Monstre, nom masculin : Le monstre est ce que l'on montre du doigt, et aussi ce qui se montre, ce qui traduit la puissance divine de la Création, capable de mettre du désordre dans l'ordre ou le contraire, provoquant soit la terreur, soit l'admiration. L'écart avec la norme est à double sens, la frontière s'efface entre les monstres et les merveilles.
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Les sirènes rugissaient, brisant le calme habituel des nuits d'été. Il y avait d'abord eu celles des secours, puis de la police. La lumière clignotante dessinait sur la fumée s'élevant dans le ciel noir des formes inhabituelles, voire même surréalistes. Lorsque ces dernières étaient traversées par les feux d'une voiture encore loin, l'on pouvait aisément s'imaginer une créature folklorique guettant sa proie, tapie sous ce voile nocturne, à l'affût du moment le plus opportun pour surgir et se délecter de sa victime, mais ce genre de chose n'existait que dans les livres et les légendes. Dans la vraie vie, elles prenaient plutôt la forme de créatures ordinaires, comme des ours, des chats, des lapins, ou encore un enfant âgé d'une petite dizaine d'années, enveloppé dans une couverture de survie, encore sous le choc d'avoir vu ses parents engloutis dans les flammes de ce qui avait alors été une petite berline roulant avec précaution sur une route de campagne sinueuse. C'était en tout cas à ça que Mattéo ressemblait.
Ses yeux fixaient les flammes mourantes de la voiture. Quelqu'un lui parlait, mais il n'y prêtait pas attention. À vrai dire, il ne prêtait plus attention à quoi que ce soit si ce n'était cette terrible sensation lorsque l'on comprend qu'il va y avoir un avant et un après.
L'homme insistait, il posait tout un tas de questions. Comment la voiture a-t-elle pu prendre feu sur une simple route de campagne ? Comment lui, un enfant d'à peine dix ans, avait pu rester indemne ? Les questions fusaient à toute allure. Le cerveau de Mattéo s'embrouillait, tentait de les ignorer, se contentant de fixer les flammes oscillant sur la taule autrefois rouge délavé de la voiture située à quelques mètres de lui. Qui est-il ? Son nom ? Son prénom ? Trop de questions. Où habitait-il ? Était-ce ses parents dans la voiture ? Si oui, pourquoi roulaient-ils à cette heure-là ? Pourquoi ? Pourquoi ?! POURQUOI !
Une main se posa sur l'épaule de Mattéo, une main large et chaude. Il tressaillit. L'homme qui posait les questions récidiva, mais cette fois sur un ton plus calme :
- Est-ce bien votre oncle ?
Mattéo regarda le visage de la personne derrière lui. Il ne la reconnaissait pas, mais pour rien au monde il n'aurait voulu entendre d'autres questions, alors il acquiesça de la tête, priant simplement pour que cet inconnu l'emmène loin d'ici, loin de ces questions infernales, loin de ces flammes ondoyantes, loin de cette nuit éprouvante…
- Allez ! Prêtes-moi ta balle ! insista Gary une nouvelle fois.
- Nan ! Si t'en veux une t'as qu'à t'en trouver une, rétorqua Mattéo. La dernière fois que je te l'ai prêtée, tu l'as fait confisquer !
- C'était pas de ma faute, elle a rebondi et a tapé la fenêtre du bureau de Mouton. Allez donne-la moi, promis cette fois je ferai attention.
- Non ! Tu vas t'en trouver une ! répondit à nouveau Mattéo, tirant cette fois la langue en guise de provocation.
Gary ne manqua pas d'y réagir et se jeta les bras en avant sur la balle. Les deux enfants tiraient chacun de leur côté avec force dans l'espoir de faire lâcher l'autre. C'est alors que Gary décocha un coup de pied dans le tibia de Mattéo. La douleur lui fit lâcher prise.
- Yes ! À moi la balle ! cria Gary avec succès.
- Hey ! Tu viens de me frapper ! le repris Matt.
- Et qu'est-ce que tu vas faire ? Tu vas me faire brûler comme tes parents ? répondit Gary sur un ton sarcastique.
