Le Sang Royal des Mittelheim

Corentin Mayol se rendait à son bureau de bon matin. La missive qu'il avait reçu la veille lui avait étrangement rappelé à quel point il était en général bien loin de la Rédaction de L’Époque. Le gigantesque globe aux reflets de platine que les techniciens étaient en train d'installer sur la façade en rénovation ravivait sa passion pour les voyages, et il espérait que son patron lui confierait une mission à la hauteur de cet appel à l'ordre plutôt exceptionnel.

Un pâté de bureaux et une salve d'ascenseurs plus loin et le rédacteur en chef de L’Époque lui ouvrait sa porte.

— Corentin Mayol ! Comment va mon reporter préféré ! Toujours pas rasé cette houppette à ce que je vois.

— En effet, Monsieur Tannen ! en revanche, je vois que les affaires marchent bien !

— Et oui, oui oui, tu as vu ce bureau ? C'est la grande classe, je n'aurais plus à pâlir en recevant du grand monde ! Ils m'ont proposé un genre de piscine à bulle comme on fait dans les grands hôtels, mais je leur ai dit non, non, soyons raisonnables, gardez ça pour ma résidence.

— Et ce globe ?

— Vous avez vu ça ? Ho, ho, la classe américaine ! Ils ont le même sur l'une des plus grosses chaines d'information à New York ! Vous me croirez peut-être pas, Mayol, mais cette sphère en zinc elle tourne !

— Vraiment ? Un tel objet en métal doit peser une tonne !

— Et pourtant, elle tourne ! Le futur, Mayol, le futur !

— Ce n'est qu'une supposition, mais un cadran de montre ou d'horlogerie n'aurait pas été plus approprié pour un journal comme L’Époque ?

Howard Tannen souffla du nez. Il alla recouvrir son fauteuil de toute la surface de son postérieur, se gratta une calvitie de laquelle pendaient ses mèches blondes et s'alluma une cigarette.

— C'est comme ça que ça marche. Sur le fond je suis d'accord avec toi mon p'tit, mais le globe est plus à la mode. Surtout que c'est le seul modèle qu'ils peuvent me faire. Une Red Apple ?

— Non merci.

— Sinon ! Tu dois te demander pourquoi je t'ai fait venir jusqu'ici, non ?

— En effet, c'est peu courant de recevoir une lettre de votre part, Monsieur Tannen.

— Corentin Mayol. Plus malin que tous les gendastres de la capitale, plus courageux que tous les Servants de la Nation.

— Oh, ce ne sont que des expressions journalistiques !

— Mais elles ne retirent rien à vos exploits. C'est assez paradoxal de vous dire que vous êtes un excellent journaliste alors que plus vous vous tenez loin de la Rédaction, plus mes gros titres sont sensationnels et plus mes ventes explosent. Le Secret du Nicolas Flamel ! Le Sceptre de Lully ! Les Neufs Glaives de Bronze ! Le Trésor de John Redd ! Vol 113-B pour Moscou ! Ce ne sont plus des reportages, c'est un feuilleton que vous nous proposez !

— Si vous le dites, Monsieur Tannen, il est vrai que j'ai un certain goût pour l'aventure !

Howard Tannen fit doucement glisser un dossier sur son bureau, avant de délicatement l'ouvrir et de le faire pivoter en direction du journaliste. Corentin Mayol put observer des notes contenant plusieurs noms, des nombres allant de 4 à 12 et des descriptifs courts, parfois bien que rarement accompagnés de photographies d'enfants.

— Tous ces profils sont issus de différents villages pauvres d'Europe de l’Est. Rien ne permet de les relier a priori, si ce n'est que ce sont tous des enfants, et qu'ils ont tous disparus dans les mêmes circonstances.

— Que voulez-vous dire ?

— Les photos ont été gardées par la gendastrerie et mon contact n'a pas pu nous les retransmettre, mais les chambres de ses gamins ont été retrouvées dans un sacré foutoir. D'évidentes traces de luttes, des meubles pulvérisés et des griffures le long des murs.

— Sapristi ! Mais c'est horrible !

— Comme vous dites. Le plus étrange, c'est que personne dans le voisinage ne semble avoir été réveillé par le bruit qu'aurait dû provoquer un tel bazar, pas même les parents. Et ceci à chaque enlèvement.

— J'ai du mal à comprendre en quoi cela me concerne, néanmoins. C'est à la police de gérer ce genre de problèmes, non ?

La porte s'ouvrit d'un coup sur deux voix sèches bien qu'enjouées.

— Et vous avez tout à fait raison, mon cher Mayol !

— Je n'aurais pas dit mieux, vous avez tout à fait raison !

Corentin Mayol se retourna, et quelle ne fut pas sa surprise de se retrouver face à faces avec les deux gendastres les plus téméraires qu'il connaissait.

— Les jumeaux Duhamel ! Ça par exemple, vous ici ?

— En effet, Mayol, cette affaire relève de la juridiction de la Gendastrerie, vous l'avez fort bien compris ! Mais nous avons besoin de vos services pour une toute autre mission !

— Je n'aurais pas dit mieux, nous avons besoin de vos services pour une mission toute autre.

— Et de quoi s'agit-il ?

L'un des jumeaux Duhamel sorti une grande photographie de son imperméable. Cette dernière représentait deux enfants richement vêtus, dans un décor qui s'apprêtait plus à la peinture qu'à la photographie.

