Hameau de Palo Alto, Colombie, fin d'année 1980.
L'information était venue des cartels de Cali. C'était pour cela, et uniquement pour cela, que le lieutenant Gutierrez s'était déplacé aussi loin dans la jungle, dans le hameau perdu de Palo Alto. Ou plutôt ce qu'il en restait. Normalement les cartels réglaient les conflits entre eux. Qu'est ce qui avait bien pu effrayer à ce point une des plus puissantes organisations criminelles de Colombie pour qu'ils demandent de l'aide aux forces de l'ordre ?
Il fallut plusieurs heures pour arriver sur place à ces derniers. L'informateur avait été limpide. Ils avaient reçu un signal de détresse d'un de leurs centres de modification de coca, et n'avait depuis plus eu de nouvelles. Cela faisait deux jours, et personne n'osait depuis s'approcher de la zone. Non pas à cause d'éventuelles embuscades d'autres cartels, mais à cause du contenu du message de détresse.
"Plomo est là."
"Plomo". Personne ne savait vraiment ce qui se cachait derrière ce mot. Que cela soit un groupe terroriste, de mercenaires ou une intervention militaire d'une force étrangère, une seule chose était sûre : Plomo agissait depuis maintenant plusieurs années en Colombie et dans l'ensemble de l'Amérique du Sud, le plus souvent pour le Cartel de Medellin, dirigé par le tristement célèbre Pablo Escobar, et ne laissait jamais de rescapés, et encore moins de traces, ce qui avait résulté en plusieurs tensions entre les gouvernements du Sud et ceux du Nord, ces derniers suspectant une black ops des services secrets américains, alors friands de ce genre d'opérations en ces lieux. Mais même les américains ne savaient rien.
Il y eut plusieurs hélicos déployés, et pas moins de trois cents hommes armés qui avancèrent dans la jungle entourant Palo Alto, resserrant l'étau, rencontrant de plus en plus de cadavres et de douilles, ce qui ne laissait que peu de doutes quant au sort du patelin.
Puis ils arrivèrent dans le hameau.
A l'origine, Palo Alto était un simple campement de mineurs d'or. C'était devenu, après la reprise par les cartels et la fin du filon d'une montagne voisine, un centre de fabrication de cocaïne, qui abritait entre quatre cents et cinq cents habitants, principalement des membres armés des cartels, des chimistes, des ouvriers, mais aussi leurs familles, femmes et enfants étant également mis à contribution.
Seuls trois cent soixante sept cadavres furent retrouvés. Les autres avaient probablement été avalés par la jungle. D'autres encore ne furent pas reconstituables.
L'ensemble des maisons avaient été brûlées une par une. Les hommes, femmes, enfants, massacrés sans distinction. L'observation des cadavres dans le village, là où ils étaient le plus nombreux, permit de déterminer les dates des décès aux alentours de la première nuit. Et que les dernières victimes retrouvés, dans la forêt à l'ouest, dataient à peine de quelques heures avant l'arrivée de la police. Le massacre s'était donc déroulé deux jours durant, les derniers malheureux ayant été traqués pendant des heures dans la jungle avant d'y être achevés.
Mais aussi désastreux que semblait le tableau, le lieutenant Gutierrez y trouva une source de réconfort.
Pour la première fois, Plomo avait laissé des indices. Il en eut été impossible autrement, car si le groupe était plus habitué à des tueries limitées à dix personnes à la fois, faciles à dissimuler, ce n'était pas le cas d'un tel massacre de masse.
D'abord ils trouvèrent la voiture à l'entrée du village, qui fut la seule que le Cartel de Cali n'identifia pas comme l'une des leurs, un pick-up, où des munitions de type M193, utilisées sur les M16 américaines, ainsi que des balles de 9mm, furent retrouvées. Des balles similaires furent retrouvées dans nombre de corps, pour ceux qui n'avaient pas péri à coup de couteau ou de machette - principalement réservés aux enfants, non armés, qui représentaient sans doute pour Plomo un gâchis de balles.
Puis les experts arrivèrent, et trouvèrent une trace de botte, de taille 45, à côté de la voiture. La même trace de botte fut retrouvée partout autour des cadavres, et dans le village, rarement sans tache de sang.
Un couteau fut également retrouvé dans le cou d'un adolescent. Dessus, la police scientifique trouva des empreintes.
Mais Plomo ne semblait pas être le seul à avoir lâché les Enfers sur terre. Nombre d'autres douilles, et même des roquettes et cratères, furent retrouvés, sans compter qu'une grosse centaine des cadavres furent retrouvés armés ou légèrement éloignés de leurs armes. Toutes semblaient d'ailleurs avoir servi, et un nombre important - voire totalement démentiel - d'impacts de balles fut retrouvé à quelques mètres de la voiture aux munitions, ainsi qu'une quantité non négligeable de sang.
