« Une grosse tempête, droit devant ! »
Gladys était inquiète. Des tempêtes, elle en avait vues, au fil des années. Mais une comme ça ! Dès qu’elle eut prévenu Ambroise, celui-ci s’empressa de donner des instruction à tout l’équipage.
« Miette, Pain, vous me baissez les voiles ! Adéla, tu vérifies toute la coque du navire, et tu notes tout ce qui pourrait être un problème d’étanchéité. Aldel, Chaps, vous me vérifiez tous les nœuds du navire. »
Il continua sa liste pendant un moment, puis termina :
« Tout le monde a ses instructions, c’est bon ? Allez, le travail c’est la santé !
— Et moi, capitaine ? demanda timidement Eugène.
— Ah, oui, toi… Va vérifier les tonneaux de la cale, tiens. On ne sait jamais, ils pourraient se blesser dans la tempête, ahah ! »
Eugène sursauta en entendant parler de cette partie du navire, mais se contrôla et ne répondit qu’un « oui monsieur ! » avant de s’exécuter. C’est là qu’était son chien ! Ambroise le savait-il ? Peu importe, le plus important, c’était la tempête. Tout l’équipage se mit au travail.
« Bon, alors là 'tit Chapi, regarde bien comment on fait. Tu vois le nœud en huit là ? commença Aldel.
— Oui, je le vois, c’est celui qui tient cette planche là-haut ! Enfin il ressemble plutôt à un nœud de pêcheur, mais je vous fais confiance !
— C’est pareil, 'tit Chapi. Tiens, regarde, je le défais…
— Ah oui, super idée ça, pour mieux le refaire ensuite ! J’attraperai les planches qui tomberont alors.
— Les planches qui tomberont ? Mais… »
Ambroise, qui surveillait derrière, prit la main d’Aldel pour l’empêcher de défaire le nœud.
« Ahah, Aldel "casse-la-baraque" ! Attends, je vais m’occuper de ça, ça vaudra mieux.
— Ah, bon, fit Aldel, un peu dépité. »
Aldel regarda son capitaine serrer le nœud sans le défaire, et faire de même pour tous les nœuds des alentours.
« Merci capitaine… mais on fait quoi maintenant ?
— Allez aider en cuisine, votre estomac doit être aussi resserré que ces nœuds maintenant, ahah ! »
Pendant ce temps-là, les jumeaux Miette et Pain s’occupaient de baisser les voiles.
« Ah non, Miette, j’te dis que c’est pas dans c’sens là !
— Je sais très bien ce que je fais, sœurette ! Regarde, en tirant là- »
Ambroise, ayant tout juste fini de resserrer les nœuds, s’approcha de Miette pour guider ses mouvements.
« Merci capitaine, mais c’est ce que j’allais faire… réagit Miette, gêné.
— On est jamais trop prudent, mieux vaut une aide inutile qu’une âme laissée pour compte… Je suis là pour vous aider, je ne laisserai jamais mon équipage se débrouiller seul.
— Merci, capitaine.
— Allez vous reposer un coup, les jeunes. On va trimer pendant la tempête. »
Ambroise descendit ensuite voir Adéla.
« Attends, Adéla, cap'tain Ambroise est là pour t’aider.
— Pas besoin d’aide, merci.
— J’insiste, je vais m’en occuper, contesta Ambroise d’un ton mielleux en lui prenant une planche pour renforcer une couche d’humidité.
— Capitaine, je-
— Le travail c’est la santé, rien faire, c’est la conserver ! Va te reposer, Adéla, tu vas avoir besoin de toute ton énergie pour la tempête. »
Commençant à s’énerver, Adéla lui reprit la planche des mains et la jeta sur le sol.
« Avec tout le respect que je te dois, capitaine, c’est mon travail, d’accord ? Je suis capable de le faire aussi bien voire mieux que vous, je suis une professionnelle. C’est vous qui devriez vous reposer, et arrêter d’essayer de tout faire sur ce bateau ! »
Il s'en suivit quelques secondes de silence, pendant lequel les deux membres se dévisagent d’un regard plein de mépris.
« Adéla, tu remontes, c’est un ordre. Je suis ton capitaine, quand je te dis de faire quelque chose, tu m’obéis, sinon tu finis par-dessus bord, menaça Ambroise d’un ton calme.
— Je…
— Par-dessus bord, j’ai dit ! cria soudainement le capitaine de manière menaçante. »
Surprise par ce revirement soudain de personnalité, Adéla ravala sa salive et obtempéra, laissant Ambroise finir le travail.
« Mais je te dis qu’il faut aller au nord-nord-est, pas au nord-est, Lamillia ! Tu veux bien m’écouter, de temps en temps ?
— Arsène veut nous envoyer dans des rochers, je note, ironisa la contremaître.
— Mais… mais non ! Regarde la carte, les rochers ils sont là, à vingt-cinq degrés, nous on part vingt-deux et demi, et on les évite !
— Ah, la théorie, c’est beau… Mais tu sais ce qu’il te manque ? La pratique du terrain. On peut pas être aussi précis que ça en pratique.
— Bon, arrêtez donc de vous fâcher et trouvez une solution, sinon vous finirez à l’eau avant que la tempête ne fasse couler ce navire, s’exaspéra Félix.
— Ça nous aide pas, ça, Félix ! Maîtrise notre contremaître, plutôt ! se vexa Arsène.
— Allez, c’est ma faute. Bon, moi j’y vais, hein, je vais aller effectivement diriger ce vaisseau au nord-est avant qu’on dérive sur les rochers, lança la concernée en claquant la porte.
— Félix, tu vas pas la laisser-
— Arsène, si tu continues à me taper sur le système, j’utilise ton violon comme latrine, répliqua le capitaine en partant. »
En sortant, Félix croisa Galaad.
