Et le Seigneur de Ionaros fut pendu

Une âme errante courait de rues en boulevards, se perdant dans des ruelles étroites et se trouvant désorientée quand elle passait près des bateaux-palais dont les coquillages servant de murs rutilaient sous le soleil de midi. De plus, la masse compacte de passants l'empêchait d'avancer correctement. Il dût donc ralentir le pas, et eut tout le loisir d'être attentif à ce qui l'entourait. Ce qui le marqua d'abord c'était les odeurs. Des effluves de parfum venant des quatre coins du monde et de plus loin encore. La houle de la mer agitée, l'odeur des poissons récemment pêchés. Mais aussi des épices indiennes mêlées à de l'Aloe du Corbeau, et d'autres mélanges encore plus exotiques. Les accoutrements de tous les passants semblaient tout aussi divers et embrassaient toute la palette des couleurs, passant de chlamydes blanches et dorées rehaussées de rubis sur le col à des qamis noirs foncés. Après cette rapide contemplation, le voyageur arriva enfin devant sa destination, un gigantesque navire formé de cauris, de sable, d'or et de foi.

La coque était formée principalement de grains sans cesse en mouvement, qui s’attiraient et se repoussaient instantanément. Dès lors, aucun dommage ne pouvait être fait, car la coque se reformait constamment. Le sable avait aussi un mouvement ascendant, se prolongeant bien au-dessus de la coque, dans une brume éclatante à la lumière du soleil rendant le navire très menaçant. Puis, arrivées à une certaine hauteur, les composantes de la coque tombaient en cascade sur les côtés du navire, plongeant bien en deçà de celui-ci, avant de se réagréger derrière la proue et recommencer leur éternel chemin. La forme du vaisseau était tout aussi mouvante que ses composantes. Quand le voyageur arriva, le bateau était aussi large qu'une montagne et puis, après avoir tournée la tête quelques secondes, il était aussi fin que les esquifs les plus rapides. Le nombre de mâts était tout aussi changeant, d'abord il n'y en avait qu'un, bien plus imposant que ne l'est l'Yggdrasil, puis ils furent tellement qu'il était impossible de tous les compter et de tous les apercevoir.

Le messager s'interrompit en voyant l'éclat d'une lame. Il se retourna lentement vers la source de la lumière. À quelques pas de lui, un homme encapuchonné se trouvait devant une porte. Comme il tendait son cou, certainement pour entendre des bruits s'approchant de lui, le voyageur put distinguer les contours d'un œil tatoué. Cet œil à cet endroit signifiait que l'homme au capuchon appartenait à une confrérie d'assassins. Au vu de sa posture et des vêtements qu'il portait, une tunique manquant de peu l’appellation de haillon et dégageant une odeur à faire vomir les poissonniers, il ne devait pas appartenir à un groupe important. À l'intérieur, un petit nobliau faisait de grands gestes des bras. Il devait être pris dans une dispute. L'assassin semblait de plus en plus intéressé. La lame n'était donc pas destinée au voyageur. Il soupira. Ça ne serait pas pour cette fois. La porte s'ouvrit brusquement et l'assassin posté devant s'enfuit en courant. Malheureusement, il courait droit dans la direction du messager, celui-ci n'eut pas le temps de se dégager que le meurtrier sans cadavres derrière lui utilisa son couteau et fit une blessure au voyageur qui se recula précipitamment. Ce dernier regarda son bras gauche qui était ouvert, la plaie était profonde mais il était encore debout. Il continua son chemin sans demander son reste. Enfin, il arriva devant le gigantesque bateau-palais qui servait de résidence et de machine de guerre à l'Empereur. Il regarda l'insigne des deux gardes postés en faction devant la porte. L'un était composé de flammes bleues et vertes qui s'enroulaient sur elles-mêmes et l'autre portait un aigle tricéphale. Parfait, ces hommes faisaient partie de maisons totalement loyales à l'Empereur. Il se présenta devant eux et ceux-ci le laissèrent entrer.