— Voici Nikolas et Pietronella Mittelheim.

— Ce sont les héritiers de la famille royale du Mittelheim.

— Je pensais que c'était assez clair.

— Il est vrai que je n'aurais pas dit mieux.

— Quoi qu'il en soit, la famille royale est en visite diplomatique à Paris afin de régler quelques affaires d'ordre personnel.

— Ou en visite personnelle à Paris pour des motifs diplomatiques. La limite est difficile à discerner avec ces gens-là.

— Ce n'est pas à nous d'en juger. Votre réputation n'est plus à faire même à l'étranger, et nous souhaiterions que vous vous chargiez de couvrir l'évènement. Les ordres viennent d'en haut.

— C'est surtout une affaire d'image, ne nous le cachons pas.

— Si tu pouvais ne pas m'interrompre à tout bout de champ…

— Mes excuses, de toute manière je n'ai rien de plus à ajouter.

Corentin Mayol indiqua les photographies aux deux gendastres.

— Expliquez-moi néanmoins une chose…

— Nous sommes toute ouïe.

— Pourquoi me mettre au courant de toute cette affaire ?

— Hé bien…

Le rédacteur en chef de L’Époque reprit la main.

— J'ai personnellement insisté pour que tu sois mis au courant. Ces messieurs ont le fort soupçon que ces enlèvements sont liés à l'arrivée des Mittelheim en France. J'ai estimé qu'il fallait que vous soyez informé des dangers potentiels de votre couverture médiatique. Ce n'est pas la première fois que le Mittelheim subit un enlèvement au sein de sa famille et la menace n'en est que plus vendable à nos clients.

Corentin Mayol n'était pas dupe. Il comprenait bien que son patron était un fin limier, et qu'il tenait entre les griffes de l'information les jumeaux policiers. Mayol était habitué aux évènements qui sortaient de l'ordinaire, et c'était le fond de commerce de la gendastrerie. Howard Tannen, lui, savait que l'ordinaire extraordinaire faisait vendre. En conséquence il ne cherchait pas à utiliser des évènements extraordinaires par nature et ne faisait que les vendre sous forme de faits divers sensationnels. De ses propres dires, on ne changeait pas une formule efficace. Il étouffait donc assez régulièrement les informations trop anormales pour le compte de la Gendastrerie, moyennant quelques chantages légers pour bons et loyaux services envers la normalité.

Aussi un jour plus tard, si Corentin Mayol ne put s’empêcher d’éplucher en long et en large les informations dont il disposait sur le ménage princier, son esprit n’avait de cesse de revenir aux sinistres chambres à coucher vidées de leurs occupants et recouvertes de griffures. Son imagination se demandait quelle créature cauchemardesque pouvait faire disparaître ainsi des enfants sans un bruit, mais dans le plus terrifiant des fracas. Le confort de sa chambre d’hôtel parisienne n’aida pas non plus. Il se laissa malgré tout distraire par les lumières de la cité, nombreuses et parsemées au sein des plis ingrats et striés des immeubles haussmanniens.

Le lendemain, il décida donc d’aller faire du repérage sur les lieux de la réception qui verrait arriver les Mittelheim. Sans grande surprise, il s’agissait du Palais Royal, non loin du Louvre. Corentin n’avait curieusement effectué que très peu de visites à Paris, mais il avait tant qu’assez vu le Louvre. Oh, bien entendu, il ne s’en lassait pas, et visitait les alentours tant que son emploi du temps le lui permettait. Mais il avait l’impression de délaisser toute une partie de Paris qu’il n’avait en fin de compte jamais eu l’occasion de visiter. Cela contrariait son esprit curieux et aventurier. Même un peu plus de Versailles l’aurait satisfait, à ce stade.

L’hiver était définitivement là jusque sous son manteau, et alors qu’il traversait la Place Vendôme, il se sentait un peu las. Malgré les aventures incroyables qu’il avait vécu la dernière décennie, Corentin avait dépassé la trentaine et la solitude le rattrapait durant ses longues balades. Quoi qu’il en soit, il avait la ferme intuition que c’était le calme avant la tempête. Mais il avait du travail, aussi entreprit-il de préparer la soirée en choisissant un costume approprié, son meilleur appareil argentique et un carnet de note équipé de son crayon fermement pincé à la couverture. Après être descendu afin de prendre un café et d’éplucher la presse parisienne, il se rendit de nouveau au Louvre. Il était déjà dix-neuf heure quand il se présenta à la réception.

Une partie importante du Louvre avait été réservée pour l’occasion, aussi tout le Palais Royal semblait occupé par la haute bourgeoisie parisienne. Mayol était loin de se sentir à sa place et se cachait ostensiblement derrière sa carte de presse. Il snoba superbement trois serveurs et leurs collations : son objectif prioritaire était de trouver la Famille Royale. Il n’eut pas le temps de se faire aborder par une quatrième serveuse qui l’avait repérée et se préparait à lui barrer la route qu’un enfant vint le bousculer comme un boulet de canon. Corentin manqua de renverser le plateau de la serveuse avant de se confondre en excuses, lesquelles se noyèrent dans la voix tonitruante du Kaiser Klaustrin qui sermonnait les enfants dans sa langue natale. Lui et sa femme, agacés, vinrent à la rencontre de Mayol.

— Tout va bien, monsieur ?