« Félix, je-
— Capitaine Félix, le coupa-t-il froidement.
— Je… "Capitaine" Félix, j’ai peur que la tempête se rapproche plus vite que prévu.
— Et que souhaites-tu que j’y fasse, Tristan, que je la grondille ? Va donc faire l’inventaire de la cale, tiens, ça t’évitera de traîner dans mes panards. »
Galaad souffla avant de s’exécuter sans rien dire, n’exprimant son mécontentement que dans son regard.
« Phare en vue ! Phare en vue ! »
Gladys s’époumona pour couvrir le vacarme de la pluie et celui du tonnerre, plus loin. Les membres de l’équipage s’apprêtaient à rentrer, s’agrippant tant bien que mal aux différents objets fixes qu’ils pouvaient trouver à proximité pour éviter de tomber. Le bateau tanguait de droite à gauche en permanence, et même de bas en haut, passant vague après vague. Celles-ci augmentaient d’ailleurs en intensité. C’est pour cela que l’annonce de Gladys surprit autant l’équipage qu’elle le rassura. Ambroise, en particulier, n’y crut pas. Il cria depuis le pont, mais impossible de dire quoi que ce soit : le bruit de la mer en colère couvrait toutes ses paroles. Il était plutôt âgé : difficile de crier aussi fort que sa vigie. Il monta alors.
« Un phare, ici ?
— Et oui ! Heureusement que je suis là pour le voir. Regarde, là, dit-elle en pointant du doigt la faible lumière au loin.
— Oooh… ça doit être une illusion, ahah ! Impossible qu’il y ait un phare dans ces eaux sauvages.
— Et pourtant, je le vois ! On est sauvés pour cette tempête. Merci qui ? »
Ambroise ne répondit pas et descendit de la vigie pour annoncer à son équipage la nouvelle. Le navire se réorienta vers cette nouvelle destination, tandis que les marins se mettaient à table. Ambroise était encore à l’extérieur, s’assurant que le navire allait bien dans la bonne direction. Il dirigeait donc à la barre pendant que le reste de son équipage se retrouvait pour manger. L’ambiance était détendue… jusqu’à l’intervention d’Adéla.
« Je sais pas ce que vous en pensez, mais Ambroise commence à me fatiguer à toujours vouloir faire mon boulot lui-même. J’ai l’impression qu’il me fait pas confiance, déclara-t-elle en mâchant.
— Je me disais la même chose, répondit Aldel. Pourtant, j’en ai, de l’expérience !
— Ah oui m’sieur Aldel, j’adore vous regarder faire des trucs sur le bateau, vous m’apprenez tellement de choses ! réagit Chaps juste avant de faire tomber sa fourchette par terre.
— Moi je trouve pas vraiment… intervint Eugène après avoir discrètement mis la moitié de sa viande dans sa poche.
— Après, toi tu fais le ménage, et tu… « vérifies les tonneaux ». Je crois qu’il te fait suffisamment confiance pour ça, répondit Gladys. Mais rien que tout à l’heure, quand j’ai dit avoir vu le phare, il a fallu qu’il vienne vérifier, comme si mon boulot n’avais pas assez de valeur pour lui… C’est insupport- »
La vigie du navire fut interrompue par l’entrée d’Ambroise dans la pièce.
« Alors, de quoi vous parlez les camarades ?
— Oh… De la tempête, du risque qu’elle peut poser… bredouilla Gladys.
— Oui, on a un peu peur en réalité, heureusement qu’on a trouvé ce phare ! dit faiblement Eugène.
— Que j’ai trouvé ce phare, merci Gladys ! le coupa la vigie.
— Ahah, voilà qu’on sera tranquille. Même si c’est bien mystérieux… Un phare, dans ces eaux où personnes n’a jamais posé les pieds, au loin de toute terre… On peut se demander… commença Ambroise avant de faire un pause.
— On peut se demander quoi, capitaine ? questionna Chaps.
— Et si c’était un piège pour nous dévorer tout crus ?!
— Vous pensez ? ! s’écria le moussaillon.
— T’inquiète pas, 'tit Chapi. Les trucs comme ça, ça existe pas, crois-en mon expérience, le rassura Aldel.
— Mais oui, Chaps, c’était une blague, confirma Ambroise. Il ne devrait pas y avoir de risque… quoique… »
L’équipage rigola autour de la table, tandis qu’Eugène s’éclipsa discrètement pour partager le morceau de viande mis de côté avec son animal clandestin. En son absence, les autres membres de l’équipage blaguèrent volontiers sur ce dernier. Il était si sûr que personne ne le savait ! Alors ils faisaient, dans son dos, des paris pour savoir quelle race de chien c’était. Probablement un petit chien, aux poils plutôt marrons, éventuellement noirs, pour ne pas se faire remarquer entre les tonneaux. Mais dès que le jeune matelot reparut, prétendant avoir été aux toilettes, la discussion s’arrêta et ils firent semblant d’avoir parlé d’autre chose.
Le navire arriva finalement à proximité du phare : tout l’équipage fit des pieds et des mains pour maintenir au plus vite le bateau à proximité. Finalement arrêté, Ambroise prit la parole face à l’équipage désormais de retour à l’abri.