Mattéo lui lança un regard noir. C'est alors que l'expression de Gary changea du tout au tout. Il laissa la balle tomber par terre, courant en direction du bureau de Johan Bret, alias Mouton, en pointant du doigt Mattéo.
Ce dernier laissa monter un sourire à ses lèvres, mais se rendit vite compte de ce qui avait fait fuir Gary. Son pull orange venait de prendre feu au niveau des épaules. Juste deux petites flammes, suffisant pour effrayer un enfant de douze ans, mais pas assez pour empêcher Mattéo de les éteindre avec ses mains.
Il se tapota méthodiquement afin d'étouffer les foyers. Il avait quasiment fini lorsqu'une bouffée de mousse blanche lui arriva en plein dans la figure avant de lui balayer le corps. C'était Mouton, le responsable de l'aile Est du quartier des enfants, qui venait de l'asperger, un extincteur à la main. Il n'y avait pas de doute, il portait bien son surnom. Grand, maigre, les cheveux bouclés et toujours dans un immonde pull en laine bien épais agrémenté d'un horrible col roulé. Une vraie pelote de laine, se dit Mattéo.
Gary, comme à son habitude, se tenait derrière lui, l'air à la fois apeuré et inquiet. C'était une vraie peau de vache, toujours à aller se plaindre auprès de Mouton, mais bon dans ce genre d'endroit on ne choisit pas trop ses amis, et puis au fond il n'était pas si méchant. Lui, s'il s'était retrouvé là, c'était grâce, ou plutôt à cause de son pouvoir de télékinésie. Il était capable de faire flotter en l'air de petits objets, et lorsqu'il était en forme, pouvait les projeter sur plusieurs mètres. Il s'était beaucoup amélioré depuis que Matt et lui s'étaient rencontrés. Avant, il n'arrivait pas à maîtriser sa force et faisait exploser tout ce qu'il faisait léviter, mais à force de tenter de voler des cookies à la cafèt', il avait fini par acquérir une certaine dextérité, mais cela ne l'empêchait pas de faire exploser quelques-uns de ces délicieux gâteaux juste sous le nez du cuisinier.
L'usage de ces pouvoirs, ces "anomalies" comme les appelait les encadrants, était prohibé en dehors des tests, mais il y avait une certaine forme de tolérance vis-à-vis de ce quartier. Il faut bien avouer qu'en même temps, comparé aux dangers de l'aile Ouest, ils ne considéraient pas cela comme réellement dangereux.
- Mattéo, dit Johan.
- Oui Mou- sieur ? Répondit Matt avec un air innocent.
- Je t'attends dans mon bureau, ajouta l'encadrant sur un ton qui se voulait ferme.
Mattéo ravala sa salive, et lorsque Johan se retourna, il se mit à le suivre. Gary, lui, resta immobile, le regard gêné, et se contenta de murmurer quelque chose au passage de Mattéo :
- Déso Matt…
C'était un peu tard pour des excuses, mais Mattéo avait l'habitude et ne lui en voulait pas tant que ça. Après tout, lui aussi lui avait déjà fait quelques coups tordus…
La porte du bureau de M. Bret claqua dans le dos de Mattéo. Johan lui fit signe de s’asseoir :
- Gary a encore fait référence à l'incident ? commença Johan, allant droit au but.
- Monsieur, c'est pas ce que vous croyez, en fait on jouait et…
- Ça t'a fait quoi quand il t'a dit ça ? continua le responsable en ignorant la tentative d'explication de Mattéo.
- Monsieur Bret, c'est… Je veux dire, on était en train de jouer et puis…
- Répond-moi Matt. Ça t'a fait quoi quand il a dit ça ? Ça t'a vexé ? Ça t'a rendu triste ? Tu l'as simplement ignoré ? Donne-moi une réponse…
- Je… Ça m'a vexé monsieur Bret… Mais s'il vous plaît n'allez pas le punir ! On jouait et…
- Tu as déjà treize ans, et tu sais ce que ça veut dire. Tu dois absolument apprendre à te contrôler si tu veux pouvoir intégrer le programme de réinsertion dans le monde normal.
