Le Marionnettiste et la clef

Phnom Penh, devanture des bureaux du docteur Gopette.

Phnom Penh est une ville vrombissante, c'est sans doute cela qui fait une partie de son charme. Cependant, c'est avant tout une ville complète qui semble toujours posséder les deux faces d'un même problème, toutes les pièces de plusieurs puzzles, s'entrechoquant dans cet amalgame furieux que forme la ville aux quatre rivières.

Les 4x4 de luxe y croisent les vieux tuk-tuk rafistolés ; chiffonniers et businessmen dans un même monde ; les rats, les chats et les chiens errants, pourtant ennemis historiques, semblent ici se côtoyer sans difficulté et les odeurs alléchantes de street-food semblent prises dans un combat éternel contre les odeurs de pollution ; prostituées et tentes de mariage se croisant facilement dans la même rue. En quelques mots, le meilleur et le pire.

Il s'y passe toujours quelque chose, à tout endroit, à tout moment. Ce ne sont certes pas toujours des bonnes choses, mais toutes les histoires n'ont pas à être joyeuses. Cette ville, en raison du nombre astronomique d'individus s'y croisant, est en réalité le paradis du conteur, pour peu que celui-ci sache où regarder.

Parmi les étranges histoires de la capitale Khmer, celle-ci commence par une simple porte, près du marché russe. Zone prisée par les expatriés, c'était pourtant une jeune femme locale qui en sortait, poussant dans un fauteuil une seconde femme bien plus vieille, quoique visiblement du même cru. Lunettes de soleil larges, elle pressa le pas qui la séparait de sa voiture où son chauffeur l'attendait et ne remarqua même pas, alors qu'elle quittait l'endroit, l'arrivée singulière d'un géant tatoué sur les lieux. Attendant patiemment le départ de la jeune fille, il réajusta sa chemise. Une fois la voiture partie, il passa le portail de la propriété et s'arrêta devant la porte.

Il toqua trois fois, sans réponse.

La quatrième, une voix se fit entendre de l'intérieur.


"C'est ouvert, crétin !

— Puis-je rentrer ? demanda le colosse.

— Sarak, c'est toi ?

— Oui, “crétin”.

— Ça fait une paye ! Vas-y, rentre, pas de soucis, par contre, ton familier reste dehors."


Il passa la lourde porte alors que le propriétaire des lieux venait, tout souriant, saluer son nouvel invité.

René Goppette, de son nom complet, était un homme bien étrange. Français d'origine, l'homme avait beaucoup voyagé au fil des opportunités, mais il semblerait que le Cambodge lui en ait offert suffisamment pour rester. Petit et maigrelet, mal coiffé pour le peu de cheveux qu'il lui restaient et la barbe grisonnante, il portait comme à son habitude des vêtements amples, voire même trop grands et mal assortis, lui donnant un air de grand guignol. Après une franche accolade avec le colosse, il l'invita à s'asseoir.


"Je te sors une bière ?

— Non merci."


Il haussa les épaules.


"Moi j'en prends une, dit-il en se servant dans un petit réfrigérateur.

— J'ai vu passer une de tes clientes. Tu es monté en standing on dirait.

— Tu n'as même pas idée de la mine d'or sur laquelle je suis tombé !" Il posa la canette qu'il venait de prendre pour accompagner ses explications avec de grands gestes : "une famille riche et recomposée. Deux héritières, l'une soutenue par le père, l'autre par la mère, tous deux malades. Le dernier des deux survivants remporte le tout et le lègue à son favori. Du coup, l'aînée me demande de bien vouloir… “retaper” son père de temps en temps, mort pour la première fois il y a deux mois, histoire de ne pas perdre trop vite… Et je t'assure, ça paye bien ! dit-il en explosant de rire..

— Jusqu'à ce qu'elle en ait marre de te payer et qu'elle ne comprenne qu'un assassin est bien moins cher.

— Elle l'a déjà compris… précisa t-il, sourire aux lèvres. J'ai rendez-vous avec la cadette mardi."


Ce fut au tour du colosse d'exploser de rire. Décidément, le vieux nécromancien avait encore de la ressource.


"Enfin bon, tu te présumes bien que je ne suis pas simplement passé pour te faire la causette : j'ai du travail pour toi, reprit le colosse."


Le français retira ses lunettes un instant pour les essuyer dans sa chemise.


"Je t'écoute.

— J'aurais besoin que tu me “retapes” un corps, comme tu dis. Une femme, morte il y a trois jours.

— Je fais pas dans le retour de l'âme, tu te souviens ? Trop casse-gueule. Le corps et uniquement le corps, ça te convient ?