Il traversa un long couloir de plusieurs centaines de mètres avec de chaque côté des représentations en or et en argent des plus grands exploits des empereurs passés. Des reliques sacrées découvertes au plus profond de soleils, des monstres marins abattus à la seule force des mains ou encore des prêches enflammés devant des millions de personnes avant leur conversion. Il arriva enfin dans la salle où se tenaient généralement les réunions de la cour. L'espace comprenait sept fontaines d'eau pure pour désaltérer les participants, une coupole d'où tombaient d'immenses tentures de soie de toutes les couleurs possibles. Des serviteurs et des esclaves déambulaient pour servir au mieux chaque noble et fonctionnaire. Des centaines de musiciens jouaient une mélodie harmonieuse qui était la fois reposante et entrainante. Des danseurs s’affairaient pour distraire tous les convives. Le messager tenta de savoir à quel noble porter sa missive. Pour que des informations arrivent jusqu'aux souverains, il était obligatoire que ce soit un noble qui la lui apporte. Même si elle était de la plus grande importance, la missive ne serait jamais prise en compte ou même lue si amenée par une autre personne. C'était la 183ème loi du Pacte. Et personne n'avait encore rompu une loi de ce Pacte. Ça ne commencerait pas aujourd'hui.

Un noble s'approcha de lui, le visage grave. Sa longue robe, d’un noir sans défaut obtenu uniquement grâce à l’aide de mages tisseurs, traînait sur le carrelage de verre volcanique extrait des cratères les plus profonds de l’océan de Ionaros et était si longue que quatre esclaves devaient porter les pans. Cependant, son porteur était connu pour sa sobriété. C'était Barda Psellus, une légende pirate, qui revenait tout juste de pillage le long des côtes anglaises. Il prit le message des mains du coureur, le lut attentivement et le relut encore plus attentivement. Il semblait déconcerté. Mais après quelques secondes d'hésitation, il se reprit et son port altier revint. Il tourna ses talons qu'il portait haut et se dirigea d'un pas assuré vers le trône de l'Empereur. Il dut baisser les yeux, cela faisait effectivement partie du protocole quand on voulait s'adresser à l'Empereur mais c'était dû aussi au rayonnement du trône, un immense bloc d'or massif de plusieurs mètres de hauteur et où étaient illustrés les exploits guerriers des empereurs passés et futurs. Barda Psellus tendit à bout de bras la missive tout en continuant de river ses yeux sur le sol poli. Bien sûr, le pirate était trop loin pour que l'Empereur puisse prendre ce qu'il lui tendait. Deux femmes entièrement vêtues de noir s'avancèrent vers Psellus, le capuchon qu'elles portaient sur la tête faisait qu'il était impossible de voir leurs yeux, mais le noble savait que ceux-ci étaient morts et leurs cavités remplies d'or en fusion. Elles prirent chacune une extrémité du message, un simple papyrus enroulé par une corde qui commençait déjà à s'effiler, et l'apportèrent à l'Empereur, pouvant soutenir son regard grâce à leur condition. Celui-ci n'était regardé par personne dans les yeux, son visage dégageait une telle lumière qu'il était impossible de soutenir sa vision et aucune représentation de lui n'était autorisée car provoquant le même effet. Seuls les servants du culte pouvaient le voir et le contempler. En dehors de son territoire, un empereur ne rayonnait plus mais même là, il était interdit de le regarder, et personne n'avait encore osé braver cet interdit.

Le Seigneur de Ionaros ouvrit la missive. Elle ne contenait pas les fioritures habituelles aux messages officiels, non, juste des coordonnées et la phrase "C'est ici". Barda vit son maître se concentrer. Ou plutôt il le sentait, la chaleur dégagée de sa personne devenait intense, presque insupportable. Il ne bougea pas. Les servantes du culte étaient habituées à cela et ne cillèrent pas non plus. Après un temps qui parut durer une éternité, la chaleur redescendit et Barda en déduisit que le messager était volatilisé, introuvable même pour Lui. Mais ce n'était pas le plus important. Le Souverain de Ionaros devait organiser une expédition tout de suite. Barda entendit les pas de l’Empereur descendre une à une les treize marches qui reliaient le trône au sol. Il s’approcha de Barda, le plus fidèle de ses conseillers et demanda de réunir le conseil dans les plus brefs délais. Celui-ci opina, se redressa, les yeux toujours rivés sur le sol, recula sur une dizaine de pas puis se retourna et s’empressa d’aller convoquer le conseil.