— Oui, je vous remercie Kaiser, c’est un honneur… Je, permettez-moi de me présenter, je m’appelle Corentin Mayol, je suis journaliste pour l’Époque…

Le Kaiser eut une réaction de dédain à la mention de la profession de Corentin, tandis que la Margravine écarquilla les yeux en entendant le nom du journaliste.

— Corentin Mayol ? Le célèbre journaliste ?

— Je fais la couverture de cet événement, il me semble que je devais avoir une entrevue avec vous. On ne vous a pas prévenu ?

— Non, je le crains. Et ce n’est pas au programme.

Le Kaiser avait parlé sèchement. La Margravine tenta de le raisonner, mais sa décision était prise. Le Kaiser reparti en prétextant la recherche de ses enfants, pour finalement se retrouver arrêté par quelque discussion diplomatique.

— Veuillez excuser mon mari, Monsieur Mayol. Comme beaucoup d’hommes d’État, il est fâché avec le journalisme.

— Je comprends, je comprends.

— Peut-être plus tard ?

— Oui, peut-être.

Wilhelmine II voyait bien que le journaliste n’était pas dans son assiette. Ce n’était pas de son ressort, mais elle tenta tout de même quelque chose.

— Monsieur Mayol, j’aimerais vous présenter quelqu’un. Je ne sais pas si vous avez déjà eu l’occasion de vous rencontrer.

Corentin la suivit alors qu’elle le menait vers un homme en costume vieillot, la peau rude et la barbe mal rasée. L’homme n’était pas à sa place, mais les efforts qu’il avait fait lui donnait tout de même une certaine classe. La Margravine l’interpella.

— Capitaine ? Puis-je vous présenter quelqu’un ?

L’homme tendit la main nonchalamment. Corentin la serra.

— Bonjour monsieur… Capitaine. Corentin Mayol, journaliste.

— Mayol ? Bon sang Wilhelmine, vous avez le chic pour trouver les perles rares de cette soirée !

Il serra plus fermement la main du journaliste.

— Capitaine Anton Némo, océanologue et ingénieur naval.

— Le Capitaine Némo ? Vous êtes le constructeur des chantiers mécaniques de Nantes ? Le descendant direct de l'explorateur Ulysse Némo ?

— Celui-là même ! C’est un plaisir de vous rencontrer, Monsieur Mayol.

La Margravine, satisfaite, pris congé et repartit à la recherche de ses enfants.

— Une femme incroyable, Wilhelmine.

— Je vous demande pardon capitaine ?

— Je disais une femme incroyable. Pleine d’esprit. Notez comme elle connaît la langue de ce pays.

— C’est vrai. Mais il me semble qu’elle connaît le français, l’allemand et l’anglais en plus de sa langue natale. Pour ce qui est des autres pays, cela ne vous aurait peut-être pas sauté aux yeux.

— Vous êtes bien renseigné ! C’est votre travail, après tout.

— Oui.

Le capitaine haussa un sourcil.

— Vous ne semblez pas au meilleur de votre forme, Mayol. Profitez donc de cette soirée !

Il n’avait pas tort. La réception était magnifique. Il y avait beaucoup de beau monde, les plats et la nourriture étaient luxueux. C’était tout, et c’était très largement suffisant en fin de compte. Il y avait bien des occasions de couvrir l’événement, d’autres personnes à interroger. La Margravine elle-même semblait plus que disposée à lui accorder une entrevue, même si elle devrait sûrement en converser avec le Kaiser avant. Il y avait tant de gens intéressants, tant de ragots à transformer en articles croustillants et en aventures épatantes. Mais les enfants repassaient entre deux convives et il se souvint des photographies. Il soupira.

— Capitaine, je peux vous parler de quelque chose ?

— Je vous écoute.

— Cela vous ennuie si l’on s’isole un instant ?

Le Capitaine Némo semblait être ennuyé de quitter la réception mais accéda à sa requête. Ils se retirèrent des oreilles indiscrètes sans pour autant s’éloigner des conversations qui camouflaient leur discussion.

— Supposez que la famille royale soit menacée, capitaine.

— Vous me faites peur, monsieur Mayol.

— Supposez que l’on ne sache pas comment arrêter cette menace.

— Que vous a-t-on dit ?

— Vous savez capitaine, je commence à fatiguer que l’on me confie des missions en-dehors de mes compétences. Je suis journaliste, mais sous prétexte que je me suis retrouvé mêlé à toutes ces affaires hors du commun, on n’attend plus que cela de moi. Je perds l’esprit de l’aventure, capitaine. J’ai de fortes raisons de penser que les enfants du Kaiser et de la Margravine seront attaqués ce soir, enlevés, ou pire. Je ne sais pas comment ni par qui.

— Allons Mayol, reprenez-vous. Qu’est-ce que c’est que ces histoires ?

Corentin entreprit d’expliquer à l’éminent mécanicien ce qu’il savait. Il n’omit pratiquement aucun détail. Le capitaine Némo avait pris un air grave.

— Je vois. Je comprends que les informations que vous m’avez données sont pour la plupart confidentielles, mais il était nécessaire que vous fassiez part à quelqu’un de tout cela. Je vais vous aider, je ne sais pas comment mais je vais vous aider, par sympathie pour la Margravine et par devoir de gentleman.

— En y pensant, ne croyez-vous pas qu’il faudrait la prévenir pour mettre les enfants à l’abri ?