« Bon, Eugène, Aldel, Chaps et Gladys, vous venez avec moi ! On va aller s’incruster chez l’habitant, ahah ! Les autres, tenez bien le bateau jusqu’à notre retour. Ne faites rien, d’accord ? Considérez ce passage comme une pause. Profitez-en pour respirer l’air pluvieux et vous revigorer un coup dans vos plumards ! »
Les « explorateurs » se mirent en route. Ils lancèrent une corde sur les rochers, Ambroise l’attacha méticuleusement, puis ils descendirent les uns après les autres. La pluie battait son plein, et un éclair frappa le haut du phare. Le vent, lui aussi, se déchaînait contre la mer, qui se vengeait à son tour sur les rochers, vague après vague. Ils se dépêchèrent d’atteindre la porte du bâtiment. Les murs étaient fissurés ; le bâtiment semblait ancien et pourtant plutôt bien conservé malgré ses traces de vécu. Ils toquèrent. « Il faut toujours rester poli. » insistait Ambroise. Mais personne ne répondit. Finalement, ils décidèrent de rentrer quand-même : la porte était heureusement ouverte. Ou plutôt, le verrou semblait hors d’état de verrouiller quoi que ce soit depuis un certain temps.
À l’intérieur, aucune lumière, le néant. Ils allumèrent leurs lampes. La salle était vide, seule une trappe était présente au sol. Au fond se trouvait l’escalier : c’est par là qu’ils continuèrent. La salle au premier étage contenait du vieux matériel de toute sorte. Des traces de vie, certainement, mais très anciennes : plus personne ne semblait habiter là depuis un certain temps. Ils continuèrent leur ascension, pour trouver des vieilles chambres, tout aussi vétustes, et d’autres salles de vie des gardiens. Il semblait que plus personne ne vivait ici depuis des lustres : mais pourquoi donc le sommet était-il encore allumé ? Arrivés au sommet, ils virent la flamme du phare accompagnée d’une terrible odeur de poisson pourri. Le sol était jonché d’arêtes et de chair pourrie, mais dans un coin se trouvait une réserve de charbon bien entretenue, accompagnée d’une pelle. Le feu était encore ardent, mais la lentille semblait montrer des traces de fatigue : certaines parties étaient fissurées, et des morceaux manquants.
Il ne suffit que d’un regard pour que toute l’équipe décide de descendre pour éviter de subir l’odeur putride plus longtemps. Au troisième étage, ils s’arrêtèrent sur une carte, accrochée au mur. La faible luminosité rendait difficile l’observation, mais c’était une ancienne carte du continent disparu. Ce phare semblait être situé à proximité d’un bras de mer nommé la « Gironde ». Ils s’arrêtèrent un instant pour contempler l’ensemble de la carte. La plupart de celles représentant le continent disparu avaient été perdues avec le temps, et peu de reproductions en avaient été faites. De toute façon, il était justement disparu, donc cela ne servait pas à grand chose. Mais la curiosité s’empara de Gladys, qui l’observa plus longuement tandis que les autres membres du groupe retournaient vers l’escalier. Ambroise aussi développait un intérêt particulier pour la carte, semblant observer des lieux précis, sur une péninsule un peu plus au nord de la position indiquée pour le phare, ainsi que sur une grande île se trouvant encore plus au nord, appelée selon la carte « Grande Bretagne ».
En silence, n’entendant que le sifflement du vent à l’extérieur et l’acharnement de la foudre sur le toit du phare, ils redescendirent au rez-de-chaussée et se retrouvèrent à nouveau devant la trappe. Ils n’eurent pas besoin de communiquer : leur curiosité commune se mit d’accord pour l’ouvrir. Il s’y trouvait une échelle, descendant très profond. En bas, de la lumière orangée.
« C’est sûrement là qu’ils vivent, déclara Ambroise.
— Vous êtes sûrs que c’est une bonne idée ? On pourrait juste attendre sur le bateau et repartir à la fin de la tempête… s’inquiéta Chaps.
— On n’a pas fait tout ce chemin pour s’arrêter devant une pauvre trappe ! Aller, on continue, à l’aventure comme à l’aventure, haha ! »
Ambroise descendit le premier, suivi par Gladys, Aldel, Chaps et enfin Eugène. Le conduit était très étroit, et leur dos touchait souvent le mur, désagrément dont Aldel n’hésitait pas à se plaindre. Ils parvinrent finalement au sol, et furent immédiatement mis en joue par une dizaine de personnes portant des fusils datant d’une autre époque mais semblant encore bel et bien fonctionnels. Ils portaient des habits semblant constitués d’écailles de poisson et d’algues séchées, mais leur morphologie était tout-à-fait humaine moyennant quelques déformations rappelant les habitants de petites îles isolées souffrant de consanguinité. Toute l’équipe leva les mains avant qu’Ambroise fasse signe à ses membres d’équipage de se taire pour prendre la parole.
« Bonjour mesdames, messieurs… est-ce que vous nous comprenez ? »
Certains échangèrent des regards, avant que la doyenne du groupe, probablement octogénaire, prenne la parole dans un accent difficilement compréhensible. Seul Ambroise semblait, après un temps de réflexion, comprendre plus de la moitié de ce qui était dit. Mais il était surtout capable de répondre dans ce français étrange : Gladys, Aldel et Chaps échangèrent des regards pendant qu’Eugène dévisageait Ambroise d’un air confus. Finalement, leurs agresseurs baissèrent leurs armes et Ambroise se retourna, son équipage s’attendant à une explication. Mais tout ce qu’il finit par dire fut : « Ah, voilà qu’on a trouvé des hôtes bien sympathiques ! Suivez le mouvement, les jeunes ! ».
Chaque membre de son équipe le regarda d’une manière différente. Aldel semblait vexé, marmonnant « Les jeunes, les jeunes… », tandis que Chaps le suivait, l’air insouciant. Eugène, quant à lui, n’avait pas quitté des yeux son capitaine en gardant ce même air confus. Mais chez Gladys, c’est de l’agacement qui était en train de naître. En se mettant en marche, elle attaqua :
« Et tu n’as rien d’autre à nous dire ?