Avant qu’ils ne pénètrent dans la salle, une jeune femme apparut. À en juger par son insigne, des engrenages à cinq dents, elle faisait partie de la maison Diogenus, famille célèbre pour ses ingénieurs, tout à fait neutre quant à leurs relations avec les empereurs. Elle entra dans la salle remplie d’une vingtaine d'hommes et de femmes nobles pour la plupart, prit une inspiration et déclama d’une voix forte :
"Nobles au sang pur, levez-vous pour le Seigneur de Ionaros, le Grand bras droit du dieu Pêcheur, l’Exterminateur des créatures marines, le 1er Orateur, le Vainqueur aux mille conquêtes, le Co-
— Je pense que nous connaissons tous ici les titres ô combien nombreux et grandioses de notre bien aimé Souverain.

Barda n’appréciait pas particulièrement le fait d’annoncer tous les titres des personnes entrant dans une salle, surtout quand celle-ci était le souverain. Cette loi avait été instaurée par un empereur mégalomane aujourd’hui oublié, il était donc tout à fait possible de passer outre. Tous gardèrent les yeux baissés et l'Empereur se dirigea vers sa place habituelle. Il fit un rapide tour des personnes présentes autour de la table, Barda soupçonnait que c’était pour connaître ses alliés et ses ennemies. Il se surprit lui aussi à tenter de deviner les alliances, les complots et les personnes de confiance. Aorus Lucanus, l'ingénieur en chef, et Appolonius Ducas, l'amiral de la 1ère flotte, étaient loyaux envers lui. Leontinus, le rapporteur des paroles du dieu Pêcheur, et Zephyrinus Oryphos, l'un des plus riches commerçants de Ionaros, avaient tenté un coup d'état l'année dernière, l'un des mieux orchestrés certes, mais ils n'avaient pas réussi. Il y avait aussi Acocinatus, garde du Pacte, à qui il ne faisait pas confiance du fait qu'il avait peut-être participé à cette révolution de palais, mais il n'en était pas sûr. Mais, qu'ils soient loyaux ou non, l'Empereur devait tous les prendre en compte. Celui-ci s'assit sur la chaise qui lui était désignée, et dit d'une voix forte et assurée :
"Un message m'est parvenu. Celui-ci contenait une série de coordonnées et l'assurance d'une source sûre."
Des murmures se firent entendre. Le Seigneur de Ionaros leva la main. Les nobles se turent.
"Vous savez tous ici ce que cela veut dire. Nous allons devoir organiser une expédition et nous serons bientôt libérés."
Appolonius prit la parole.
"Ça sera une opération très dure vous le savez, cela fait des siècles que nous tentons et nous échouons systématiquement.
— C'est Moi, en personne qui dirigerai. Et ce sera différent."

Il laissa un temps de pause, pour que les membres du conseil se fassent à l'idée que l'Empereur allait quitter le territoire. Barda observa les visages, tous étaient impassibles, mais il savait que certains étaient extrêmement craintifs alors que d'autres, au contraire, étaient enthousiastes. C'était l’équilibre du pouvoir dans les terres de Ionaros.
"Bien. Nous partirons dans une semaine. Appolonius, préparez les sections 1, 2, 3, 5, 7 et 8.
— Mais, c'est le quart de nos forces sire, répondit l'intéressé."
L'Empereur acquiesça. Appolonius voulut répondre que c’était trop dangereux, les ennemis de Ionaros, les anglais, les créatures marines et d’autres adversaires qu’il était préférable de ne pas mentionner aussi près d’eux, se montraient de plus en plus menaçants envers le territoire. Mais il ne pouvait pas le dire, il ne pouvait pas à nouveau contredire aussi ouvertement dans un conseil l’Empereur. Tout le monde savait que c’était une mauvaise idée, mais aucun n’osa prononcer ne serait-ce que le début d’une affirmation allant contre le Souverain. C’était contraire au Pacte, et aucun n’osa le rompre.

Le jour du départ, tous les équipages, qui se composaient des marins mais aussi de leur famille qui habitaient dans les bateaux, se trouvaient dans leur navire respectif. Bien au-devant de la flotte se trouvait un immense navire qui n’était pas en longueur comme la plupart, mais dont la coque s’élançait des dizaines de mètres au-dessus des eaux. Il avait été fait pour ressembler à l’un des saints du dieu Pêcheur, son pallium était composé de peaux de dauphins, de dents de calamars et de divers roches sous-marines. Ses pieds était la seule partie immergée du navire, c’était là où se trouvaient les rameurs faisant avancer le saint. Quand toute la flotte fut prête, les marins du navire actionnèrent les bras de la statue et ceux-ci montèrent jusqu’à sa tête qui fut dévissée de son socle. C’était le signal. Tous les bateaux se détachèrent de la ville et partirent dans la même direction. Plusieurs dizaines de navires, faits d'or, d'animaux marins, de bois et de marbres fendaient les flots vers une destination encore inconnue.

