Certains vous diront que le rire n'a pas de prix. Que la joie de vivre, le bonheur, toutes ces choses positives, que tout ça est incomparable aux biens matériels. Mais c'est faux. Le rire coûte en réalité 1300 francs. C'est le prix auquel je le vends, en tout cas.
Vous ne comprenez pas ? Quelques précisions s'imposent. Je dirigeais un cirque autrefois. Le plus grand des cirques. Nous avions le joyau des acrobates parmi nous, Ange la trapéziste. Mais voilà, un jour, elle a raté son numéro. Un jour elle est tombée. Un jour elle est morte. Et mon cirque avec. J'ai tout perdu ce jour-là, ma seule source de revenus, ma plus fabuleuse employée — une amie —, ma réputation. Ma joie de vivre s'en est allée avec. Le mépris avait remplacé les étoiles dans les yeux des gens. Selon eux, un cirque qui ne pouvait pas protéger ses artistes n'était pas acceptable.
Alors, je me suis vengé. J'ai tourné un court-métrage, un spectacle. Puis fait des expériences. Allez savoir comment, j'ai trouvé le poison ultime : tuer le rire. J'allais pouvoir leur faire payer leur mépris.
Mais il me fallait rentabiliser cette expérience. J'ai donc à nouveau cherché, et trouvé. Un peu de cocaïne, beaucoup de protoxyde d'azote que j'ai réussi à liquéfier, et un peu d'une substance qu'un ami m'avait offerte. Et tout était prêt. J'allais pouvoir me venger. Les faire payer, dans les deux sens du terme.
J'ai d'abord testé ma trouvaille sur un voisin, un homme un peu solitaire, que je n'avais jamais vu parmi mes spectateurs, il ne me reconnaîtrait pas. Ça marchait. Il riait, riait, riait fort, sans émotions, puis arrêta de rire. Pour la dernière fois dans sa vie. La nouvelle se répandit qu'un homme en ville enlevait le rire. Des jeunes se croyant plus forts que moi et des incrédules vinrent essayer. Et leur rire s'envola, comme je l'avais prévu.
Tout marchait pour le mieux. La vengeance, les affaires, comme sur des roulettes. Et ils sont arrivés.
Quelques jours après un article du Granvillien Libéré (le journal local), trois hommes armés et vêtus d'une veste cachant à peine un gilet pare-balles sont venus.
Après qu'ils sont rentrés, je me suis caché avec mon invention, sous mon lit. Je savais que c'était ça qu'ils voulaient.
— Y a quelqu'un ? Services secrets. On vient réquisitionner votre "invention".
Je savais qu'il mentait. Ce que je ne savais pas, c'est qui ils étaient et ce qu'ils me voulaient vraiment.
— Louis, Dupont, fouillez les pièces d'en bas, je monte.
Il venait. Le son de ses pas approchait, et celui de mes battements de cœur s'amplifiait.
— Je sais que vous êtes là, donnez-moi votre machin bien gentiment, et on en parle plus.
Mon souffle me trahit.
— Sous le lit ? Cruellement peu original, dit-il en pointant son colt sur moi. Donnez-moi ce que vous avez dans les mains et laissez-vous faire.
— Pourquoi ? Laissez-moi !
— T'as pas entendu ? Services secrets !
Le ton montait.
— Jamais. J'emporterai mon seul espoir de vengeance dans ma tombe !
— Comme tu voudras.
Il tira et me pris mon œuvre des mains. Il appela ses camarades.
— Mec, tu l'as tué ?
— T'inquiète, c'est qu'un soporifique. On l'emmène à Aleph, pour les formalités.
Et tout devint noir.
Je me réveillai dans une espèce de cellule d'interrogatoire, comme dans les films.
— Alors, quel est votre nom ?
— Pa-pa-pascal Oscuro, Monsieur.
— Arrêtez de bégayer et répondez à mes questions. Comment avez-vous créé cette cassette et cet étrange liquide vert ?
— Je ne sais pas trop, j'ai créé un composant avec un composé chimique qu'un ami m'avait donné.
— Comment s'appelle-t-il et où habite-t-il ?
— Je ne sais plus, nous avons perdu contact juste après un appel à l'aide de sa part. On tentait de le capturer.
Il griffonna quelque chose sur un papier, je crus distinguer le sigle SCP suivi de quelques chiffres que je n'arrivai pas à distinguer.
— Continuons, reprit-il. Avez-vous plus d'informations sur cet ami ?
— Il est blanc, la trentaine, environ 1,80 m, et il est très joyeux.
Il griffonna d'autres chiffres et en barra certains.
— Très bien. Je suis navré, mais nous allons devoir vous éliminer. Adieu, M. Oscuro.
Je reçus un choc dans la nuque. Puis plus rien.