— Qu’est-ce que tu veux que je te dise ? On a trouvé des gens sympathiques, c’est…
— D’accord, on va faire une liste des questions, commença Gladys en comptant sur des doigts. D’abord, l’éléphant dans la pièce, qu’est-ce que c’est que ce français bizarre ? Comment ça se fait que tu le parles ? Qu’est-ce qu’il s’est passé ? Comment tu as réussi à les faire passer de "on nous met en joue" à "venez visiter" ? Qui sont-ils ? Comment ça se fait qu’ils vivent ici malgré la catastrophe ? Et j’en passe.
— Oh, ça… Pour la langue, c’est juste du vieux français, je l’a étudié quand j’étais plus jeune. À quelques légères différences près, ils parlent un français du quinzième siècle. Et sinon, j’ai pas encore des réponses à toutes tes questions, mais je leur ai juste parlé de notre situation et ils on compris et été sympathiques. Je leur parlerai un peu plus tout à l’heure, mais pour l’instant, allons essayer de nous faire des amis, ahah !
— Ouais ! intervint Chaps de nulle part à un volume légèrement trop fort, attirant vers lui les regards non seulement des coéquipiers mais également des autochtones, ce qui le fit baisser la tête immédiatement. »
Ils furent menés à travers des couloirs creusés dans la roche, de l’eau coulant sur les parois. L’endroit était extrêmement humide : ils devaient désormais être directement sous l’océan. Ils descendirent encore un peu et finirent par arriver dans une grande salle, elle aussi creusée dans la roche, que de nombreuses personnes traversaient d’un bout à l’autre, tandis que d’autres restaient sur place à discuter. C’était un véritable lieu de vie pour une communauté entière que l’on pouvait estimer à quelques certaines de personnes. Ils continuèrent à travers d’autres couloirs pour atteindre une salle à manger.
Comme les autres salles, celle-ci avait une décoration très sobre, mais elle était tout de même agrémentée de squelettes de créatures diverses, bien souvent ésotériques. La table était faite de pierre taillée, qui semblait constituer le principal matériau de ce lieu de vie. Les éléments plus légers (rideaux, tapis) étaient eux fabriqués à partir d’algues séchées. Ambroise s’assit puis reprit les discussions avec la doyenne, dont certaines parties que Gladys put identifier comme les questions qu’elle lui avait posé plus tôt d’après les intonations montantes et les quelques mots qu’elle comprenait. La gestuelle des autochtones leur fit comprendre qu’ils étaient invités à s’asseoir, ce qu’ils firent. Ambroise ayant fini sa discussion, il en fit un compte-rendu à son équipage.
« Donc, cette charmante dame s’appelle Jeanne, et sa communauté est ce qu’elle appelle la « Meute ». Au vu des termes qu’elle utilise j’ai l’impression qu’ils se considèrent tous de la même famille. Je n’ai pas pu obtenir plus d’informations pour l’instant, à part qu’ils nous invitent à diner et à nous reposer.
— Il faudrait leur demander des informations sur les environs, ils devraient en avoir, répondit Gladys.
— Si la tempête dure, il faudra leur demander s’il est possible de faire descendre nos camarades aussi, ajouta Aldel. J’ai peur qu’ils finissent par avoir le mal de mer, les pauvres. Ça me rappelle des souvenirs du vieux temps, ça.
— Oh, vous me raconterez m’sieur Aldel ? intervint Chaps.
— Bien sûr, ’tit Chaps, bien sûr. Mais plus tard. »
Après une léger silence pendant lequel Gladys semblait réfléchir, elle interpella Ambroise.
« Et vous leur avez dit quoi sur nous ?
— Pas grand chose, le strict minimum : la raison de notre présence ici, notre visite du phare… Je leur ai dit que nous explorions pour faire des cartes. »
À ce moment, un groupe de personnes entra, plateaux à la main. Les invités furent vite servis, dans des assiettes en argile. Au menu : du poisson, des algues, du poisson, et encore un peu de poisson sur son lit d’algues. En y regardant un peu de côté, il était également possible de voir quelques maigres bouts de carotte. Cependant, pour de la nourriture fraîche, personne ne fit la fine bouche ; ça restait déjà bien meilleur que les fruits secs du bateau. Le début du repas se fit en silence, avant qu’Ambroise décida de communiquer à nouveau avec la doyenne, assise à la même table. Au bout de quelques minutes de conversation, il remarqua les regards confus voire agacés de ses membres d’équipage. Il termina une phrase à l’intention de son interlocutrice avant de reprendre en français plus moderne :
« Je vois que vous êtes un peu paumés, ahah ! En bref, cette communauté est ce qui reste d’une famille de chasseurs après le cataclysme. Ils n’ont plus qu’un seul objectif, c’est de chasser une sorte de monstre aquatique extrêmement longue qui causerait la tempête. Pour ça, ils survivent grâce à la pêche et à quelques plantations qu’ils ont pu conserver de l’ancien monde. Je me demande bien comment ils font, je ne sais pas comment je survivrai sans une bonne viande terrestre !
— Et le phare, dans tout ça ? demanda Gladys.
— Bonne idée, tiens. Je vais lui demander. La poissonnade qu’on s’est prise tout à l’heure me hante encore, ahah ! »
Il s’en suivi quelques nouvelles minutes de discussion avant qu’Ambroise ne revienne naturellement vers ses camarades.
« Apparemment, ce phare les aide à combattre le monstre, c’est pour ça qu’ils se sont installés ici. Il aurait été construit avant la catastrophe. Normalement, il possède un appareil qui lui permet de rester en bon état, mais apparemment il est alimenté par la venue de nouvelles personnes au sein du phare. Voilà quelque chose pour lequel on va pouvoir donner un coup de main !