- Mais monsieur Bret, je ne veux pas retourner dans le monde normal. Moi j'aime bien ce centre et…
- Arrête de dire n'importe quoi. Tu n'aimes pas ce… "centre", tu t'y es seulement habitué. Quoi qu'il en soit, plus tu grandis, plus ton anomalie se développe, et tu as tout intérêt à apprendre à la contrôler si tu ne veux pas fêter tes dix-huit ans dans l'aile Ouest. Tu comprends ça ?
- Oui monsieur Bret… dit Mattéo sur un air dépité.
- Tu dois apprendre à contrôler tes émotions.
- Monsieur Bret, quand les gens me traitent de monstre ça m'énerve, j'arrive pas vraiment à me contrôler. Je sais pas pourquoi. Mais ça serai plus simple s'ils me laissaient tranquille.
- Ça n'est pas forcement négatif. Un monstre, c'est quelqu'un qui est montré du doigt par les autres pour sa différence, mais rien ne dit que cette différence est mauvaise. À toi d'en faire le bien, et alors seulement les gens te verront autrement. Bon, il se fait tard. Ça va pour cette fois, je ne vais rien noter dans ton dossier, mais n'oublie pas, apprends à te contrôler, tu ne le regretteras pas… Allez ! Zou ! Retourne dans ta chambre avant que je ne change d'avis.
- Merci monsieur Bret, et promis je ferai des efforts ! le salua le jeune garçon.
- Ce sont les faits qui comptent. Commence par ne pas venir aussi souvent dans mon bureau ! rigola Johan, saluant Mattéo qui retournait en courant dans les quartiers d'habitation.
Quand Mattéo arriva dans la chambre qu'il partageait avec Gary, il faisait déjà noir. Le couvre-feu avait été tiré et tout le monde avait pour obligation d'être sous sa couette, lumière éteinte. Mattéo monta dans le lit superposé lentement, s'aidant de ses mains pour ne pas rater l'échelle. Les couinements du métal réveillèrent Gary :
- Hey Matt, chuchota-t-il.
- Oui ?
- Désolé pour tout à l'heure, je le pensais pas.
- T'inquiète pas, je t'en veux pas.
- Merci…
Il y eu un blanc d'une dizaine de secondes.
- Hey Gary.
- Oui ?
- Mouton m'a parlé de l'aile Ouest.
- Pourquoi tu m'en parles, tu veux que je fasse des cauchemars cette nuit ? C'est comme ça que tu vas te venger ? rigola Gary.
Mattéo pouffa avec lui avant de reprendre :
- Nan sérieux Gary.
- Quoi ?
- Tu te souviens de Christelle ?
- Qui ça ?
- Chris. Telle. Enfin… 828, tu te souviens pas ?
- Ahhh… Tu veux dire Estelle.
- Oui c'est ça, Estelle. Tu te souviens ? Ils sont venu la chercher, et ils l'ont transférée dans l'aile Ouest. Ils nous avaient même dit de l'appeler par un numéro, 828.
- Ouais, mais pourquoi tu m'en parles maintenant ?
- Je sais pas, j'y ai juste pensé, comme ça. P't'être que je la reverrais si je continue à aller dans le bureau de Mouton, rigola à nouveau Matt, mais cette fois Gary ne riait pas.
- Fais attention Matt, j'ai entendu des histoires flippantes sur l'aile Ouest. Vaut mieux pas y aller. Tu devrais suivre les conseils de Johan… Faut te faire discret.
- Ouais, j'y penserais… Mais bon t'avoueras que…
- Silence là-dedans ! tonna une voix tout en frappant contre la porte de la chambre.
- Bon, on en reparle demain, murmura Mattéo pour ne pas se faire entendre une seconde fois. Bonne nuit Gary.
- Bonne nuit Matt.
Quand Matt ouvrit les yeux, des rayons filtraient déjà par la fenêtre entrouverte, mais ça n'était pas ça qui l'avait réveillé. C'était plutôt le bruit que faisait Gary en chantant sous la douche. Gary avait beaucoup de talents, mais la musique en général n'en faisait décidément pas partie.
L'eau se coupa finalement, et quelques minutes plus tard, la porte de la salle de bain s'ouvrit et la tête de Gary dépassa du mur avec un large sourire. En temps normal Mattéo se serait pressé pour se préparer, car en général il avait cours à cette heure-là, mais aujourd'hui c'était jour férié dans le pays, et il n'y avait donc pas de raison pour que ça ne soit pas le cas dans le centre. C'était ce qui expliquait en parti la bonne humeur de Gary ce jour-ci.
