Le pianiste sans piano

Le froid engourdissait ses membres. Il tenta vainement de réchauffer ses mains anesthésiées par un vent glacé.

Un froid mortel. Terrible hiver. Les flocons virevoltaient autour de lui. Il s’était attardé un temps sur cette valse, croyant entendre une musique aérienne et universelle qui orchestrait ce ballet blanc mais s’était vite lassé.

A présent, ses doigts ne parvenaient plus à bouger. Il pensa bêtement qu’il ne pourrait plus jamais jouer de piano. C’était idiot. Il n’y avait plus de piano. Il n’y avait plus non plus de toit au-dessus de sa tête.

Être expulsé. En plein hiver. C’était cruel, inhumain. Mais on ne faisait pas dans la dentelle en Russie. Il n’avait nulle part où aller. Sans le sou, sans nourriture, sans foyer. Sans piano.

Il se remémora cette mélodie qu’il jouait à la perfection. La seule qu’il savait jouer. Il n’avait pas pris la peine d’en apprendre d’autres. Elle-seule suffisait. Cette musique était assez difficile techniquement, certains pensant qu’il était un virtuose. Non. Il était juste né avec cette mélodie gravée en lui et dès qu’il avait eu accès à un piano, il l’avait jouée. Il n’avait jamais cessé de la jouer.

Le manque ouvrit un trou béant dans son âme. Cette mélodie était sa drogue, sa raison d’être. Maintenant, il n’était plus rien, incapable de la jouer.

Cette mélodie… Une valse teintée de mascarade, une suite subtile de notes qui élevait son être, tous les êtres, tous ceux qui avaient le bonheur de l’écouter. Lui, un piano et cette mélodie. Un trio exceptionnel qui transcende les esprits, qui transcende la vie elle-même.

Maintenant, il n’était plus rien. Une souche creuse, dévorée à l’intérieur par le manque. Il n’avait plus la force de hurler, son âme était comme déchirée. Il ne pourrait pas longtemps survivre sans un piano. Sans cette musique. Sans sa musique.

Il avait besoin d’aide. Mais lorsqu’il avait appelé Sasha, elle n’avait pas répondu. Elle aurait pu l’aider. A présent, il savait qu’elle ne viendrait pas. Il leva les yeux vers le ciel, implorant un dieu en qui il ne croyait pas.

Le froid lui brûlait les poumons, il avait de plus en plus de mal à respirer. Mourir dans une ruelle, quelle triste fin pour un pianiste sans piano.


Le professeur Sasha Aleïev ferma la porte à clef. Elle tremblait de tout son être. Quelqu’un frappa violemment à la porte. Une voix masculine hurla :

« Hé ! Ouvrez la porte ! Vous ne vous en tirerez pas comme ça ! »

Le professeur recula et buta sur une chaise. Elle s’étala de tout son long puis se recroquevilla sur le sol, en pleurs.

Elle n’avait pas pu se taire. Pas encore une fois. Les restrictions budgétaires étaient de plus en plus sévères, ils n’avaient même plus de quoi se réchauffer. Elle s’était alors plainte au directeur du site qui les hébergeait. C’était lui derrière la porte, qui frappait, qui hurlait. Elle se releva et tira sur sa jupe pour qu’elle soit plus longue. Les larmes coulaient sur ses joues, emportant avec elles des traces de mascara. Elle devait être ignoble. Tant mieux. Si elle pouvait paraître laide aux yeux du directeur, elle ne s’en plaindrait pas.

Il n’aimait pas les gens avec qui elle travaillait. Il lui répétait sans cesse qu’elle valait mieux que ça, mais elle croyait en ce qu’elle faisait, du bien-fondé de sa mission. Il lui répétait sans cesse que les locaux pourraient servir à autre chose, mais elle savait que sa mission était importante. Il lui répétait sans cesse qu’elle pourrait être ailleurs avec lui, mais elle voulait être là sans lui. L’éviter sur le site était presque mission impossible tant il prenait un malin plaisir à la persécuter. A tous les persécuter. Certains avaient fini par craquer et avaient démissionné, d’autres encore étaient partis dans un autre département. Elle voyait tous ses amis s’en aller, un par un.

Deux ans à survivre, à essayer de maintenir ce Bureau debout, à esquiver les regards appuyés, les compliments et critiques, les coups bas du directeur. Deux ans à essayer de garder le moral, à se répéter sans cesse que sa mission était importante, qu'elle valait la peine de souffrir pour elle. Pour la cause des anormaux. Deux ans. Elle était épuisée moralement et physiquement. La seule chose qui lui permettait de tenir était le fait qu'elle aidait des innocents. Surtout un. Un pianiste.

Les coups ne cessaient pas. Il allait casser la porte, elle en était certaine. Soudain, il hurla :

« Andreï Barinov vient d’être expulsé de son logement. Il est incapable d’avoir une vie normale, incapable de subvenir à ses besoins. »

La nouvelle ébranla le professeur qui chercha à tâtons la table pour s’appuyer dessus. Les tremblements s’intensifièrent. Elle chercha d’une main fébrile dans les tiroirs de son bureau un tube de cachets. Elle jura, ne le trouvant pas, tandis que le directeur continuait :

« Il fait froid dehors et il ne survivra pas une nuit sans son piano. Il est probablement déjà mort à l’heure qu’il est. »

Pourquoi ne l’avait-elle pas su ? C’était elle qui était en charge du dossier. Soudain, elle comprit. Le directeur avait tout fait pour qu’elle perde l’un des derniers anormaux dont elle s’occupait.