— Si c’est pour finir comme les poissons… réagit Eugène.
— Elle m’a expliqué que ça n’impliquait pas la mort. C’est juste que s’embêter à mettre les poissons dans un aquarium, c’était trop fatigant pour eux, ahah ! »
Le repas continua avec d’autres échanges, d’abord entre Ambroise et la doyenne, puis entre le capitaine et son équipage, lui faisant un compte-rendu. Ce jusqu’au moment où c’est Jeanne qui demanda des informations ; Ambroise se mit alors à parler uniquement avec elle, pendant plusieurs longues minutes, sans que son équipage ne puisse avoir la moindre idée de ce qu’il racontait. Certainement du baratin ; c’était en tout cas ce qu’ils espéraient.
Une fois le repas terminé, Ambroise les informa qu’ils étaient invités à dormir, ce qui ne manqua pas de réjouir tout le monde. Ils traversèrent de nouveaux couloirs en pierre avant d’arriver dans des salles au confort spartiate mais ayant le mérite d’être stables, au contraire des hamacs du bateau. Les « matelas » d’algues séchées ne leur offriraient pas le meilleur sommeil de leur vie, mais ils allaient s’en contenter. Une dizaine de lits étaient présents dans la pièce, et chacun s’installa.
« Il faudrait peut-être faire des tours de garde… Je ne fais pas vraiment confiance à ces types, débuta Gladys.
— Tu as raison, je vais m’en charger, répondit Ambroise.
— T’es sûr ? Tu as passé la journée à tout faire sur le bateau, tu dois être à plat. Je peux le faire si tu veux.
— Non non, je vais faire, je vais faire, réagit le capitaine qui semblait déstabilisé par l’idée que quelqu’un d’autre le ferait.
— Je vais pas m’en plaindre ! réagit Eugène. Merci capitaine !
— Moi non plus, mes vieux os n’ont plus l’âge pour ça, continua Aldel, qui fut suivi par un petit rire d’approbation de Chaps.
— Bon courage alors. Réveille-moi pour mon tour, je prends celui d’après, termina Gladys, une pointe d’inquiétude dans la voix. »
Chacun se mit alors à dormir, sauf Ambroise qui restait bien assis sur son lit, à scruter la porte.
Le tonnerre incessant et la pluie battante terrifiait l’équipage de Félix, dont la plus grande partie était réfugiée dans leurs quartiers pendant que le reste essayait tant bien que mal de diriger le navire. Les vagues étaient titanesques, et les seaux se remplissaient de vomi alors que l’embarcation tanguait à gauche, à droite, mais également devant et derrière, traversant les montagnes d’eau qui allaient dans toutes les directions. À l’extérieur, Lamillia maniait la barre tant bien que mal tandis que Félix, Arsène et Galaad essayaient de garder trace des directions, à l’abri dans le bureau du cartographe.
« Je pense qu’on est un peu plus au sud que ça, fit remarquer Galaad.
— Merci Galaad, mais je connais mon métier, répliqua sèchement Arsène. On a traversé douze virgule trois nœuds nord-est, on a esquivé les rochers qui sont ici…
— Que nous avons manqué de peu de se prendre, d’ailleurs, commenta Félix, la météo accompagnant sa réplique d’un coup de tonnerre assourdissant.
— Certes. Puis on a fait deux nœuds est, et cinq nord-est pour finalement… aaaaaah ! »
Arsène fut interrompu par une grosse secousse qui les fit tomber tous les trois sur le sol. Sans dire un mot, Félix sortit en claquant la porte.
« Lamillia, qu’est-ce donc que cette manière de barrer un navire ? cria-t-il sous la pluie battante.
— Me déconcentrez pas, c’est déjà assez difficile comme ça ! répliqua-t-elle brièvement avant de tourner violemment la barre.
— Tu as besoin que… »
Félix fut interrompu par un mouvement brusque du bateau vers bâbord alors qu’il n’était pas accroché : il fut projeté à plusieurs mètres et se rattrapa tout juste aux barrières, lui évitant d’être envoyé par-dessus bord. Lamillia tenta quelques manœuvres pour l’aider, et sonna l’alarme : quatre grands coups de pied au sol faisant immédiatement sortir Galaad du repaire d’Arsène. Il n’eut pas le temps de demander ce qu’il se passe qu’il comprit la situation. Il réagit par réflexe, sans même réfléchir un instant : tandis que Félix s’accrochait tant bien que mal, il attacha une corde à sa taille, elle-même solidement reliée au mat, et partit secourir le capitaine de son navire. Avançant contre les éléments, il progressait lentement mais sûrement, glissant occasionnellement au sol mais se rattrapant toujours. Il atteint finalement le bord du navire, et pris Félix par le poignet avant de le tirer de toutes ses forces vers le pont.
Une nouvelle secousse les envoya en l’air tous les deux, en direction de l’avant du bateau. Galaad tint bon : malgré la douleur de la corde tirant sur son ventre, il continua de tirer Félix vers lui. Au prix d’importants efforts, il arriva à le ramener entièrement à bord, les deux hommes tombant sur le pont, Galaad ne lâchant pas son capitaine. Alors qu’ils étaient au sol, une nouvelle secousse se fit sentir, mais accompagnée d’un bruit de craquement qui n’était pas un coup de tonnerre. « La coque ! ». Félix regarda Galaad un instant, puis lança « Ne crois pas que je t’en suis redevable ! » avant de descendre dans la cale vérifier l’étendue des dégâts.
Galaad resta seul dans ses pensées un moment. Il n’avait pas pu le laisser mourir. Pourtant, il regrettait déjà. Mais il n’avait pas pu, c’était plus fort que lui.