Les deux garçons finirent de se préparer tranquillement avant de partir en direction du réfectoire prendre leur petit-déjeuner.
Chacun prit son plateau, et ils s'assirent à une table au bord de la grande baie vitrée qui donnait sur la cours. Gary partit comme à son habitude récupérer un maximum d'oranges auprès de ceux qui ne voulaient pas la leur. Mattéo le regarda en souriant se faufiler discrètement dans le dos de Johan pour éviter de se faire attraper, puis ses pensées divergèrent et il se retrouva la tête dans les étoiles, pensif.
Il se demandait pourquoi il avait si soudainement repensé à Estelle hier. Elle avait elle aussi séjourné dans l'aile Est il y avait de ça quelques années, mais elle n'y était pas restée longtemps. Il y avait eu deux-trois "incidents", comme disent les encadrants, et puis il n'en avait plus entendu parler. Il avait juste appris quelques mois plus tard qu'elle avait été transférée dans l'aile Ouest. En temps normal Mattéo aurait trouvé ça vraiment injuste, mais c'était vrai que cette fille le faisait vraiment flipper. Sa présence s'accompagnait toujours d'un fond d'air froid, glacial même, un peu comme celui de la pièce actuelle…
Mattéo se figea. Revenant à lui, il se rendit compte que le réfectoire était complètement vide. Ni Gary, ni Mouton, ni qui que ce soit n'était là. Il n'y avait que lui et cet air froid. C'est alors qu'une voix s'éleva, non pas dans la pièce mais dans sa tête. Elle résonnait dans son crâne comme s'il s'agissait de ses propres pensées :
- Tu es là. Tu peux m'aider. Oui. Tu le peux. Viens vers moi. Non. Ne viens pas. C'est moi qui viens. Je viens !
Ce dernier mot avait été accompagné de l'apparition rapide d'une silhouette dans le champ de vision de Mattéo, mais aussitôt avait-il été prononcé que le garçon était revenu à lui, et tout le monde était à nouveau présent dans le réfectoire. Tout le monde se regardait avec le même air interrogateur. Gary, lui, se tenait debout, avec une demi-douzaine d'oranges explosées tout autour de lui. Mattéo remarqua de légères marques de brûlure sur la table sous ses mains. C'est alors qu'il le remarqua : un des encadrant gisait là, par terre, du sang coulant par les oreilles. Johan se leva, se précipita vers le bouton de l'alarme, ne laissant sonner que le claquement de ses pas, puis écrasa l'interrupteur de son poing.
La sonnerie déchira le silence et tout le monde s'activa pour suivre la procédure d'urgence, mais la panique rendait les choses compliquées et tous finirent par courir en direction de la sortie dans un raffut indescriptible.
Gary rejoignit Matt et le tira par le bras pour qu'ils s'en aillent eux aussi, mais lorsqu'ils se levèrent une main se posa sur l'épaule de Mattéo. C'était Viktor, l'encadrant qui était venu le récupérer le jour de l'incident avec ses parents.
Il fit signe aux deux garçons de le suivre.
C'était la première fois que Mattéo le voyait comme ça, habillé d'une combinaison blanche et d'un gilet pare-balles, et muni d'une arme à feu, sans pouvoir dire laquelle. Viktor était-il un soldat ? Son uniforme ne faisait pas très militaire. Mais pourtant il portait une arme, alors qu'en penser ?
La rêverie de Mattéo fut coupée par le bruit d'une vitre se brisant en mille et un morceaux. C'était Viktor qui venait de briser la baie vitrée à l'aide d'une chaise. Gary et Matt le suivirent alors dans la cours.
Ils ne s'en rendirent compte que maintenant, mais même si c'était le matin, le ciel était noir. En fait il y avait comme un brouillard opaque empêchant de voir à plus de dix mètres. Tout semblait si sombre…
- Viktor, où on va ? demanda Matt.
- On va au bunkerrr de l'aile Sud, lui répondit ce dernier avec son fort accent russe. Là-bas vous serrrez en sécurrrité.