— Je pense que vous avez raison. Allons-y avec souplesse, nous devons éviter d’être vus et surtout ménager Wilhelmine. Je crains surtout que le Kaiser ne profite de l'excuse d'un incident diplomatique. Il est à cran en ce moment, et cet adversaire pourrait mettre le feu aux poudrières d'Europe.

Alors qu’ils avaient repéré la Margravine, ils se firent arrêter par les jumeaux Duhamel qui venaient de faire irruption, qui mirent discrètement leurs pistolets en évidence.

— Messieurs, je crains que vous deviez nous suivre.

— Cela se passe de commentaire.

Les quatre hommes sortirent dans les jardins jusqu’à être à l’abri des regards. La nuit était fraîche et menaçante alors que la fête battait son plein, et l’on entendait le brouhaha des discussions enjouées depuis la lumière.

— Monsieur Mayol, je crains que vous n’ayez pas compris la situation.

— C’est un euphémisme.

— Nous sommes les seuls accrédités à assurer la protection des enfants du Kaiser. En vérité, peu importe ce que dit votre patron.

— Vous êtes ici pour couvrir l’événement. Pas pour vous occuper des affaires de la Gendastrerie. Nous pouvons nous occuper de cela sans vous.

— C’est plus ou moins ce que j’ai dit.

— Pardon, mieux vaut insister.

— Quant à vous, capitaine, nous nous occuperons de votre cas en temps et en heure. Ce que vous avez entendu ne doit pas sortir d’ici, sommes-nous clair ?

— Pour moi ça l’est et ça devrait l’être.

Devant le silence du journaliste et du capitaine, les gendastres retournèrent à leur surveillance. Le capitaine brisa la glace.

— Je ne supporte pas ces policiers. Je pourrais presque me montrer vulgaire avec les forces de l’ordre.

— Cela ne nous mènera à rien. Qu’allons-nous faire ?

— Attendre, mon cher monsieur Mayol. Attendre, je le crains. Ouvrez l’œil, et le bon. Si la bête frappe, il nous faudr–

Le Capitaine s’interrompît, un regard inquiet soudain fixé vers le lointain. Corentin se retourna, intrigué par cette suspension. À un bon kilomètre, au-dessus de Paris, il leur semblait que des nuages se rassemblaient, plus bas que d’habitude, plus agités que la normale, en un orage lointain et étrange.

— Ce grondement… Il n’est pas d’origine naturelle.

Les nuages se rapprochaient. Cette fois-ci, ils semblaient définitivement trop près du sol. Le grondement s’intensifiait, assourdissant. Mayol s’affola.

— Ce pourrait-il que…

— Que ce soit notre ennemi ? En tout cas, ça semble bien être une menace.

— Mais pas ici ! Enfin, pas avec autant de témoins !

— Je suis aussi confus que vous. Quoi que ce soit, il n’a aucune chance de s’en sortir comme il s’en est sorti avec toutes ces familles délaissées. On ne s’attire pas les foudres d’au moins deux ou trois pays armés impunément, sans compter la presse mondiale. À moins que…

Le grondement se mua en un hurlement métallique constant et les deux hommes furent pris d’une violente nausée. Le son faisait vibrer les parois de leur crâne comme une diva à deux doigts de faire exploser un verre.

Alors qu’ils s’évanouissaient, Mayol eu à peine le temps d’apercevoir le bas d’une cage qui émergeait de dessous les nuages.















–audrait que vous vous réveilliez rapidement.


— S’il-vous-plaît, jeune homme.

Corentin Mayol repris conscience, difficilement. Son esprit était toujours embrumé par le son désagréable qui l’avait fait perdre conscience, mais aussi stressé par la situation d’urgence dans laquelle il s’était trouvé. Une sensation très désagréable. Au-dessus de lui était penché un vieux jardinier.

— Bon sang, vous revoilà enfin.

Mayol se releva en panique, constatant rapidement depuis le jardin que tous dans la réception s’étaient évanouis. Le mal de tête le rattrapa et le vieillard dû l’aider à se tenir debout. Il remarqua Nemo toujours inconscient sur la pelouse du Palais Royal. Il fallait…

Qu'est-ce qu'il lui fallait faire ? C'était inutile. Ou ce n'était pas son travail. Ou il n'en était pas capable. Ou bien il en avait juste marre, voilà, c'est tout, tout ça à la fois, comment on pouvait sans ciller lui confier une mission qui était celle de la Gendastrerie, lui montrer des images aussi horribles, lui–

— Monsieur, ça va ? Vous pleurez.

Corentin passa rapidement la main sur sa joue, se giflant presque d'incrédulité. C'était vrai. Il avait craqué, sans vraiment s'en rendre compte.

Les enfants étaient en danger. Il fallait agir, et en considérant le boucan provoqué par le nuage et le silence qui l'entourait, au moins deux arrondissements de Paris étaient plongés dans un coma temporaire. Il n'y avait plus qu'un vieillard et un journaliste déprimé à l'épicentre de la catastrophe. D'ailleurs…

— Comment est-ce que vous avez… Pourquoi êtes-vous toujours conscient ?

Le jardinier pointa ses oreilles.

— Des bouchons. Je m'en sers pour… Hé bien, c'est compliqué. Je peux vous montrer ?