Une lumière entra dans son champ de vision et vint le distraire.
« Lamillia, lumière à tribord ! cria-t-il en direction de la barre.
— Yiiiii-ah ! réagit enthousiastement la contremaître avant de la tourner un grand coup vers la droite. »
Gladys et Eugène se réveillèrent à peu près en même temps. Ils scrutèrent la salle pour se rappeler où ils étaient. Cela faisait toujours bizarre de se réveiller dans un endroit inconnu. Ils se virent l’un l’autre tout d’abord, avant de voir Aldel et Chaps qui roupillaient encore profondément. Mais leur regard se chargea d’inquiétude lorsqu’il arriva sur le lit d’Ambroise : il était vide.
Et puis elle se rappela de la veille, et des tours de garde proposés. Comment se faisait-il qu’elle n’avait pas été réveillée ? Soit Ambroise avait disparu avant, soit il avait essayé de faire toute la nuit lui-même, ce qui lui ressemblait bien. Il fallait vite trouver ce qui lui était arrivé. Elle et Eugène n’eurent pas besoin de communiquer : elle réveilla Aldel, il réveilla Chaps. Pointer le lit d’Ambroise suffit pour communiquer l’information, ils partirent ensemble de la pièce.
En sortant, ils aperçurent des membres de la Meute au bout du couloir ; ils prirent garde à ne pas se faire remarquer, et filèrent de l’autre côté. La grotte ne semblait pas très active, et ils ne croisèrent sinon pas grand monde, jusqu’à arriver à la grande salle. Se cachant dans un angle, ils épièrent les différents mouvements. Gladys pensa qu’il serait impossible de passer sans se faire remarquer, et le fit comprendre d’un simple geste à ses coéquipiers. Ils étaient bloqués.
Gladys réfléchit pendant plusieurs minutes avant de chuchoter à ses camarades son plan :
« Jusqu’ici, ils ne savent pas qu’on est sortis de la chambre. S’ils ne nous ont pas mis des gardes et qu’ils ne nous on pas enfermés, c’est probablement qu’ils s’en foutent un peu ou qu’ils ont un plan bizarre. Bref, je pense qu’on ne risque pas grand chose en s’aventurant à la vue de tous.
— Mais, et s’ils nous tuent ? s’inquiéta Chaps.
— Ils auraient pu le faire dans la chambre, répondit Aldel. Ça ne ressemble à aucun plan dont j’ai l’expérience.
— On pourrait leur proposer une partie de belote, peut-être qu’ils accepteraient et qu’on pourrait oublier tout ça ? proposa Eugène sur le ton de la blague en sortant son paquet de cartes de sa poche, ce qui fit sourire ses coéquipiers.
— Si seulement ça pouvait fonctionner… Mais non. On va prendre le risque d’y aller à découvert. »
Ils s’avancèrent dans la grande salle, à la vue de tous. Les membres de la Meute partirent vite, sans courir mais d’un pas assuré, laissant la salle vide. « Je crois qu’ils ne nous aiment pas des masses. » réagit Gladys. Il ne suffit que d’une minute pour qu’ils reviennent armés, pointant leurs nouveaux jouets sur le petit groupe. Ils étaient entourés de tous les côtés, seul le couloir de la sortie était restée libre. S’ils ne les avaient pas tués, le message était clair : partez.
« On fait quoi ? paniqua Chaps.
— On se barre, et on revient avec l’équipage. Seuls et sans armes on n’est pas de taille. »
Les autres n’eurent pas besoin d’argumenter : tout le monde était d’accord. Ils prirent la voie de la sortie, en silence, tandis que leurs assaillants les suivaient à une distance raisonnable. Gladys fut la première à saisir l’échelle tandis que ses coéquipiers la suivirent.
Dans sa cellule, Ambroise se réveilla, un peu sonné. Les souvenirs lui revenaient doucement : lui somnolant, après plusieurs heures de veille, et les « hôtes » arrivant à plusieurs pour l’assommer d’un coup aussi sec que discret. Il n’avait même pas eu le temps de réagir, trop fatigué pour ça. Ah, il rageait ! Il s’était fait avoir comme un bleu ! Mais… et son équipage ? Oh non, ils étaient seuls ! Ils n’allaient jamais y arriver sans lui ! Il s’assit par terre, la tête dans ses mains, avant de se rendormir malgré lui, sa fatigue reprenant le dessus.
Plusieurs heures avaient passé. En apprenant la nouvelle, tous les membres de l’équipage s’étaient investis comme jamais, préparant leurs armes et méthodes de combat. Il fallait sauver leur capitaine, coûte que coûte. Dès son arrivée, Gladys avait réuni tout le monde dans la salle à manger, leur exposant leur plan. Si beaucoup restaient perplexes et lui faisaient pas autant confiance qu’à Ambroise, ils tombèrent tous d’accord sur le fait que c’était leur meilleure chance. Peu confiants, ils partirent l’arme à la main braver la tempête.
Celle-ci n’avait pas faibli d’un pouce pendant toutes ces heures, Aldel faisant d’ailleurs remarquer à Chaps qu’il n’en avait jamais vu d’aussi longue de sa vie. Ils rentrèrent les uns après les autres dans le phare, puis prirent l’échelle. C’était le point sensible du plan : ils ne pouvaient arriver qu’un à un. Ils se rapprochaient le plus possible dans la descente afin de pouvoir arriver aussi vite que possible en nombre. Lorsque Gladys arriva la première, elle fut immédiatement mise en joue par les membres de la Meute qui s’attendaient à un tel retour. Cependant, l’arrivée soudaine de nombreux membres d’équipage supplémentaires les firent se replier sans même tirer un coup de feu. Gladys, ayant pris la tête de l’opération, donna ses ordres à l’équipage.
