Le Masque du Roi

Une ombre escalada le mur des jardins royaux et se laissa glisser de l’autre côté. À cette heure, tout le palais dormait à l’exception de quelques gardes, mais leurs yeux à demi-fermés ne leur permettaient pas de distinguer l’intrus qui serpentait entre les buis taillés. Bientôt, il entrait par la fenêtre ouverte des cuisines, loin de tout regard. Seul un serviteur veillait devant l’âtre pour empêcher le feu de s’éteindre complètement, mais lui non plus ne remarqua rien.

L’ombre passa dans les couloirs faiblement éclairés, tantôt camouflé dans une alcôve, tantôt caché derrière une colonne, se riant des gardes et de leurs rondes. Elle se glissa dans une petite salle obscure et y laissa sa cape brune, dévoilant les vêtements plus colorés d’un messager et les traits fins d’un jeune homme.

Ainsi paré, il ressortit par la même porte sans plus se soucier d’être discret. Les couloirs se firent de plus en plus richement décorés tandis qu’il progressait. Juste après un tournant, l’intrus arriva dans le couloir menant à la chambre royale, son objectif. Deux hommes montaient la garde devant la porte, mais ils ne devraient pas poser problème.

La suite des événements était pour lui toute définie : Après avoir éliminé les deux gardes, il trouverait le Roi endormi dans sa chambre, seul ou avec une concubine. Peu importait. Il ouvrirait lentement la porte, s’approcherait sans un bruit, puis soulèverait d’une main ferme le menton du souverain, offrant la royale gorge à sa dague meurtrière. Le Roi se réveillerait en sursaut et son assassin pourrait lire une lueur de panique dans ses yeux, s’éteignant doucement à mesure que son sang colorerait les draps satinés. Enfin, toujours sans un bruit, il se laisserait glisser du balcon et disparaîtrait dans l’obscurité.

Le faux messager marchait d’un air assuré en direction de la porte, regardant droit devant lui. Il était arrivé à mi-distance lorsque un des gardes tourna la tête vers lui.
"J’apporte une missive d’une extrême importance pour Sa Majesté le Roi," lança le jeune homme une fois à leur hauteur.
"À cette heure ?" s’étonna l’autre, "Vous êtes sûr que cela ne peut pas at- "
Il fut coupé net par la lame qui venait de passer à une vitesse stupéfiante sous son visage, porta la main à son cou et tituba un instant sans comprendre, puis s’effondra alors que son sang commençait à inonder ses poumons.

L’assassin reporta son attention sur le second garde qui le fixait, les yeux écarquillés. Ce dernier fit un mouvement pour dégainer son arme mais l’autre fut plus rapide : un puissant coup de pied le projeta contre le mur, lui coupant le souffle, puis le pommeau de la dague vint s’écraser entre ses deux yeux, l’assommant sur le coup.

Éliminer les deux gardes avait fait plus de bruit que prévu. Des pas pressés se faisaient déjà entendre plus loin, accompagnés du tintement des armures. Le jeune homme grimaça, conscient que son plan d’évasion était à présent compromis. Mieux valait se dépêcher. Il entra en trombe dans la chambre royale, mais le lit était vide. Il jeta un regard circulaire dans la pièce, mais cette dernière était elle aussi désespéramment vide. Dehors, les soldats venaient de découvrir les corps de leurs compagnons et on appelait des renforts. D’une seconde à l’autre, ils entreraient dans la chambre.

Frustré, l’assassin se dirigea vers le balcon et tomba nez à nez avec le visage blême d’un vieillard en tenue de nuit. Il lui fallut une poignée de secondes pour comprendre qu’il s’agissait bien du souverain qui, probablement victime d’une insomnie, profitait du silence et de la fraîcheur nocturne.

La porte de la chambre s’ouvrit avec fracas et plusieurs gardes se précipitèrent à l’intérieur. Le jeune homme brandit sa dague mais le roi se jeta sur lui dans une tentative désespérée d’en réchapper, l’envoyant presque à la renverse. Il abattit la lame à deux reprises et sa cible s’écroula en sang. Immédiatement après, l’assassin enjamba la balustrade ornée et se laissa tomber, mais fut accroché au dernier instant par quelqu’un sur le balcon. Le monde commença à tournoyer autour de lui, puis il s’écrasa lourdement quatre mètres plus bas.


Le Dauphin faisait les cent pas dans le couloir, lesquels résonnaient dans le palais vide. Normalement, le lieu fourmillait de courtisans désireux de s’attirer les faveurs de la Couronne, mais leurs pépiements incessants et leur inquiétude hypocrite agaçaient le prince au plus haut point ; il les avait donc fait congédier. Ne restaient que les gardes et les serviteurs essentiels. Et les innombrables tableaux des ancêtres de la famille, dont le regard dur et froid semblait accabler toutes les personnes présentes.