— Oui, ça m'arrange même d'avoir à traiter un légume plutôt qu'une personne.

— Bien, bien… Combien de temps ?

— Neuf mois minimum. Et un système génital opérationnel."


Le nécromancien fronça les sourcils.


"Tu sais, habituellement, je ne juge jamais mes clients, mais là…"


Sarak poussa un soupir.


"Tu es au courant, pour la mort de Kayanan ?

— L'association m'a prévenu, oui, c'est toi qui t'es chargé de la vengeance ?

— Oui. En échange de tout ce que je pouvais récupérer au passage venant du vieux.

— Et ?

— Et alors ? Le vieux notait tout. Toutes ses recherches, tous ses résultats, tout ce qu'il planquait à l'association, toutes ses petites formules, tous ses résultats. Autrement dit, celui qui met la main sur ses archives gagne l'équivalent de vingts ans de découvertes. Et bien plus encore : l'héritage des secrets de la famille Kayanan sur les arts occultes, et tout particulièrement sur leur art du sang."

Le colosse se pencha le long de la table.


"Et j'ai trouvé le livre.

— Je suis très impressionné, il faut l'admettre, mais ça ne m'explique toujours pas le pourquoi.

— Le livre est maudit, reprit Sarak. Ce taré était obsédé par la généalogie des sorciers et sa propre lignée. Il me faut son premier héritier mâle pour l'ouvrir, mais il est mort sans en avoir. Juste une fille, Virika, dont j'ai retrouvé la trace, cachée sous le nom de “Virak Sam”, morte en même temps que lui par un sort lié au niveau de la nuque.

— Un excellent praticien, mais un bien triste personnage, si tu veux mon avis. Quelqu'un d'autre est au courant pour sa fille ?

— Non. Elle avait fui avant que la Fondation ne s'intéresse au personnage. Comme le vieux fou était paranoïaque, elle n'était pas déclarée, aucune trace civile et suffisamment maligne pour changer de nom toute seule après sa fugue.

— Et donc… Conclut le nécromancien en souriant.

— Quand on n'arrive pas à ouvrir un coffre, on perce un flanc, on démonte la serrure, ou alors…

— On remoule une nouvelle clé. Qu'est-ce que j'y gagne ? Je ne me suis endetté auprès de personne et encore moins auprès l'association tu sais. Cependant, il y a une différence entre rafistoler un truc à la va vite pour gagner quelques jours et maintenir tous les signes vitaux au vert pendant une si longue période. Ce genre de chose n'est ni facile, ni donné. Tu te doutes que je ne fais pas dans le bénévolat.

— Mon plan est simple. J'ouvre le livre et je vends le tout à qui s'y intéresse à prix d'or. Certains vont littéralement se ruiner auprès de l'association pour quelques pages et toi, je t'offre tout, gratuitement."


Il sourit.


"C'est intéressant. Je ne peux cependant pas m'engager sans avoir vu l'état du corps.

— Si le corps te convient, tu signes ?

— Oui, je signe.

— Parfait. Viens m'aider à la décharger, je l'ai ici, annonça le colosse avant de partir en direction de la porte.

— Quoi ? Là ? Maintenant ?

— Oui. Un problème ?

— Tu l'as depuis combien de temps ?

— Moins d'une heure. Réfrigération partielle, je n'étais pas spécialement équipé.

— Comment t'as mis la main dessus ?

— Le coup du familier qui joue les poltergeists et deux petits trous à la cigarette sur une vieille photo des autorités locales.

— Un classique dans ta branche, j'imagine. Et si j'avais refusé ? Tu serais allé voir qui sans risquer de pourrir le corps ? T'en connais d'autre, sur place capable de ça ?

— Non, mais je savais que tu allais accepter.

— J'aurais pu vouloir une journée de réflexion, pour négocier.

— Tu aurais dû. Il sourit. Mais t'es un Pagan, alors tu sais pas négocier.

— Pas faux."


Après avoir garé la camionnette à l'intérieur de la résidence, dans une petite cour intérieure à l'abri des regards, ils sortirent de la camionnette un sac mortuaire étrangement blotti dans une glacière industrielle, qu'ils passèrent par une porte dérobée vers une petite salle aux allures de bloc opératoire. Le colosse posa le sac sur la table centrale, alors que le docteur Goppette enfilait son tablier. Une fois prêt, il tendit un masque à son invité.


"Pour les germes ?

— Pour l'odeur."


Le nécromancien ajusta ses lunettes, en s'approchant d'un poste auto-radio. D'un geste machinal, il lança la musique en s'approchant du corps.