« Ils jouent clairement un jeu. On les suit ! Eugène, Chaps, vous savez quoi faire. »
Ils entrèrent dans la grande salle tandis que des explosions se firent entendre depuis la salle où ils se trouvaient il y a moins de deux minutes. Soudainement, les membres de la Meute arrivèrent de derrière, ayant apparemment creusé de nouveaux tunnels à grands coups d’explosifs. Ils étaient pris au piège, et de nouvelles explosions se firent entendre : tous les couloirs de la salle s’effondrèrent, les y laissant coincés, sans aucune issue.
Plusieurs heures passèrent, péniblement. Il était impossible de les compter précisément. L’air commençait à être chaud et humide, et l’ambiance délétère. Certains membres n’y croyaient plus, d’autres avaient encore espoir. Mais où était Eugène quand on avait besoin de lui pour une partie de cartes ? Ça aurait détendu l’atmosphère. Gladys essayait tant bien que mal d’éviter les conflits. Certains ne passaient pas très loin de s’échanger des coups. Des insultes fusaient parfois, et Gladys en était souvent la cible. C’était elle qui les avait poussés dans ce trou, en réalité. Tout ça, c’était de sa faute ! Si elle avait pris la peine d’essayer de secourir Ambroise au lieu de fuir comme une lâche, ils n’en seraient pas là. Et puis, son plan, là… Comment faire confiance aux deux gamins du navire ? Ils font jamais rien ! Le seul à qui on pouvait faire confiance, c’était Ambroise. C’est lui qui faisait tout, sur ce bateau. C’est lui qui les avait sortis de nombreuses situations difficiles. Alors que l’un des marins s’apprêtait à attraper Gladys par le col pour lui dire ses quatre vérités, une explosion se fit entendre. Dans l’un des couloirs, les éboulis se fissurèrent, la poussière se répandit dans toute la pièce. Puis, tandis qu’elle retombait au sol, Gladys s’écria :
« Capitaine, Eugène, Chaps ! »
Tout l’équipage tourna la tête pour observer les trois nouveaux arrivants, nombreux s’écrièrent « Capitaine ! ».
« Ces bombes datent de l’âge de pierre, je me demande si les romains en utilisaient pas des comme ça, ahah ! lança Ambroise, arborant d’immenses cernes sous les yeux et un sourire gêné.
— En tout cas, elles étaient pleines de poussière dans la réserve, compléta Eugène.
— Vous nous raconterez ! répondit Gladys. Mais pas maintenant : là, il faut s’en aller, et vite ! Eugène, Chaps, il y a encore des autochtones dans le coin ?
— Tous partis ! Il ne reste plus que les bébés et deux personnes pour les garder, ce n’était pas très dur de pas se faire remarquer. On les a suivis, ils ont une autre sortie sur un récif plus loin. C’est là qu’ils ont leurs bateaux, informa Eugène. La sortie du phare est libre !
— C’est bizarre, je me demande bien ce qu’ils font, réagit Chaps. On a pas vraiment regardé, quand on a su qu’ils n’étaient plus là, on en a profité pour fouiller les grottes discrètement. Il ne restait plus que ces bombes dans l’armurerie.
— Ils m’avaient capturé pour des informations. Ils ont besoin de nouvelles personnes pour leur machine, et ils voulaient savoir d’où je viens pour ça. Puis ils ont eu l’idée d’utiliser l’équipage, c’est pour ça qu’ils vous ont attirés ici. Je suppose qu’ils sont partis chasser leur bête imaginaire, maintenant ! expliqua Ambroise. »
Chaps déposa les bombes au sol et les alluma, ce qui libéra le passage.
« Allez, tout le monde remonte sur l’échelle, il faut rejoindre le bateau fissa ! ordonna Gladys.
— On a une nouvelle capitaine ? demanda Ambroise d’un ton moqueur.
— Bah c’est moi qui ai organisé tout ça et…
— Pas d’inquiétude, Gladys. J’ai été… agréablement surpris. Je te… fais confiance. »
À ces mots, qui semblaient si durs à sortir pour Ambroise, le regard de Gladys s’illumina. Elle redoubla d’efforts, et continua de donner des ordres. En passant, Adéla, la charpentière du navire, lui souffla un petit « Je suis jalouse. » avant de monter elle aussi. En quelques minutes, ils étaient désormais tous de retour sur les rochers et en train de remonter à bord. Il allait falloir repartir en pleine tempête. Une fois tout le monde à bord, Ambroise vint vers elle.
« Allez, retour au poste, Gladys ! J’ai encore besoin de toi ; il va falloir fuir cette tempête sans s’emboutir sur des rochers !
— Oui capitaine ! Encore une fois, merci Gladys ! répondit-elle de son ton fier habituel.
— Merci, Gladys, fit calmement Ambroise d’un ton inhabituellement sérieux et honnête. »
Gladys se retourna un instant, croyant qu’elle avait rêvé, mais le regard de son capitaine confirma ses dires. Elle sourit, puis monta l’échelle pour retourner à son poste de vigie. En haut du mat, elle observa de nombreux canots avec ce qu’elle devina être les membres de la Meute tirant dans le vide avec leurs armes. L’eau devant eux sembla cependant effectivement remuer de manière étrange, mais elle n’y porta pas trop attention. Se pourrait-il que leur monstre soit réel ? Peu importe, il leur fallait partir. Elle indiqua les directions à Ambroise, et le bateau s’éloigna de leurs anciens hôtes.
En faisant le tour de l’horizon, dans le rideau de pluie de cette tempête et l’obscurité de la nuit, elle aperçut la vague forme d’un grand bateau. Non. Ce n’était pas possible. Elle attendit qu’il se rapproche un peu pour vérifier.
