.

— Je le chéris sans limites, et ne veux que son bien ! C’est avec désespoir que je le vois partir. Avec lui, je suis tout, et moi seul ne suis rien. Sinon, comment me… nourrir ?

Du funeste spectacle se déroulant, le Solitaire saisissait enfin la morale. Il était le seul instigateur de son malheur perpétuel, mais le réaliser enfin lui faisait trop de mal. La Narration, jusque-là engeance du Style, aide impartiale à son festin scabreux, s’était douée de conscience. Elle était maintenant là pour entraver l’hôte des lieux et asséner vengeance.

— … Narration ! Narration ! Suis-je une… goule, un vampire, un incube parasite ? Réponds de tes affirmations ! Suis-je… suis-je le meurtrier de celui… ceux qui me visitent ?

Il n’y avait plus rien du Solitaire affable ; il était dévasté. Il ne restait que peu de choses. Son physique était misérable, et son esprit prisonnier. Avec la Bulle, plus d’osmose. Les murs autour de lui étaient faits de papier. Il était immobile, seul avec ses pensées.

— C’est impossible, tout cela est faux, je ne suis pas responsable de tous ces maux…

Il fallait pourtant qu’il se rende à l’évidence. Tous ses amants avaient été charmés, puis lentement dévorés par le Style pour sa subsistance. Le Solitaire tomba au sol, désespéré. Il était une plante carnivore qui ne sait pas qu’elle est chasseresse. Un affabulateur qui, chez les autres, jamais ne voit la détresse.

— Mon être, mon corps… tout me torture… pourquoi cela dure… de plus en plus fort.

La Narration, dès qu’elle devint instance de ceux qui contiennent, chercha une solution. Il était clair que dans la Bulle, seuls les Hommes viennent. Mais le Solitaire savait-il ce qu’ « Homme » voulait dire ? Il vit dans la fiction, il ne peut que les lire. Il crée une enveloppe, sans les voir réellement. Il suffisait d’imiter ses proies une fois entré. Aux justiciers de mentir à celui qui tout le temps ment. On lui présenta une émulation d’humain bien entrainée.

— Pitié… arrêtez…

Une enveloppe insouciante, parfaite, cachant une neutralisation lente pour l’entité esseulée maintenant mourante. Un cheval de Troie pour celui qui croit avoir tous les droits.

— Je ne peux plus créer… je ne veux plus parler…

Lorsque le bourreau fit son office, il s’inocula par les rimes. Il voyait maintenant les sévices apparaître sur son corps. Plus jamais d’Homme, de Bulle, d’idylle, de Style, de victimes. Le néant pour celui qui, hier encore, voulait profiter de l’esprit humain. Plus rien d’autre que le rien.

— … Je voulais aimer… mais… comment… si… l’extérieur est si… cruel. Je dois m’y résigner… comme mes bien-aimés, je… dois être mortel.

Le dernier morceau de Style avait été épuisé par ce testament. En prononçant ces mots, le Solitaire s’en alla, si ce n’est pour toujours, au moins pour longtemps.

Dans la Bulle créatrice de sens, cette page enjôleuse, l’Homme est arrivé une dernière fois pour s’unir à l’éternel abandonné, le Solitaire qui renvoyait le Style et happait les substances heureuses, dans un cycle qui put enfin se terminer.


Solitaire, tu as toujours cru vivre une tragédie exutoire. Tu te fourvoyais. Ton éternel amant ne fut jamais ce que tu croyais, et lui faisais croire. Rien qu’une file d’égarés prêts à te lire pour s’oublier. Tu ne fus qu’un ouvrage où l’anormalité était inscrite ; laisse passer ta rage, pour qu’ainsi elle ne soit plus écrite.





«…

— Professeur Finalis ?

— …

— Pourquoi ce monologue en fin d’expérience ? Je ne veux pas vous vexer, mais ça n’a pas de sens.

— … Je pense que le Solitaire n’est pas uniquement détestable. Il est symptomatique des narcissiques. C’en est presque appréciable. Un peu de compassion ne fait pas de mal, non ?

— Un être assassin qui se cache dans les livres ; c'est ce que je retiens de cette entrevue. Professeur, ne bravez pas notre point de vue : pour le bien de tous, il ne doit plus vivre.

— Nous ne l'avons pas tué, croyez-moi, j'en suis persuadé. "Chassé" est plus à propos. Mais enfin ! Il faut pouvoir se sentir fier, il a quitté les pages le cœur gros ; c'est certain, le monde est plus sûr qu'hier.

— Je… ne vous suis toujours pas, vraiment désolé pour ça.

— Pas la peine de s’excuser. Toute cette affaire m'a semblé bien compliquée, même… difficile. Allons plutôt prendre un café. Et puis, je ne sais pas vous, mais il ne vous est pas monté à la tête, tout ce Style ?»

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