« Reprenez vos esprits ! Vous voyez bien que votre mission est un échec ! La Fondation n’est bonne qu’à confiner, elle n’est pas faite pour suivre des individus dans le monde civil, continua-t-il de hurler. »

Il n’avait jamais vu d’un bon œil cette mission. Il l’avait sabotée et personne ne le saurait, ce type avait trop d’influence et peut-être même agissait-t-il sous les ordres de… Non. Elle ne pouvait pas croire que l’un des membres les plus importants de la Fondation fasse une telle chose. Et pourtant… La fin justifiait les moyens.

Elle ouvrit le dernier tiroir, les larmes masquant presque son champ de vision. Elle y trouva le tube. Des amnésiques. Pas assez puissants pour lui faire tout oublier mais au moins, elle pourrait dormir tranquille quelques heures. Accepter la défaite, accepter la mort d’Andreï. Sa main effleura un objet lisse et aussi froid que la neige dehors. Elle se saisit de l’objet. Il pesait lourd dans sa main, aussi lourd que ce fardeau qu’elle portait chaque jour.
Sa lucidité fut balayée par une rage intense dirigée contre ceux qui manipulaient les ficelles dans l'ombre, ceux-là même qui avaient été contre le Bureau dès ses débuts, ceux-là même qui voulaient protéger l'humanité de l'anormal et qui laissaient mourir des gens au nom de cette cause. Jamais elle ne pourrait les atteindre. Mais il y avait cet homme, derrière la porte. Cette marionnette pouvait payer.

Elle pointa le canon vers la porte et appuya sur la détente tout en murmurant :

"Pour Andreï."

Un coup, puis le silence. Sasha venait de signer son arrêt de mort.


Andreï se mourait. Les flocons dansaient au-dessus de sa tête. Il se recroquevilla un peu plus puis, attendant la fin, se mit à chantonner, à défaut d’avoir un piano :

« Do-Mi La La… Do-Mi La La… »

Sa voix était faible, portait peu. Son esprit commençait à se disperser. La musique n’était pas là pour le faire vivre. Sa musique… Il était sa musique. Jamais plus il ne pourrait transcender son âme, ni celle des autres. Jamais plus elle ne pourra guérir des regrets, des souffrances, des culpabilités, des hontes. Jamais plus elle ne pourra apporter le bonheur, la paix, la joie.

Il ferma les yeux, attendant la mort tout en marmonnant les premières notes de sa musique.

Une main le secoua et une voix parla dans un russe teinté d’un accent qu’Andreï ne reconnut pas :

« Monsieur Barinov ? »

Andreï émit un faible râle. La main le secoua à nouveau. Il émergea de sa torpeur mais n'était pas assez lucide pour se demander comment cette voix connaissait son nom. Il murmura :

« Laissez-moi mourir en paix. »

Mais la main ne voulait pas le laisser quitter ce monde. Elle agrippa son épaule et le secoua à nouveau. Andreï grimaça puis se redressa difficilement. Un homme d’une soixantaine d’années, les cheveux impeccablement coiffés, un costume lissé à la perfection, le regardait avec soulagement. Son visage aussi lisse que sa cravate se fendit d’un sourire tandis qu’il lui tendit une main sertie d’une chevalière aux armoiries inconnues.

Un autre homme en costume, mais moins chic, tenait un parapluie pour protéger l’inconnu de la neige qui tombait.

Andreï regarda la main sans comprendre. L’inconnu le contempla un instant puis s’exclama d’un ton pressant :

« Allons mon brave, relevez-vous ! Ne restons pas ici, qui sait ce qui pourrait vous tomber dessus. »

Andreï se décida enfin à prendre la main de son sauveur et se leva difficilement. L’homme lui donne un pardessus dont la fourrure devait valoir une petite fortune et le couvrit. Andreï, un peu plus réveillé, demanda soudain :

« Mais… Qui êtes-vous ?
- Un ami. Il semblerait que la Fondation vous ait abandonné lâchement. Un si grand don que le vôtre ne doit pas être gâché, n’est-ce pas ?
- La… La Fondation ? »

De quoi parlait-il ? Il ne connaissait que Sasha ainsi que le Bureau dans lequel elle travaillait. Il voulut l’attendre encore un peu mais l’inconnu l’amenait déjà à sa voiture. Andreï se mordit la lèvre inférieure, ne sachant que faire. Il regarda la rue déserte puis avisa la voiture. L’inconnu était venu, pas Sasha. Le Bureau n’avait pas tenu ses promesses.

Il entra dans l’habitacle tandis que l’inconnu lui assurait qu’il aurait accès à un piano dans quelques heures. Andreï le remercia et son visage se fendit lui-aussi d’un sourire. Il allait bientôt pouvoir revivre.

Tandis qu’Andreï dormait sur le siège gauche, l’inconnu le regardait avec intérêt depuis le siège opposé. Il composa un numéro sur son téléphone et attendit que son interlocuteur décroche. Puis, il se mit à parler en français :

« Monsieur le comte ?
- Baron ?
- Nous l’avons trouvé.
- Bien. Amenez-le à votre demeure principale, nous nous en occuperons.
- La Fondation l’a abandonné, c’est bien regrettable pour eux… Mais profitable, dit le Baron.
- En effet, il servira la cause des Gentilshommes et ce sera pour le mieux. Cette… Fondation commence réellement à nous décevoir. Quel dommage… »

Tandis que le Baron et le Comte conversaient, Andreï rêvait de sa mélodie qui, bientôt, pourrait changer le monde, tout du moins, les Gentilshommes l’espéraient. Car cette musique n'était pas uniquement ce qui pouvait maintenir en vie Andreï. Elle était aussi la clef qui ouvrait la porte menant à une humanité meilleure.

Dehors, les flocons continuaient leur valse, dirigés par un chorégraphe invisible qui suivait une musique dont seul un pianiste en connaissait le secret.

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