Corentin décida de suivre le jardinier, encore peu sonné et peu décidé à se lancer à la poursuite de… Il ne savait pas bien quoi, à vrai dire. Ils marchèrent plutôt loin, contournèrent une haie, et se retrouvèrent devant un étrange engin mécanique, plutôt menaçant, couché dans l'herbe. Le jardinier souleva la machine avec ses bras chétifs et tendus.

— Cet engin est une nouveauté, on tente de me l'imposer pour aller plus vite à la tâche. Le souci, c'est qu'il m'est difficilement maniable et fait un boucan d'enfer. Je profite de certains soirs comme celui-ci où le bruit est couvert par des réceptions, ou bien justement quand il n'y a personne dans le coin. Ça me gêne un peu d'être vu avec cet engin de malheur, pour tout vous dire.

— Et comment est-ce que c'est censé…

— Vous avez peut-être envie de reculer un peu.

Mayol fit quelques pas en arrière tandis que l'homme remit ses bouchons. Il tira sur une languette, une fois, deux fois, trois fois, quatre fois. La cinquième fois la tuyauterie trembla d'un coup, la machine se réveilla et gronda. Des dents métalliques se mirent à tourner de plus en plus vite le long de cette lourde épée industrielle. Le bruit était terrifiant, entre terrifiant et désagréable, Mayol savait qu'il n'avait rien à craindre mais l'engin inconnu et hurlant lui intimait la fuite.

Le jardinier fit passer la lame au-dessus du buisson. Les branches cassèrent net, les unes après les autres, ne laissant qu'une trace étrangement géométrique, aussi lisse que pouvait être une construction végétale. C'était très imparfait, mais tout de même impressionnant. L'engin s'arrêta.

— Ils appellent ça une tronçonneuse.

— C'est vrai que c'est un engin pas banal. Dites…

— Oui ?

— Vous pensez que je pourrais vous l'emprunter ? Ça et vos bouchons d'oreille, bien sûr.

Corentin avait encore les murs déchiquetés des photographies en tête, ainsi que la vibration qui venait du nuage. Le vieillard avait dû comprendre, même partiellement, son inquiétude. Il lui passa le tout sans rien dire, le visage grave. Puis il prit la parole, et Corentin Mayol pouvait sentir un bouleversement dans sa voix.

— Quelque chose est descendu du nuage, après que tout le monde se soit évanoui. On aurait dit un des arktanthropes d'Issy de 1901, en bien plus gros.

— Qu'est-ce que vous me chantez-là ?

— Un ours. Un ours est descendu de ce nuage.

Mayol aurait dû s'en étonner, mais il était fatigué, alarmé, une tempête mouvante les avait assommé et un ours descendant d'un nuage était finalement une pensée grotesque et presque drôle. C'était donc un ours, se dit-il en soupirant. Il ne voulait pas le faire, mais c'était ce qu'on attendait de lui. C'était une étrange sensation, comme la certitude de remplir un devoir, même si ça ne l'enchantait pas particulièrement.

— Par où est-ce que…

— Ils se sont dirigés vers la Bourse de Commerce.

Corentin mit un temps à repérer la direction du bâtiment, facilement indiquée par un gigantesque nuage noir. Il se mit à courir, car c'est tout ce qu'il y avait à faire. La tronçonneuse était si lourde. Il enjamba les dormeurs, détalant le dos courbé à travers l'infinie étendue du jardin du Palais Royal. La Bourse était au bout de la rue du Capitaine Danrit. Son immense coupole semblait écrasée par le nuage qui descendait lentement, jusqu'à ce que des appendices métalliques sortent de la masse roulante de fumée pour se planter avec fracas dans le dôme autour de la verrière de la coupole. La fumée se dissipait lentement, révélant la machinerie à l'origine des bruits surnaturels du nuage. Corentin ne pouvait se laisser distraire par cette vision fantastique, et poussa les portes de la Bourse de Commerce.

L'intérieur était vide en cette nuit funeste, les quelques employés restant avaient été assommés par le son inhumain. Il continua sa route en prenant les escaliers, il lui fallait monter à l'étage, se rapprocher au plus du nuage mécanique. La machine volante grondait jusque dans la Bourse, et Corentin pouvait sentir les vibrations malgré ses bouchons d'oreille. Il déboucha sur la coursive circulaire juste en dessous de la coupole, surplombant l'immense hall du bâtiment. Les appendices du nuage pourfendaient la fresque qui bordait sa course, et Corentin ne savait pas bien comment s'y prendre. Par chance, l'un d'eux avait fait une ouverture un peu trop grande, peut-être suffisamment pour qu'il puisse aller à l'extérieur. Il s'engouffra dans la minuscule brèche après avoir déposé la tronçonneuse qui ne pouvait passer avec lui. Son corps paniqua instinctivement à l'idée que l'engin puisse s'effondrer sous son déséquilibre et l'écraser dans l'ouverture, mais il put se contorsionner bien vite à travers.

La machine et le vent faisaient un boucan de tous les diables. Corentin toussa, les poumons soudainement envahi par le nuage artificiel qui peinait à se reformer. Il resta allongé sur la pente dangereusement abrupte de la coupole et replongea ses bras à travers l'ouverture, attrapant la lourde tronçonneuse pour la tirer dans le creux. Déséquilibré et les bras tendus, il ne pouvait tirer facilement l'amas de métal qui se coinça dans la brique et le béton. Corentin Mayol pesta, faisait jouer pitoyablement l'engin dans la faille, tout son corps se balançait mollement contre le toit de la Bourse. La tronçonneuse progressait par centimètres, mais ne semblait pas pour autant vouloir se déloger.