Félix.
« Félix !
— Quoi ? Ah non, pas maintenant ! cria Ambroise à travers la pluie. Tout le monde aux canons ! »
Les deux vaisseaux se rapprochaient de plus en plus, et ce de manière très dangereuse. Cependant, les vagues étaient bien plus fortes que la direction de leur bateau.
« Abandonnez les canons, on est trop proches ! cria Ambroise. »
C’était trop tard. Les deux navires entrèrent en collision, la proue en métal de l’Admirable creusant la coque inférieure du Loreleï. En face, Félix était sur le pont, une corde autour de la taille dont l’autre bout était attaché au mat.
« Regardes où tu navigues, manant !
— Ahah, c’est bien la Fondation ça, vous savez pas vous diriger ! répliqua Ambroise. »
L’impact fut pivoter le navire de ce dernier, tandis que celui de Félix continua tout droit sur une grosse vague qui commençait à se former. En remontant sur le pont et en observant les dégâts, Eugène s’écria « Hector ! » avant de redescendre dans la cale, ce qui fut suivi d’un « Mais qu’est-ce que tu fous, Eugène ? » d’Ambroise en réaction. Il marmonna dans sa barbe avant de donner des ordres au reste de l’équipage :
« Sortez les flotteurs, il ne faut pas qu’on coule ! Adéla, colmate toute la cale inférieure, l’eau ne doit pas s’infiltrer dans la supérieure ! Miette, Pain, allez l’aider !
— Mais pour Eugène ? Si je colmate la cale inférieure, il ne ressortira pas ! s’écria Adéla.
— C’est pas mon problème s’il a épuisé toute son intelligence au phare, la survie de l’équipage en dépend. Allez, vite ! ordonna Ambroise, la voix remplie de panique. »
Le vaisseau de Félix, de plus près, semblait lui aussi bien endommagé, notamment à la proue, qui arborait un trou béant. Il était également possible d’observer un autre, tout aussi gros si ce n’est plus, sur le côté. Ce bateau avait beau être en métal et avoir des cales bien étanches, il finirait certainement par couler. Trouver du métal pour réparer toutes ces brèches, ici ? Bonne chance, Félix !
L’Admirable se rapprochait à nouveau, essayant d’éviter la vague. Leur équipage se rassemblait sur le pont. Ils n’allaient pas aborder, si ? Pas en pleine tempête, pas dans ces conditions ? Ses craintes furent justifiées : une fois l’Admirable et le Loreleï assez proches, des cordes furent lancées et s’accrochèrent au mat et aux barrières.
« Je n’ai point besoin de réparer mon vaisseau si je saisis le tien, Ambroise !
— C’est ça de n’avoir que des incompétents à bord, Félix ! »
Les tirs commencèrent à fuser, mais l’équipage d’Ambroise n’était pas prêt : ils se réfugièrent tous derrière des obstacles. De là-haut, Gladys tenta tant bien que mal de viser quelques-uns des assaillants, mais sans succès. Les armes étaient dans la cale, mais impossible d’aller les chercher.
« Sors de là, Ambroise, je ne peux prendre un vaisseau si ses anciens occupants y sont encore ! Va donc mirer au fond de l’océan si tu y trouves des armes !
— Capitaine, il ne faut pas trop traîner, avertit Galaad.
— Ton plan avait autant d’espoir de réussir que de chances qu’a Arsène de trouver l’amour un jour, Tristan. C’est ce vaisseau ou rien.
— Rien, dans ce cas ! Je ne traîne pas plus longtemps ici, que ceux qui n’ont pas envie de mourir ici me suivent !
— C’est cela, va donc au diable, Tristan ! Meurs avec ce navire si ça te chante ! »
S’il avait l’air fier, la quantité de ses membres d’équipage qui suivirent Galaad le mit quelque peu en rogne. Plus le temps passait, plus ils se désistaient.
« C’est de la mutinerie ! Vous finirez tous à l’eau, vous vous punissez bien assez !
— Et bien alors, Félix ! On a pas la confiance de son équipage ? se moqua Ambroise.
— Et qu’est-ce que tu attends donc pour sortir ? Que nous coulions tous les deux avec ce navire ?
— Moi je sais que mon équipage me laissera pas tomber ! »
Soudain, un gigantesque chien-loup sortit de la cale, attaquant à vue toute personne visible sur le pont. L’effet de surprise fit fuir à nouveau plusieurs membres de l’équipage de Félix, qui étaient désormais en nette infériorité numérique. Ceux qui étaient restés tentaient tant bien que mal de tirer sur le chien, sans succès à cause de ses mouvements erratiques. Eugène, Adéla, Miette et Pain sortirent ensuite de la cale avec des armes, et parvinrent à toucher deux personnes avant de les partager avec leurs coéquipiers. L’équipage d’Ambroise reprit alors très vite le dessus. Le chien mordit Félix et lui arracha un bout de son pantalon avant qu’il ne se décida à quitter le navire en voyant ses ennemis arriver bien vite. Les deux bateaux furent soudain séparés par une gigantesque vague qui propulsa Félix à travers le pont, tout droit sur la fenêtre de son bureau qu’il brisa en la traversant.
Le bateau d’Ambroise, quant à lui, vit son pont inondé par la vague. La force de l’eau plia le mat, faisant tomber Gladys. Ambroise la récupéra de justesse, son poignet dans la main, et la remonta sur le pont. Elle était inconsciente : Ambroise la ramena dans la salle à manger avant de repartir tenter tant bien que mal de garder le navire à flot. Privés de voile, leur seule chance de quitter cette tempête était désormais de suivre les vagues.