Armentarius Kerularios, capitaine du navire amiral, se tourna vers son navigateur en chef.
"Avez-vous fini d'entrer les coordonnées ?
— Oui prôtocarabos, mais cela risque de prendre plus de temps pour les autres navires. Pour manœuvrer ce genre d'engin- il désigna une immense orbe d'or et de saphir trônant sur la poupe- il faut beaucoup de marins expérimentés et depuis la dernière bataille face aux anglais, nous en avons perdus beaucoup."
Armentarius se souvint. Les anglais avaient réussi à suivre un navire qui revenait de pillage et rentrait dans le territoire de Ionaros, la flotte ennemie avait alors pu y entrer, et une bataille pour la défense de la ville avait commencé. Des dizaines de milliers de morts de chaque côté. Ça n'avait pas d'importance. Ils s'étaient sacrifiés pour les protéger, Lui et leur famille. Ils naviguèrent comme cela pendant environ deux heures. Un marin cria qu'ils avaient quitté le territoire de Ionaros mais Armentarius le savait déjà, il ne sentait plus la chaleur que dégageait l’Empereur qui se trouvait à quelques mètres de lui, Il avait perdu sa lumière et quelques marins furent surpris de cela, mais aucun ne leva les yeux. Aucun ne rompit le Pacte.

Après encore une heure de navigation, ils arrivèrent en vue des premières terres. Sur toute la longueur de la côte s'étalait une ville, brillante comme le Soleil, où se mêlaient des constructions de marbre blanc, des colonnes d'or pur et des allées faites d'une soie blanche comme la laine d'un mouton. Ils avaient vu ces maisons de loin et ils purent voir qu'avec le temps, les bâtisses tournaient, pour recevoir toujours le plus de lumière du Soleil, Soleil qui semblait plus grand, plus puissant que jamais. Les portes de ces habitations étaient faites dans un bois très épais, qui irradiait la force. Des palais se trouvaient partout dans la ville, s’élançant fiers et majestueux vers les cimes de la cité, pouvant s’enorgueillir de dizaines de donjons tous conçus dans un style architectural différent. Des murs entiers s'étendaient seuls, sur des centaines de mètres. De loin, on aurait pu croire qu'ils ne servaient à rien. Effectivement, ils n'étaient rattachés à aucun bâtiment si minime soit-il, mais aucune maison ne faisait cette taille car la plus petite aurait pu servir de palais pour un grand prince dans n'importe quelle contrée. Chaque parcelle de ces murs voyait la représentation épique d'un événement qu'avait vécu la ville. Les sculptures étaient des plus réalistes, chaque muscle tendu donnait l'impression d'être réel, chaque vêtement était reconstitué dans les plus petits détails avec une attention particulière pour les richesses représentées. L'or, l'argent et des métaux encore plus rares étaient abondants sur ces fresques. En s'approchant plus près, ils purent contempler la plage d'un blanc immaculé, faite de grains fins et doux, la forêt s'étendant à l'arrière de la ville en ordre, et qui semblait accueillante et docile. Malgré le temps qu'ils passèrent à s'approcher et à accoster, aucun habitant n'était en vue, peut-être que les habitants avaient fui en voyant la flotte arriver, mais il n'y avait aucun signe d'occupation humaine ou même animale. Malgré cela, la cité n'avait pas le caractère des villes abandonnées. Il n'y avait même pas une fine couche de poussière, aucune vitre brisée, pas d'affaires étalées par terre à cause d'un départ fait à la hâte, pas de chariot coincé dans les pavés des rues. Rien de tout cela.