Une secousse parmi les vibrations. Corentin releva la tête un bref instant, suffisamment pour apercevoir une gigantesque forme humanoïde, colossale comme un démon, se dresser au milieu de la fumée. C'était un miracle que la chose ne soit pas tombée à travers la verrière brisée sous son poids. Un grondement bestial parvint étouffé à ses oreilles, et il frémit. La bête tomba à quatre pattes alors qu'il se reconcentra avec des efforts redoublés sur la tronçonneuse. Les vibrations se rapprochaient et s'intensifiaient, une, deux, trois fois, et la tronçonneuse se délogeait de mieux en mieux. À la quatrième vibration, Corentin sentit que la bête était pratiquement sur lui, et dans un ultime effort tenta de rouler sur le côté en emportant la tronçonneuse pratiquement dégagée du trou. La bête le rata de peu, et l'impact manqua presque de déloger son épaule en emportant l'arme de fortune dans un éclat de briques. Le passage de l'immense colosse de fourrure provoqua un appel d'air auquel il eut du mal à résister.

Il se releva alors que la bête s'écrasait sur le toit plat en contrebas de la coupole. Il fallait avancer vers la machine, là était son objectif. C'était comme ça que leur adversaire opérait : se cacher dans un nuage de nuit, sonner tous les dormeurs avec un bruit monstrueux, et envoyer l'ours chercher les enfants. La priorité, c'était de mettre hors d'état de nuire le conducteur, le maître, le marchand de sable maléfique. Sans se retourner, il progressa sur la verrière en prenant soin d'éviter les endroits les plus fragilisés, déglutissant de la tempête de métal qui le surplombait et du vaste espace vide sous ses pieds. Il grimaça de douleur ; son épaule avait morflée de l'esquive. L'extrémité d'une gigantesque échelle de chaines et de métal pratiquement trop grande pour lui gisait mollement au centre de la verrière, et s'élevait à l'intérieur du nuage pratiquement dissipé. Il commença l'ascension, mais n'eut pas besoin de s'échiner à remonter les gros barreaux trop espacés puisque que celle-ci commença à se rétracter dans un bruit de rouages.

Il s'engouffra dans le nuage, et émergea sur une plateforme métallique à deux ponts entourés de barrières. D'immenses engins tout autour du pont inférieur crachotaient de la fumée et d'autres vrombissaient d'une électricité surnaturelle. Il aperçut les héritiers Mittelheim pleurant dans une cage parmi d'autres vides. De dos, adossée et affairée frénétiquement à un immense pupitre bardé de boutons d'où sortaient un unique tuyau d'orgue en fonte, une robe verte et sale et une écharpe jaune volaient dans les miasmes brumeux. Corentin s'élança avec précautions, mais la tunique se retourna pour accueillir celui qu'elle pensait être l'ours. Se révéla alors un visage roux qui semblait familier à Corentin pour une raison inexplicable, et qui, surpris, s'éloigna de la console pour sortir une rapière de nulle part.

Corentin Mayol, reporter pour l'Époque, s'avança sur le pont du nuage artificiel, tronçonneuse à bout de bras, s'apprêtant à combattre un inconnu en tunique verte qui se positionnait avec adresse. Il ne pourrait pas parer ses coups, et il lui faudrait jouer sur l'effet de surprise. La tronçonneuse empêcha la première estocade. Le deuxième coup fût paré avec moins d'adresse, et Corentin ne parvenait pas à faire tourner les griffes de sa claymore de fortune. Au troisième coup, elle démarra par miracle, réussissant l'exploit d'effrayer l'assaillant et de casser sa rapière coincée dans les dents. Mayol s'avança avec l'intention de le mettre hors d'état de nuire en jouant sur sa terreur, mais le pont fut pris d'une secousse. Il suspendit son geste, et un instant après le nuage pencha légèrement d'un coup sec, indiquant avec un bruit inquiétant qu'il s'était enfoncé un peu plus dans la Bourse de Commerce. Une deuxième secousse, dont il put déterminer l'origine.

En se tournant vers un des moteurs du pont inférieur, il vît l'ours démoniaque terminer son ascension d'une des pattes de l'engin. Voyant son maître en difficulté, il hurla et chargea, enjambant la barrière avec un mouvement presque humain. Corentin n'avait pas d'autre stratégie que d'interposer sa tronçonneuse entre lui et le colosse hurlant. Celui-ci, aveuglé par la rage, s'abattit sur la lame, projetant Corentin au sol. Il devait désormais maintenir la tronçonneuse qui s'approchait dangereusement de son visage, projetant le sang de la bête découpée et toujours active qui lui crachait salive et haine au visage, sa mâchoire inférieure empêchée de frapper uniquement parce que la tronçonneuse s'y était méchamment plantée. Il devait éteindre l'appareil, sinon il risquerait de se bloquer dans les os et tissus de l'ours et de casser, ce qui projetterait probablement des éclats mortels. Mais dès lors qu'elle serait coupée, l'ours aurait plus de chance de le déchiqueter lui. Il n'avait pas le temps, sentant l'air vibrer dangereusement près de son visage, projetant des goutelettes de sang par centaine.