La porte permettant de rentrer dans le bâtiment était en vue, mais à peine Viktor avait-il fini de prononcer sa phrase que quelque chose passa à toute vitesse devant le petit groupe. Viktor s'arrêta net avant de tirer une salve, mais la chose bougeait vite et ses tirs ne firent pas mouche.
- Les enfants ! dit Viktor de sa voix grave. Entrrrez dans le bâtiment, allez à drrroite du couloirrr, puis à gauche, et descendez les escaliers, et là vous serrrez au bunkerrr.
- Nan Viktor, on reste avec toi !
- Ne discutez pas ! ordonna-t-il sur un ton forçant l'autorité.
Gary et Matt se regardèrent, puis prirent leur courage à deux mains avant de foncer en direction de la petite porte de service. C'est alors que la chose, ou plutôt l'ombre, surgit à toute vitesse sur leur gauche, mais juste avant qu'elle ne les rattrape, une salve précise tirée par Viktor la fit s'arrêter. Elle ressemblait à un fantôme, mais avait pourtant peur des balles, se dit Mattéo.
L'hideuse créature fonça sur Viktor, et lorsque celui-ci visa, un long bras se dégagea du dos du monstre, venant percuter le fusil qui tomba quelques mètres plus loin. Un second bras attrapa Viktor à la gorge et souleva le gaillard comme s'il était un poids-plume. Viktor, sans peur, saisit le bras qui le tenait à la gorge d'une main et décocha un puissant coup de poing dans la supposée tête de la chose. Cette dernière rugit, et ça n'était non plus deux, mais bien une demi-douzaine de bras qui sortirent de son dos, attrapant le colosse de toute part. Même lui ne pouvait plus lutter.
- Allez Matt dépêche-toi ! dit Gary en tenant la porte ouverte pour son ami.
Ce dernier l'écouta et s’engouffra dans le bâtiment, mais la chose l'aperçu et se retourna, fonçant alors dans la direction des deux jeunes garçons. Ils refermèrent la porte et le monstre la percuta avec force, mais elle ne céda pas. Les deux garçons luttaient pour maintenir la porte fermée, mais ils n'allaient pas résister bien longtemps. De l'autre côté, la créature hurlait, et à son cri rauque se mêlait celui d'une fille. Il n'y avait aucun doute, c'était bien Estelle, c'était bien 828.
Sans dire un mot, Gary lâcha alors la porte, laissant Mattéo la retenir seul.
- Mais qu'est-ce que tu fais ? Aide-moi !
- Attends, j'ai une idée…
Gary ferma les yeux et tendis les bras en direction d'une imposante armoire en métal. Rien ne se passa. Mattéo commençait à prendre peur.
- Aide-moi !
- Attends !
Gary insista. C'est alors que l'armoire se mit à trembler. Lentement, elle commença à glisser sur le sol. Le grincement provoqué par le déplacement couvrait quasiment les cris de la chose. Cela semblait presque gagné, mais c'est alors que le métal commença à s'enfoncer à certains endroits. Gary n'y arrivait plus, l'armoire allait exploser en tout un tas de débris. C'est alors que Gary poussa un long soupir, et les parois métalliques cessèrent de vibrer. L'armoire glissa lentement vers la porte. Elle ne grinçait même plus, comme si elle lévitait un seul centimètre au-dessus du sol. Progressivement, elle prit la place de Mattéo. Gary l'avait fait. Il avait déplacé cette lourde armoire jusqu'à la porte.
- Gary, c'est incroyable… dit Mattéo époustouflé.
- Merci, mais tu me complimenteras plus tard, ça va pas tenir longtemps, lui répondit Gary, essoufflé, en pointant du doigt l'armoire tremblant à chaque coup asséné par la créature. Les deux jeunes hommes partirent en direction du bunker en suivant les indications de Viktor. Ils pouvaient jusqu'à présent entendre les coups répétés de la chose contre la porte barricadée, mais d'un coup, les bruits cessèrent.
- Elle a surement trouvé un autre moyen d'entrer, dit Gary.
- Oui, dépêchons-nous, confirma Matt.