" Qu'est-ce que c'est ? interrogea le colosse.

— Edith Piaf. Un marabout avec qui j'ai pas mal bossé au Mali prétendait que ça calmait l'âme des défunts pouvant hanter les corps. Je ne suis pas sûr de l'efficacité de la chose, mais j'aime bien."


Il enfila son masque et ouvrit le sac, dévoilant le cadavre nu de la jeune femme, l'examinant sous un regard expert.


"État de conservation correct, pas de trace de crevée… Pas d'autopsie ?

— Non, ils n'ont pas eu le temps.

— Quelques traces d'anciennes scarifications au niveau de la nuque, probablement pendant l'enfance. C'est le maléfice dont tu me parlais ?

— Oui.

— Tu en sais plus ?

— Non."


Il se saisit d'un scalpel, pour pratiquer une légère incision le long de la nuque.


"À creuser, mais de premier abord, je miserais sur la formation d'un caillot sanguin au niveau de la carotide. Vu le personnage, ce ne serait pas aberrant."


Il partit de la tête pour descendre progressivement le long du corps, à la recherche d'indices, ou de traces d'altération plus flagrante du corps, sans pour autant trouver autre chose sur le tronc ou même les bras. Arrivé à l'examen des parties génitales, son visage se froissa.


"Tu sais pourquoi elle avait fugué ?

— Non.

— J'ai sans doute une piste. Excision de second type, avec scarifications des grandes lèvres présentant des ressemblances avec celles observées sur la nuque, visiblement plus récentes, d'ailleurs.

— Son père en serait à l'origine ?

— Je retape les morts Sarak, je les interroge pas. Mais je parierais là-dessus… J'ai entendu parler d'étranges pratiques aux Philippines, pour transmettre la puissance familiale à l'enfant, mais ça dépasse mon champ d'action. En tout cas, pas étonnant qu'elle ait fui son père après ça.

— Et pour nous, c'est problématique ?

— Je ne sais pas, je viens de te le dire d'ailleurs. Écoute-moi un peu, s'il te plait.

— Mais du coup, on fait quoi ?

— Je ne sais pas. Tu n'as pas des bases en animisme sanguin philippin ? Par hasard ? Ou une connaissance qui en aurait ?

— Si, j'ai bien une connaissance…

— Surprenant, mais c'est une bonne nouvelle… Alors pourquoi ne pas lui proposer un contrat ? C'est plutôt rare comme champ de compétences.

— Elle n'a plus de dette auprès de l'association.

— Je n'en ai pas non plus, et c'est pourtant à moi que tu as demandé.

— Oui, mais elle, elle sait négocier.

— Tu vois une autre alternative ?

— Non.

— Alors appelle-la."


Il se saisit de son téléphone et quitta la pièce, le pas lourd.


"Sarak ?

— Quoi ?

— Augmente le son s'il-te-plaît, je préfère Piaf à la seule compagnie des morts."


Il augmenta le volume, alors que le docteur sortait de quoi entamer la suite de l'examen. Maintenant seul, Goppette se mit à chantonner, son esprit à des lieux des négociations à venir.


“Et traînée par la foule, qui s'élance et qui danse, une folle farandole, je lutte et je me débats…”


Une semaine plus tard sortirait de cette pièce, sur ses deux jambes, le corps de la dernière fille de la ligné des Kayanan, grâce à l'action combinée du docteur Gopette et de Sorya, ensorceleuse de son état, pour enfanter dans l'année l'héritier désiré d'un mort.




Mon très estimé collègue F.C. ,

Je prends note de votre demande déposée le 11/11/2017 auprès de l'association concernant l'accès au Livre Noir des K. J'ai pris note également de vos arguments et de vos actuelles thématiques de recherches très proches de celles de notre regretté M.K. Malheureusement, comme vous le savez, un autre que vous s'est chargé d'exécuter la vengeance pour son assassinat, comme l'exige notre code. De ce fait et pour ce service rendu, celui-ci est désigné par l'association comme seul bénéficiaire du Livre Noir et est libre d'en faire l'usage et le partage qu'il souhaite. L'association respectera son engagement à ce sujet et n'obligera nullement le détenteur légitime à quoi que ce soit, ne vous en déplaise. Concernant le ton de votre dernière lettre, je vous recommande également la plus grande prudence, en vous rappelant votre statut de débiteur et non de créancier envers l'association."

En vous souhaitant néanmoins une bonne continuation,

K.A. , Grand arbitre, 3e siège.

PS : Merci, comme à votre habitude, de bien vouloir brûler cette lettre une fois lue.

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