Tous les marins purent survivre à leur première nuit. C'était le signe qu'ils étaient ici désormais chez eux. Ils passèrent trois jours à s'installer et à inspecter la ville pour chercher de potentiels habitants. Rien. Personne. En déclaration de possession de cette île, une colline entièrement faite en or fut dressée à l'extérieur de la ville et un drapeau y fut planté. On l'appela la colline de l'Empereur. Quelques jours plus tard, Barda Psellus vint voir son Suzerain et lui fit remarquer qu'il recommençait à briller. Oh une lumière faible, blafarde, presque terne, mais une lumière quand même. C'était bon signe, cela voulait dire que ces terres commençaient à devenir son territoire, leur nouveau territoire où toute la population pourrait venir s'installer en paix. Et l’île était grande. Très grande. Ils festoyèrent, jouèrent et se détendirent pendant plusieurs jours encore. Ils ne manquaient de rien. Ils avaient découvert des dizaines de caves pleines de provisions exotiques et la forêt était remplie d'animaux dociles, n'émettant pas le moindre bruit quand on les tuait pour leur viande succulente.
Au début du deuxième mois d'occupation, les choses commencèrent à changer. Rien de grave au départ. On rapporta à Barda qu’un homme avait rêvé. Il fallait toujours prêter attention aux rêves. Celui-ci raconta qu'il entendait des bruits, comme si l'on toquait à une porte, une porte qui se rapprochait de soir en soir. Bientôt, ces rêves se propagèrent dans tout le camp, et ceux qui n'étaient pas atteints commençaient à avoir peur. Pour apaiser les tensions et trouver une occupation à ses hommes, l’Empereur décida d’envoyer plusieurs expéditions dans la forêt et au-delà, et demanda à ce que les terres soient cultivées, bien que les réserves de nourriture soient encore largement suffisantes et qu'elles ne périssaient pas. Les récoltes ne se firent pas attendre. Elles arrivèrent rapidement et en grande quantité. Malgré les rêves qui continuaient, la peur commença à se dissiper. Les couleurs se firent bien plus vives, des arbres commençaient à pousser un peu partout, y compris sur la colline de l'Empereur.

En traversant les camps aux cotés de la procession dirigée par l’Empereur, allongé sur son palanquin long de plus de vingt mètres et dont les colonnes et la décoration n’avaient rien à envier aux somptueux palais de Ionaros, Barda remarqua que plusieurs soldats rangeaient rapidement des cartes en les voyant arriver. Il s'approcha de l'un des groupes et leur demanda de lui donner ce qu'ils avaient caché. Aucun ne s’exécuta. L’Empereur, qui avait entendu Barda, fit claquer ses doigts et aussitôt deux esclaves apportèrent un escalier et déplièrent un tapis de soie rouge et bleu tissé par les plus grands prêtres de son culte jusqu’à l’endroit où se trouvait Barda. Le Bras droit du dieu Pêcheur posa à nouveau la question. Toujours en ayant les yeux rivés au sol, un des soldats lui tendit un paquet de cartes. Un fou, un pendu, un magicien, et d'autres et sur chacune des cartes se trouvait un numéro différent.
"Que faites-vous avec ça ?
Les soldats se regardèrent, hésitants, puis l'un d'eux se décida à prendre la parole.
— Les… les rêves nous font peur et avec ça on peut les expliquer et même parfois les changer."
Barda, comme l’Empereur, savait ce que cela signifiait. Ce dernier dit d'une voix forte :
"Ces hommes sont des hérétiques qui vouent un culte à une autre foi que celle du dieu Pêcheur. Que le prêtre de leur régiment leur donne un châtiment exemplaire."
Ces soldats seraient un exemple, il ne fallait pas laisser l'hérétisme se développer. Pas sous l'autorité de l'Empereur.

Barda Psellus proposa à l’Empereur de réunir le conseil pour discuter des dérives de la population, quand un messager arriva et les prévint que le conseil avait déjà été réuni et que la présence de Sa Majesté était exigée. Quand la noblesse demandait un empereur en conseil, ce n'était jamais bon signe pour lui. Plusieurs d'entre eux furent assassinés comme cela. Mais ça, ça ne lui arriverait pas à Lui. Barda en était persuadé. En tout cas pas tout de suite, pas à l'apogée de Sa puissance. Ils se dirigèrent donc vers le palais qui servait de résidence au Souverain. De chaque côté de l'allée menant à la résidence du Seigneur de Ionaros se trouvaient des rangées d'arbres d'une multitude de couleurs, au toucher, l'écorce semblait être de la soie et l'odeur se dégageant des feuilles était semblable à un parfum mélangeant mille et une épices. Le palais en lui-même comportait des dizaines de balcons, des dômes en or d'un arrondi parfait et des vitraux des couleurs les plus pures. L'intérieur était encore plus magnifique, mais ni l'Empereur ni son conseiller n'y prêtèrent attention. Il devait se concentrer sur la réunion.