Le site entier fut mis sous scellés - autant que faire se pouvait - et la scientifique se plia en quatre pour récolter autant de preuves que possible : échantillons de sang à différents endroits du massacre, traces de doigts sur les douilles, traces de bottes, etc.
Bientôt les conclusions arrivèrent. Et Pablo Gutierrez fit refaire l'ensemble des analyses, croyant à une erreur. Mais la seconde fois, il n'y avait plus de doute possible. En dehors du sang des victimes, il n'y avait qu'un seul ADN qui revenait en permanence, qu'une seule trace de botte, qu'une seule trace de doigt. Partout. Sur l'ensemble du site du carnage. Que cela soit la piscine de sang à quelques mètres de la voiture que le sang sur le manche du couteau, ou sur les arbres de la forêt, tout était identique.
Plomo n'était pas une organisation. Plomo était une personne.
Cela semblait impossible, et pourtant, tout l'indiquait et le contre-indiquait. Il y avait bien plus de sang appartenant à Plomo selon les analyses qu'il ne pouvait y en avoir dans un éléphant, pour les experts. Et même : comment un seul homme aurait pu tuer toute une base d'un des cartels les plus redoutables de l'histoire à lui seul ?
Cela ne fut que lorsque les analyses des balles tirées par Plomo furent rentrées dans la base d'Interpol pour des recherches de correspondances que la réponse vint.
Ministère de la Justice Colombien, salle d'interrogatoire n°113-B, Bogota, deux mois plus tard
Dean Halliwell et Sam Summers arrivèrent dans la salle d'interrogatoire du ministère de la Justice Colombienne à Bogota à l'heure prévue. Ni plus ni moins. Le lieutenant Gutierrez les y attendait. Les politesses furent effectuées sans plus. Il ne fallait pas s'attendre à des explosions de joie provenant d'agents de la CIA. Dès que le lieutenant colombien fut également assis à la table, seul ornement de la salle, ils engagèrent la conversation.
- Lieutenant. Nous avons toutes les chances de penser que les balles pour lesquelles vous avez lancé une recherche dernièrement ont été tirées par au moins une arme ayant appartenu à l'armée américaine. Avez-vous identifié d'autres armes que celle ayant tiré les 9mm et celle ayant tiré les M193 ?
- Non, agent Summers. Ces deux armes sont les seules à avoir été identifiées comme ayant été utilisées et non retrouvées sur place. J'imagine que vous savez ce qu'elle sont.
- Oui. Nous avons pu les tracer dans nos systèmes. Et nous n'arrivons pas à comprendre.
- A comprendre ?
L'agent Halliwell sortit une photo de l'attaché-case qu'il avait emporté avec lui. Puis une autre. Et une troisième. La première représentait un homme mort dans une allée, la seconde, un homme en braquant un autre dans ce qui semblait être une banque, et la troisième était une photo d'un groupe de GI, l'un d'entre eux étant entouré en rouge.
- Les deux armes ont été identifiées. Mais nous ne comprenons pas. La première, un Colt M1911, a été utilisée pour tuer un scientifique allemand protégé par l'opération Paperclip à Rome en 1951. Puis pour tuer un banquier dans l'Iowa en 1964. La deuxième n'est ni plus ni moins qu'une arme de chez nous. Une M16, fournie à un soldat, parti en mission au Vietnam en 1965 et mort là-bas en 1968. Ce soldat, décoré pour acte de bravoure à de nombreuses reprises, et dont le corps ne fut jamais récupéré, est également celui qui a utilisé le Colt en Iowa en 1964.
- Ce soldat est donc le seul point commun entre les deux armes.
- Oui, et il est censé être mort. C'est là que ça se complique. Mais pas uniquement. Ce soldat est enregistré sous le nom de Ray Garrett dans nos registres. Certains documents italiens classifiés mentionnent également un Ray Garrett lors de l'assassinat à Rome.
- En 1951 ?
- Oui.
- Mais c'était…
- Il y a trente ans. Et l'ensemble n'a plus aucun sens très vite. Regardez bien le fameux Ray sur la troisième photo.
L'Agent Summers lui tendit la photo du groupe de G.I. où le fameux Ray était entouré en rouge.
- Cette photo a été prise en 1965. Vous trouvez qu'il a l'âge d'avoir commis un meurtre de sang froid quatorze ans auparavant ?
Les yeux de Gutierrez s'écarquillèrent. L'homme entouré en rouge semblait avoir la vingtaine.