Des panneaux indiquant la direction du bunker commencèrent à faire leur apparition, et c'est alors que les deux amis finirent par arriver en face d'une salle dont la porte n'était rien d'autre qu'une large plaque d'acier s'ouvrant à l'aide d'un barillet. Ils durent s'y mettre à deux pour l'ouvrir. C'est alors que de l'entrée de la salle ils purent voir l'abomination présente à l'intérieur du bunker. Contre les murs étaient figées des dizaines de personnes, recouvertes d'une sorte de fine pellicule noire. Le monstre était déjà passé par là. C'est alors que Mattéo sentit l'air se rafraîchir. Ils savait ce qui allait se passer. Sans réfléchir, il poussa Gary hors de la salle, et referma la porte de cette dernière avec une force qu'il ne se connaissait pas. Il avait tout juste eu le temps d'entendre Gary lui demander ce qu'il faisait, mais la porte était désormais verrouillée, et plus aucun son ne filtrait.
Du givre commença à apparaître sur le sol. C'est alors que Mattéo entendit à nouveau cette voix dans sa tête, mais cette fois, 828 se tenait en face de lui.
- Tu peux m'aider. Oui. Toi. Aide-moi. Viens. Viens me chercher. Je suis là. Aide-moi.
La voix recommençait son infâme monologue, mais cette fois, Mattéo y coupa court. Il dit de sa voix tremblante :
- Qui es-tu ? Qu'est-ce que tu me veux ?
- Je veux ton aide. Je veux que tu m'aides. Viens. Viens à moi. Viens vers moi.
Au fur et à mesure que la voix parlait, des bras commençaient à sortir du dos de 828. Des bras noirs, comme des ombres, qui peu à peu devenaient gigantesques, comme des sortes de tentacules. Soudain, la voix changea son monologue habituel :
- Nous sommes pareils. Tu peux m'aider. Tu es un monstre. Nous sommes des monstres. Viens à moi. Je viens vers toi. Devenons nous. Devenons ça.
- Je connais quelqu'un qui m'a dit il n'y a pas si longtemps que le mot monstre ne désignait pas qu'une seule chose.
Les bras se rapprochaient peu à peu.
- Il peut en effet désigner le mal, mais peut aussi souligner la démarcation. Faire de nous une personne admirée. Une personne pointée du doigt non pas pour ses défauts, mais pour ses talents. Je pense que nous ne sommes pas pareils.
Les bras étaient maintenant tout près. La créature repris son monologue sourd, le ponctuant désormais de gémissements, mais le jeune homme repris de plus belle :
- Non. Nous ne sommes pas pareil ! Tu es le mal, tout autant que je souhaite être le bien.
Les mains au bout des bras se posèrent sur les épaules de Mattéo. Leur contact était glacial, mais plus rien ne semblait pouvoir l'atteindre.
- Et si toi tu ne peux exister que par le vice et la mort, alors j'existerais en te détruisant.
La peau de Mattéo se mit désormais à rougir, et lentement ses vêtements prirent feu, et bientôt ce fut tout son corps. Les mains posées sur lui commencèrent à s'embraser, et la chose poussa de plus en plus de hurlements.
- Je suis la lumière tout autant que tu es l'ombre. Je suis le soleil tout autant que tu es la lune. Et je fais de mon devoir de t'éliminer.
Les flammes se firent plus grandes, les bras se replièrent peu à peu, mais il était trop tard.
- Je fais de mon devoir… de… t'exterminer !
Soudain, une véritable supernova se forma dans le bunker, réduisant en cendres tout ce qui s'y trouvait à l'exception de Mattéo. L'on pouvait entendre la chose pousser des hurlements d'agonie au milieu du torrent de flammes ardentes. Les éruptions continuèrent pendant plusieurs longues secondes, et peu à peu les flammes rapetissèrent.
Seul Mattéo se trouvait dans la pièce, debout, le regard vide. Il tomba à genoux.
Il n'était à ce moment là plus vraiment conscient, mais il pu entendre la porte du bunker se déverrouiller, et alors, il reconnut la voix familière de Johan.
Ce dernier le prit dans ses bras, et Mattéo s'endormit, sachant que plus jamais les gens ne le traiteraient de monstre de la même façon.