Ces événements révélaient la vulnérabilité de la famille royale, et l’incompétence du chef de la garde (qui avait été mis aux fers), mais c’étaient surtout les motivations d’un tel acte qui inquiétaient le prince. Les preuves laissaient penser qu’il s’agissait d’un assassin professionnel, mais il s’était malheureusement brisé le cou en tombant du balcon alors qu’il tentait de s’échapper. Qui que fussent ses employeurs, il avait emporté leur identité dans sa tombe.

Le médecin royal ouvrit la porte, les vêtements encore tachés de sang et s’essuyant les mains dans un linge. Interrompant sa réflexion, le prince se dirigea vers lui.
"Il vivra," déclara le chirurgien, comme lisant dans les pensées de son interlocuteur. "Entrez, je vous prie."

Le roi était prostré dans son lit, un épais bandeau sur la moitié du visage et la mâchoire. Sur tout le lit étaient étalés des scalpels, ciseaux et d’autres outils étranges que l’assistant du médecin s’empressait de ranger dans une sacoche après les avoir rincés. Le souverain jeta un regard fatigué à son fils de son œil découvert.

"La lame l’a blessé à l’épaule et au visage," commença le chirurgien en rangeant les instruments avec son assistant. "J’ai pu refermer les plaies, mais le résultat est loin d’être satisfaisant. Par chance l’œil n’est pas touché, malheureusement je crains qu’il n’ait des difficultés d’élocution à l’ave-"
Le prince le coupa :
"Je veux voir son visage. Enlevez les bandages."
"… Bien monseigneur," répondit-il après un instant d’hésitation. Puis s’adressant à son apprenti : "Antoine, ressors l’onguent d’huile de rose. Il ne faut prendre aucun risque."

Sans un mot, le médecin enleva les couches de linges du visage du roi, dévoilant un creux irrégulier et parcouru de fils, allant du haut de la pommette au menton en emportant une légère portion du nez. Le prince étudia en silence le visage défiguré de son père, puis le chirurgien remit les bandages en silence avant de se retirer.
"Je reviendrai changer les bandages régulièrement," dit-il. "Si vous avez besoin de quoi que ce soit, je me tiens à votre disposition. Votre Majesté, Prince."

Le Dauphin s’assit sur le lit et serra la main du souverain dans la sienne. Son père ne la serra pas en retour.


Les semaines qui suivirent furent éprouvantes pour le prince : non seulement il devait gérer les affaires d’État à la place de son père, mais aussi la profonde tristesse du roi. Entre deux entretiens avec ses ministres, et quand il n’était pas occupé à recevoir des doléances inutiles, on lui apprenait que le roi s’était enfermé dans sa chambre et refusait d’ouvrir à quiconque, qu’il avait été pris d’une crise de rage en voyant son reflet dans un miroir, ou qu’il avait fait enfermer un courtisan exprimant son effroi devant la récente balafre. En fait, le prince avait l’impression de ne pas s’être reposé depuis une éternité. C’est pourquoi il profitait particulièrement d’un de ces instants de calme devenus si inhabituels, assis devant son bureau. Quelqu’un frappa à la porte, lui arrachant un soupir. Évidemment ces moments ne pouvaient pas durer.

"Monseigneur ? " demanda une voix depuis l’autre côté. "On demande à vous voir."
"Qui est-ce ?" répondit le prince d’un ton morne trahissant son profond ennui.
"Il se présente comme un joaillier," déclara l’autre.
"Laissez-le dehors."
S’ensuivit un court échange derrière la porte, puis la voix revint :
"Il insiste. Il prétend posséder quelque chose qui vous intéressera."
"Bien, faites-le entrer," se résigna le prince, visiblement agacé.
"Bien le bonjour, Monseigneur, " commença le nouvel arrivant. "Merci infiniment de-"
"Allez droit au but," le coupa le prince d’un ton sec.
"Eh bien, Le Roi était apprécié de tous, admiré même, et la rumeur de sa mélancolie m’attriste réellement. Aussi, ai-je décidé de lui faire un présent d’une grande valeur."
"Sa Majesté a déjà reçu un grand nombre de cadeaux," répliqua le Dauphin.
"Celui-ci est différent. Il lui apportera, j’en suis sûr, un grand réconfort," affirma l’autre.
"Vraiment ?" s’étonna le prince.
"Assurément," répondit-il en sortant ledit cadeau d’une pochette en soie qu’il avait avec lui. "Et bien plus encore."

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