En arrivant dans la salle, les seigneurs étaient en pleine discussion et ils mirent quelques secondes à se taire. À peine fut-il assit que Therosia Meloda, cheffe de file des réformateurs, éleva la voix pour se faire entendre.
"Les expéditions que vous avez envoyées dans la forêt et au-delà sont revenues. Ils nous ont bien évidemment fait leur rapport. Je crains qu'ils ne nous apportent pas de bonnes nouvelles."
Elle fit une pause. L'Empereur attendit qu'elle continue mais elle ne le fit pas. Celui-ci fit un signe à Barda et dit d'une voix autoritaire :
"Vous pouvez parler."
La réformatrice passa sa langue sur ses lèvres.
"Je crains que l'information ne doive être délivrée qu'avec parcimonie. Peu de personnes autour de la table sont au courant de cela."
Barda voyait bien que le pouvoir commençait à échapper à l’Empereur mais il ne pouvait pas le dire clairement et, de toute façon, celui-ci semblait maîtriser la situation. Mais Il avait encore une marge de manœuvre, Therosia n'ayant pas levé les yeux pour le regarder, cela signifiait qu'elle le respectait et le craignait encore. Pour l'instant, Il devait prendre des décisions et au plus vite. Il sortit de la salle, suivit de près par Barda, inquiet.
"J'ai une bonne nouvelle pour vous seigneur, dit ce dernier."
L'Empereur le regarda, intéressé. Il fit signe à Barda de continuer.
"J'ai envoyé un espion à moi suivre les expéditions, et selon lui, des populations hostiles se trouveraient au-delà de la forêt. Il connaît le chemin et, comme il est resté en retrait, il a pu les observer et découvrir leurs faiblesses. Les hommes ont peur de ce qui se trouve là-bas."
Le Souverain réfléchit. Il pourrait retrouver la confiance de ses hommes et de ses nobles.
"Que les soldats des maisons Phoca, Glycas et Angelus se préparent. Demain ils partent vers la destination désignée par votre espion.
— Bien messire."
Barda partit distribuer les ordres que l'Empereur lui avait donnés.

Ce dernier devait maintenant préparer la fête du dieu Pêcheur. Elle se passerait dans trois jours. Normalement, le jour de la fête, tous les pirates de la ville devaient partir attaquer un endroit que le dieu Pêcheur, par l'intermédiaire de son bras droit, lui avait donné. Bien sûr, les coordonnées n'étaient pas toujours très exactes, et beaucoup d'entre eux se retrouvaient dans les océans de feu de Brohoh ou dans les lacs toxiques de Jade.
Il se retrancha pendant les trois jours dans un temple avec le porteur du 3ème livre sacré afin de préparer le jour de la célébration. Le troisième jour, le Messager du dieu Pêcheur se fit réveiller par des cris, des coups de feu et une odeur de brûlé. Il vit une flammèche verte à travers la fenêtre. Il se leva rapidement et sortit à l’extérieur.