- Mais…
- Les seules traces de Ray Garrett que nous avons dans nos administrations est celle de son inculpation, puis celle de son insertion dans le programme de réutilisation des prisonniers du couloir de la mort pour la guerre au Vietnam. Sur les deux documents, il est indiqué qu'il a 24 ans.
- Vous vous foutez de moi.
- J'aurais préféré.
Gutierrez pris sa tête dans ses mains. Qu'est ce que cela voulait dire ? Puis il se reprit. Il se leva de sa chaise et tourna le dos aux Américains, observant son reflet dans la glace sans tain.
- Il y a eu un véritable carnage. Il y a deux mois. Personne en dehors des forces ayant participé à la découverte et quelques personnes au ministère de la justice ne le savent. Nous préférons ne pas faire céder le pays à la panique.
Le lieutenant se retourna, les mains sur les hanches.
- Palo Alto. Un hameau contrôlé par le cartel de Cali. Un centre de production de cocaïne. Protégé par plus d'une centaine de sicarios armés jusqu'aux dents. Tous morts. Les ouvriers et leurs familles aussi. Et tout ce que la scientifique a trouvé, c'est que tout cela n'a été causé que par une et une seule personne. Un ADN, les mêmes empreintes digitales, tout colle.
- Nous savons qui a commandité l'attaque.
- Tout le monde sait. Pablo Escobar ne doit pas voir d'un bon œil la concurrence de Cali. Mais il ne pouvait pas s'exposer en faisant exécuter l'ordre par ses hommes. C'est sans doute pour ça qu'il a fait appel à Plomo. J'ose à peine imaginer la montagne de fric que cet enfoiré sanguinaire a dû se faire pour avoir commis une telle boucherie.
- Plomo n'a jamais reçu d'argent.
Gutierrez leva un sourcil. Summers continua.
- Plomo n'en a même jamais demandé. Nous avons placé Escobar sur écoute depuis un moment, avec la bénédiction de votre gouvernement, et parmi les écoutes, nous avons intercepté un message d'Escobar à Plomo lui demandant d'effectuer "la tâche dans la jungle" en échange de ce que semblait avoir demandé Plomo depuis un bon moment apparemment. Il semble qu'à l'époque il avait demandé quelque chose qu'Escobar rechignait drôlement à lui donner.
- Quoi donc ?
- L'un de ses hommes. Un nom. Également un ancien nazi, protégé par Paperclip, lui aussi, mais qui a pris peur et s'est enfui loin de notre juridiction.
- Pourquoi ?
- Les membres de l'organisation dont il faisait partie se sont tous faits dégommer comme des mouches lors des quatre dernières décennies. Exception faite de deux d'entre eux qui sont portés disparus, ce qui n'est guère mieux. Devinez quel est le point commun entre chacun d'entre eux ?
- Ne me dites pas que…
- Oui. Ray Garrett.
- Bordel de… ce n'est pas possible, il devrait avoir au moins..
- Plus de soixante ans. Oui.
- Mais comment ?
- Nous pourrons bientôt lui demander directement. Nous avons intercepté hier un autre message. Nous savons où est Plomo.
Quelle ne fut pas la déception de Guttierrez, Halliwell et Summers lorsqu'ils pénétrèrent dans une maison totalement inoccupée depuis plusieurs jours. Peu importe comment, s'il l'avait su ou non, Plomo était parti.
Ils inspectèrent la modeste maison de fond en comble. Et ils faillirent abandonner, quand un des membres de l'unité découvrit une légère fente entre deux planches, ainsi qu'un escalier qui y était dissimulé.
Avec ce qu'ils trouvèrent dans la cave secrète de Plomo, ils purent résoudre une centaine d'affaires. Contrats, demandes, plans d'attaques, Plomo gardait tout, des plannings de ses victimes aux photos des lieux des crimes elles-mêmes.
Mais cela n'était pas cela qui intrigua les Agents Summers et Halliwell. Ce fut la mappemonde et l'imposant tableau qui à lui seul prenait un mur entier, totalement dégagé quand le reste de la salle croulait sous les armes, munitions et autres explosifs artisanaux.
Sur ce tableau, de nombreuses photos, liens, documents concernant sept personnes, dont six avaient leurs photos barrées au marqueur noir. Les documents, dates, photos de lieux et personnes se liaient entre eux au marqueur dans une toile effrayante. Mais plus encore, ce qui interpella les deux Agents, c'était deux documents parmi les plus vieux.
Notes du Dr Krugg, Septembre 1942
[illisible] eu vent d'une expérience russe, visant à fabriquer un être exceptionnel. Nous savons que Messing est impliqué, mais que suite à l'échec du projet, celui-ci est en fuite. Il ne peut plus compter sur la protection des Soviétiques désormais, et finira par revenir vers nous. Il serait temps, la perte du Globe a été une réelle aiguille dans notre pied.