Il coupa la tronçonneuse. C'était fini. L'ours, pour se dégager, eut besoin de se lever un instant en hurlant de douleur alors que les dents de métal s'arrachaient de son torse et sa mâchoire. C'était l'occasion inespérée, et Corentin Mayol en profita pour se faufiler hors de son étreinte, abandonnant son arme. Il courut vers le conducteur à la tunique afin de le prendre en otage, entendant la tronçonneuse jetée au sol par la bête. Il atteignit l'individu, mais celui-ci le surpassait largement, l'envoyant balader plus loin. En se relevant, il vît l'ours surnaturel et son marchand de sable s'approcher comme un seul homme, l'acculant contre…

C'était en s'appuyant sur le pupitre de commande qu'il venait de se relever. Rapidement, il chercha un bouton, peut-être celui de la machine qui les avait fait s'évanouir, mais tout était écrit dans une langue qu'il ne connaissait pas. Il abaissa un levier par dépit et dans l'urgence. Le nuage se mît soudain à trembler, et Corentin comprît au bruit de métal, de verre et de roche pulvérisée que les pattes se repliaient. Le nuage bascula d'un coup, glissant contre le dôme avec fracas et dégâts, il y eu un sursaut alors que la machine volante défectueuse buta contre le toit inférieur, et tous tombèrent vers le sol. Le choc fit s'évanouir Corentin, qui n'eut le temps que de voir le pont inférieur voler en éclat avec l'explosion d'un des moteurs provoquant un arc électrique incroyable.















— Réveillez-vous, mon garçon, allez !

Corentin Mayol toussa, son épaule lui déchirait les poumons et il était endolori de partout. Il ouvrit les yeux pour découvrir le Capitaine Némo qui le secouait

— Ah, Mayol ! Vous m'avez fait peur un instant, j'ai bien cru que vous y étiez passé !

Il l'aida à se relever pendant que Mayol chassait le reste de poussière qui s'était déposé dans son œsophage. La Bourse était salement amochée et les alentours avaient l'allure d'un site de bombardement.

— Félicitations, Mayol !

— Je double les félicitations, mais il parle pour nous deux.

Mayol reconnu les jumeaux Duhamel qui s'avançaient vers lui, mais ne daigna pas leur répondre, encore trop sonné.

— Je dois reconnaître que vous avez évité un incident diplomatique, même si c'était au prix de quelques dégâts matériels.

— C'est le moins qu'on puisse dire, vous avez compris l'image.

— Je suis sarcastique. C'est une catastrophe.

— Voilà.

Anton Némo, fervent mécontent des forces de l'ordre, s'empressa de défendre Corentin Mayol contre les gendastres.

— Messieurs, ce jeune homme a poursuivi un nuage, gravit la Bourse de Commerce, combattu un ours, et a sauvé les enfants de la Margravine Wilhelmine ! Je ne sais pas ce qu'il vous faut de plus !

— Ses enfants. Parlons-en.

— Je ne préfèrerais pas.

Corentin s'inquiéta.

— Ils ne s'en sont pas sortis ?

— Si si, remarquablement bien d'ailleurs. Mais…

— Vous ne pouviez pas le savoir, Mayol.

— Qu'est-ce qu'on a dit sur les interruptions ?

— Pardon.

— Comme il dit, vous ne pouviez pas le savoir. Personne ne l'aurait pu.

— À part nous, mais c'est tout de même un concours de circonstances inattendu et désolant.

A cet instant, un cri de souffrance de la Margravine parvint aux oreilles de Corentin Mayol. Ses yeux la trouvèrent penchée au-dessus du cadavre du ravisseur.

— Ni lui ni son ours n'ont survécu à la chute.

Elle sanglotait une suite de mots au-dessus de l'homme qui avait enlevé ses enfants. Le Kaiser Klaustrin tenait ses enfants au loin pendant que les gendastres peinaient à approcher la souveraine éplorée. Anton Némo prit une expression incrédule.

— Qu'est-ce que…

— Qu'y a-t-il, capitaine ?

Celui-ci se retourne avec véhémence vers les Duhamel.

— Qu'est-ce que ça veut dire ?

— L'histoire des pays d'Europe de l'Est est compliquée.

— Ne me lancez pas dessus, capitaine.

— Nous avons identifié l'individu comme étant Ulysse Laydu. C'est un nom d'emprunt qui cache un extrémiste politique roumain qui militait pour la démocratisation de ces pays et l'abolissement des régimes monarchiques.

— Un plan ingénieux pour ça, mais tu l'expliqueras mieux que moi.

— Son plan était probablement de jouer sur la terreur et de demander des abdications en échange des descendances. Imparable, car dans les deux cas la royauté ne pouvait perdurer.

— A quelques parades près, mais peu importe.

— Seulement, nous avions des informations complémentaires, à la Gendastrerie.

— Oui.

Le capitaine resta sans voix. Corentin ne comprenait pas.

— Que dit-elle, capitaine ?

Il ne répondit pas, et les jumeaux complétèrent.

— C'est une méthode d'autant plus efficace qu'un enlèvement d'enfant royal avait déjà eu lieu il y a une vingtaine d'année. Jouer sur cette peur, c'est réveiller d'anciens fantômes du passé. Les familles royales du monde ont eu le temps de considérer la possibilité qu'on leur retire leur progéniture.

— Je n'ose pas continuer, je suis désolé.