Le chaos régnait. Des flammes vertes s'étendaient dans toute la ville, des corps gisaient sur le sol, les bêtes de guerres combattaient des archers à cheval. Un sergent s'approcha de lui. À en croire son insigne, il faisait partie de la maison Comnenus. Il ne les avait jamais vraiment appréciés, mais leurs intérêts étaient étroitement liés au sien.
"Monseigneur, le conseil vous a décrété comme étant hérétique et tente de vous renverser."
Jouer la carte de l'hérétisme, c'était osé mais c'est cela qui pouvait le mieux marcher. Mais il ne comprit pas tout de suite pourquoi de telles accusations lui étaient portées. Et puis, cachée par la foule, il aperçut Therosia Meloda, un sourire en coin, très léger, se frayant un chemin difficile sur son visage dur et fermé. Un souvenir lui revint en mémoire. Therosia, qui n'était pas encore la réformatrice sévère, se présenta devant le conseil, les rêves plein la tête et la foi plein le cœur. Elle revenait de ses expéditions lointaines avec pour projet de faire du dieu Pêcheur un Dieu Tout-Puissant et non plus la marionnette du clergé, un petit dieu sans envergure découvert par les ancêtres de Ionaros encore tiraillés par la faim. Cette réforme contenait aussi des projets de divination, encore à l'état de balbutiement. Et aujourd'hui, grâce à ses talents d'oratrice, Therosia avait réussi à convaincre les hauts dignitaires, et Lui qui était le gardien des anciens cultes n'était plus qu'un hérétique.
À quelques mètres de là, un soldat équipé d'un mousquet tira une balle de feu grégeois et atteint une réserve de poudre. L'explosion qui s'en suivit souffla les défenseurs du temple. L'Empereur se retourna vers le sergent mais celui-ci se prit un carreau dans la gorge. Puis, il vit quelques cavaliers arriver vers lui, des nobles à en juger les soies violettes ainsi que tous les métaux dont ils étaient parés. L'un d'eux s'avança. C'était Appolonius Ducas. Une foule de soldats et de citoyens se regroupèrent. Apparemment les défenseurs avaient perdu. L'amiral sortit un parchemin et déclama :
"Par l'autorité du chef de la nouvelle église du dieu Pêcheur, Leontinus, je vous déclare vous, Evgrius Palaeologus, vous qui avez brisé les lois du Pacte que vous avez juré de respecter, comme hérétique et je vous déchois de vos responsabilités d'empereur."
En disant cela, l'amiral le regarda droit dans les yeux. Une table fut apportée avec un jeu de cartes. Une femme arriva et se plaça devant la table. Ses yeux étaient clos et un capuchon noir recouvrait ses cheveux. L'amiral lui fit un signe de tête et la femme tira trois cartes. Appolonius toussa et prit la parole.
"Evgrius Palaeologus vous êtes accusé d'avoir envoyé des centaines de braves personnes à la mort sur cette île, d'avoir tenté de pervertir la vraie religion en punissant de grands adeptes du dieu Pêcheur et de vouloir en envoyer des milliers d'autres au moment de ces fêtes hérétiques. Par le pouvoir de notre dieu, je déclare votre condamnation à mort par pendaison."

Une foule se rua sur lui, l'attrapant par tous les bouts. Il était trop surpris pour réagir. Beaucoup essayèrent de lever les yeux pour le regarder mais la plupart les baissèrent après quelques secondes. Était-ce parce qu'ils avaient encore peur de lui ? Il se rendit compte au bout de plusieurs minutes que c'était parce qu'il recommençait à briller. Et de plus en plus fort. La foule se faisait de plus en plus grande, et son désir de sang augmentait en intensité à mesure qu'elle s'approchait du but. Malgré les visages haineux qui l'entouraient, Evgrius entendit des exclamations sincères : "Vive le roi !". Il chercha dans la masse celui qui pouvait avoir dit ça, mais tous les visages sur lesquels ses yeux se posaient n'exprimaient qu'une rage profonde. Arrivés en haut de la colline, ils accrochèrent l'empereur déchu à la corde qui se trouvait sur l'arbre et le laissèrent tomber. Mais il ne mourut toujours pas et continua d’être lumineux.

Après plusieurs heures à attendre, les derniers redescendirent. Tous les habitants voulaient partir de l’île mais les navires avaient tous disparu et ils commencèrent tous à se disputer. À la nuit tombée, l'ancien empereur vit Barda Psellus gravir la colline, un rictus accroché à ses lèvres.
"Comment vas-tu Evgrius ?"
Evrgius tenta tant bien que mal de répondre.
"Qui es-tu ?"
Barda soupira.
"Eh bien, selon les âges on m'a donné beaucoup de noms : le fou, l'ambassadeur, le passeur. Et jusque très récemment on m’appelait le messager (à ce souvenir, il toucha inconsciemment la cicatrice sur son bras gauche). Aujourd’hui on m'appelle Barda, alors je t'en prie, appelle-moi comme ça."
Il fit une longue pause, regardant à l'horizon les feux verts commencer à reprendre.
"Je vais abréger tes souffrances… enfin, il sourit, celles-là."
Un trône apparut juste en dessous de Evgrius, jonché de longues pointes et, à sa grande surprise, un homme était déjà dessus. Il semblait vivant malgré la corde qui pendait à son cou. Barda intercepta son regard.
"C'est le 13ème roi. Mais, il se fatigue et nous manquons d'habitants. Nous t'avons trouvé. Je pense que tu feras l'affaire."
Sur ces mots il déplaça le corps de Evgrius sur le trône et il devint enfin le roi qui avait été salué quelques heures plus tôt.

Sur le rivage, les guerriers se battant à l’épée et les détrousseurs de cadavre côtoyaient les ivrognes et les danseurs qui tournaient autour d’un grand feu de joie.

Une porte claqua au loin et tous furent emportés.

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