Heinkel devient hystérique, il ne comprend pas que nous n'avancions pas en dépit des échantillons que nous avons extrait de la bête d'Austvorren Ridge. J'ai beau lui dire que les recherches menées par le Dr Wirths pour le compte de Herr Mengele n'ont été que des idioties sans nom, il ne veut pas me croire. C'est pourtant lui qui a collé une balle dans la tête du malheureux. J'arrive toutefois à un point critique, j'ai réussi, via un rituel trouvé dans un vieux manuel de la Loge, à extraire la malédiction liée à la bête, bien que cette dernière soit toujours affectée par celle-ci. Je pense que nous pourrons bientôt commencer les essais dans le centre construit sur les ordres de Herr Mengele à Ravensbrück, dans les sous-sols.
[illisible]
Notes du Dr Krugg, Mars 1943
[illisible] Messing ! Il a bien fini par revenir parmi nous.
J'ai désormais de nouveau accès au Globe. Mais Heinkel m'inquiète. En dépit des multiples preuves d'avancée, il ne cesse de s'énerver. Aujourd'hui, deux cobayes anglais prometteurs, le n°312, John Mahbit, et le n°407, Tommy Blake, en ont fait les frais. C'est suite à cette crise que j'ai décidé de savoir ce qu'il dit lorsqu'il est seul dans ses quartiers, à l'aide du Globe. Même les hommes les plus endurcis commencent à en avoir peur. Et à raison. Le Globe m'a montré ce qu'il fait dans sa chambre où il n'autorise personne à entrer. Ces symboles me sont inconnus mais me fichent une belle frousse. Il marmonne seul des phrases sans sens, telles que "mon Roi, donnez-moi ce dont j'ai besoin", ou encore "il me faut le Don de Prometheus". De quoi parle-t-il ? Comment le Führer, paranoïaque parmi les paranoïaques, fait-il confiance à ce fou furieux ? Est-ce parce qu'il était là avant son ascension ? Et surtout, qu'est cette Insurrection qu'il maudit de lui avoir enlevé la "lame" en 1933 ? Je ne comprends plus rien. Vivement que je finisse mon travail ici pour [illisible]
Le lendemain des fouilles, le lieutenant colombien tenta de joindre les Agents Halliwell et Summers. Mais ils ne répondirent pas. Ils ne répondirent plus. Quand il contacta la CIA, ces derniers répondirent qu'ils n'avaient envoyé personne. Et deux documents manquèrent à l'appel lors de l'inventaire.
- Pâtisserie Mercedes, que pouvons-nous faire pour vous ?
- Bonjour, je souhaiterais deux tartes aux fraises, pour l'anniversaire de mon neveu.
- Très bien, pouvez-vous me donner un numéro de téléphone où je peux vous joindre ?
- 682062219-F-R
- Mot de passe ?
- Phoenix.
- Bienvenue Agent Halliwell, que puis-je faire pour vous ?
- Je souhaite être mis en contact avec le Directeur du Pôle Recherche du Site-19.
Il y eu trois légers bips, puis quelques secondes de silence.
- Agent Halliwell. Dites-moi tout, avez-vous pu avancer sur les recherches de l'origine de SCP-500 ?
- Oui et non. C'est définitif, la personne d'intérêt code Gringo Malo est sur les traces du dernier.
- Savons-nous où il se trouve ?
- Non, mais nous l'avons débusqué de sa base d'opération et y avons trouvé des documents intéressants. Il est question de Messing et du Globe, comme vous le pressentiez.
- Je n'ai rien pressenti du tout, les informations venaient de bien plus haut.
Halliwell fut interloqué un instant. Plus haut que le Directeur du Pôle Recherche du plus grand site au monde ? Cela ne pouvait venir que des O5. Pourquoi s'intéressaient-ils à un artefact mineur comme celui-ci ? Le Directeur poursuivit.
- Envoyez-moi tout ceci dès que possible.
- Bien monsieur.
- Et trouvez Krugg avant lui. Vite. Peu importe où il se cache.
- Savez-vous pourquoi il fait ça ? Son dernier chef d’œuvre dénote une montée en puissance des moyens qu'il est prêt à mettre en œuvre pour le trouver, et à la fois un certain laisser aller qu'il n'avait pas avant, vous pensez qu'il manque de temps ?
- Je ne pense pas qu'il manque de temps. Au contraire.
- Que pensez-vous alors ?
- Je pense que s'il se permet de telles dépenses et erreurs, c'est qu'il approche de sa cible. Faites attention, Halliwell. Il n'y a rien de pire qu'un monstre prêt à sauter sur sa proie.