— Capitaine, que dit-elle !

Anton Némo balbutia bouleversé quelques mots vides à Corentin Mayol.

— Elle pleure son petit prince. Le petit prince de Mittelheim.

Corentin sentit une vague de désespoir l'envahir face à la vision de cette grande reine réduite à l'état de mère en deuil, une humaine brisée en robe de royauté, enlaçant avec peine un pantin en tunique verte et écharpe jaune.

— L'histoire des pays d'Europe de l'Est est compliquée.

— Ne me lancez pas dessus. Par pitié, ne me lancez pas dessus.


Corentin Mayol allait repartir à la frontière belge. Son état mental s'était empiré. Lui qui avait tenté de bien faire, il avait accidentellement remué les tréfonds assombris de la monarchie du Mittelheim. Il se sentait plus que responsable de la mort du fils de cette dame. Une reine qui admirait un peu ses "exploits", et l'un d'eux avait tué son enfant.

Bon sang.

Il remonta au jardins du Palais Royal, complètement vidés comme lui.

— Monsieur Mayol ?

Il se retourna pour trouver la Margravine aux vêtements marqués par la poussière et le visage par son chagrin muet. Il n'osa un mot.

— Merci pour mes enfants, monsieur Mayol.

— Non. Non, vraiment. Je n'ai pas droit à vos remerciements.

— Sans vous, nous ne les aurions pas récupéré.

— Je suis désolé pour… Lui.

— Ce n'est pas grave. C'était un salaud d'extrémiste.

— Ce sont les mots du Kaiser ?

— Adieu, monsieur Mayol.

Et ainsi elle s'en alla, laissant Corentin Mayol dans la même tristesse. Il demanderait probablement un congé maladie, quelque chose. Peut-être quitterait-il le journalisme. Paris était indifférente, encore calme. Les gendastres patrouillait, emmenaient les gens sur civière ou tentaient de les réveiller sur place. Quel était cet appareil monstrueux capable de plonger des villes entières dans le coma ? C'était encore inconcevable pour lui qu'une machine aussi fabuleuse ait pu exister. Anton Nemo allait examiner les décombres, découvrir le dysfonctionnement qui avait obligé le petit prince à atterrir dans sa fuite. Mais pour l'instant, Corentin avait une tronçonneuse à rendre.

Il marcha jusqu'à trouver des employés municipaux à l'entretien des jardins.

— Excusez-moi ?

— Oui ?

— Est-ce que vous sauriez où je pourrais trouver un vieux monsieur qui travaille ici ?

— Ben merde alors. Je n'en vois qu'un seul, le vieux Ted Tronckh.

— Je ne connaissais pas son nom, pour tout vous dire. Je lui avais emprunté sa tronçonneuse.

— C'était un surnom, mais vous tombez vraiment mal. Il a disparu il y a à peine deux heures en nous laissant une lettre d'adieu.

Corentin tomba des nues. C'était la cerise sur le gâteau. Il remarqua que l'employé était gêné, et finalement qu'il se risqua à une question.

— Bon, qui ne tente rien n'a rien, mais… Je pourrais vous poser une question ?

— Allez-y.

— Suivez-moi.

Il emboîta le pas de l'homme jusqu'à une petite porte au flanc d'un des bâtiments.

— Le vieux avait quelque chose avec lui, et aucun de nous ne peut le récupérer. Ça nous embête, on ne sait pas trop quoi en faire. Je ne vous force à rien, mais vous pourriez peut-être, qui sait, vous en occuper ? Vous avez l'air d'être un bon gars, il aime bien les bons gars. Je ne vous force à rien, bien sûr, mais ça nous enlèverait une épine du pied.

En disant cela, il ouvrit la porte de la remise, révélant un petit chien blanc qui se releva pour dévisager les nouveaux arrivants.

— Le voilà. Il appartenait au vieux, mais maintenant, hé bien… C'est terrible, et on n'a pas les moyens ni l'envie, on va pas se forcer. Vous non plus, bien sûr, je vous le redis. Mais ça nous soulagerait, enfin bref.

Le petit chien jappa, immobile.

— Il a un nom ?

— Pas sûr. Je n'ai jamais entendu Ted le prononcer.

Corentin Mayol réfléchit un instant. Il a bien une idée, ou plutôt une absence d'idée qui se remplit d'elle-même. Après tout, pourquoi pas ? C'était envisageable.

— Mittel ?

Le chien aboya en regardant Corentin Mayol. Le jardinier regarda le journaliste.

— Alors, qu'est-ce que vous en dites ?


Quelque part dans la section Enfer du Site Tolbiac, Bibliothèque Nationale Française Jean Lucinder

— Madame, ça a recommencé.

— Très bien, faites-moi voir ça.

L’employée des Archives Noire posa le livre sur le bureau de sa patronne. Celle-ci entreprit de feuilleter l’ouvrage jusqu’à la page marquée. Et marqua un temps et parcourut la page de longues minutes.

— C'est vraiment le même individu ? Deux fois ?

— Les empreintes des corps correspondent. Par fois la même personne… Et par deux fois mort.

— Très bien. Tenez-moi informée des avancements, Frédérique.








Retrouvez les Aventures de Corentin Mayol dans Le Cas Abitbol !
Sauf mention contraire, le contenu de cette page est protégé par la licence Creative Commons Attribution-ShareAlike 3.0 License