Le Docteur et ses Livres

La question n’était pas de savoir si oui ou non l’homme en face de lui était coupable ou innocent. A vrai dire, cette question ne se posait même pas. Elle n’avait jamais effleurée son esprit et elle ne le ferais jamais, puisqu’il en connaissait déjà la réponse, et la connaîtrait toujours.

Ce serait incroyablement stupide de s’interroger sur le contenu d’un bon livre pendant des heures alors que celui-ci est posé devant vous – à votre disposition et sans restriction, libre, ses pages légèrement entrouvertes par le fantôme de toutes les mains qui l’ont saisi et en l’ouvrant plié le carton de sa reliure, et de toutes celles qui le feront – n’est-ce pas ?

Sauf que dès cet instant précis, ce moment où le livre passe de main en main, et où l’argent ou une promesse ou un bon mot fait le chemin inverse, dès cet instant, les mains expertes du docteur seront les seules à en ouvrir les pages, et à plier le carton de sa reliure.

Le docteur avait une relation privilégiée avec les « livres » de sa « collection ». Il les connaissait par cœur, avait en mémoire chacun des mots de chacune des pages de chacun de leurs chapitres. Il mettait un point d’honneur à les lire, et les relire, encore et encore, pour en comprendre toutes les subtilités, les métaphores, les figures de style, et le fonctionnement complexe de leur narration. Qu’il aime leurs styles ou non, là n’était pas la question, car ne docteur ne tirait pas son plaisir de ce qu’il lisait, mais du simple acte de lecture, de l’action de mémoriser un texte, et de la jouissance intellectuelle d’en comprendre les enjeux.

Chaque « livre » était pour lui une source de savoir et d’expérimentations. Ce qu’il aimait dans ses « livres », c’était qu’en plus de tirer des connaissances de leur lecture, il était capable d’apprendre de leur étude en tant qu’objets, comme un mécanicien apprend en démontant une belle mécanique.

Il les visitait régulièrement, prenait le temps de les écouter, et de leur répondre. Il les rangeait sur leurs étagères, dans un ordre compris de lui seul, et savamment calculé pour que leurs correspondances de thèmes et de styles lui apportent une compréhension encore plus claire de leur fonctionnement.

Pamphlet de quelques pages ou Codex poussiéreux, comptine simplette ou Nécronomicon monstrueux, qu’ils fussent simplistes ou cryptiques, il arrivait toujours à briser leurs barrières sémantiques, leurs boucliers stylistiques, dû-t-il les blesser en les annotant et les froissant sous les retouches et corrections innombrables. Il finissait toujours par s’approprier leur sens, par phagocyter leur style, et chaque lettre de chaque mot, chaque pied de chaque vers venait nourrir son esprit assoiffé de compréhension.

Le docteur détestait une chose par-dessus tout : sa propre ignorance.

"Chut.", pensa le docteur.


Le docteur redressa ses lunettes carrées aux branches fines, et les remit à leur place, bien droites sur son nez, symétriques, de manière à ce que la branche gauche provoque exactement la même sensation contre la peau rattachant l’oreille au crâne que la branche droite.

Il sourit, mi- agacé mi- amusé par Ses réflexions, puis reprit son sérieux.

Il leva les yeux et posa le dossier qu’il lisait et qui avait provoqué chez Lui cette soudaine réflexion sur Ses plaisirs quotidiens.

Il sourit à nouveau, cette fois d’un air mystérieux, et regarda l’homme menotté qu’un garde avait assis de force en face de lui quelques minutes auparavant.

"Torture"

"Meurtre"

"Nécrophilie",

pensa-t-il, avant de prendre la parole :

"Vous avez été choisi pour travailler avec nous, Monsieur 8257. Je crains qu’à ce stade-là vous n’ayez plus vraiment le choix. La seule possibilité de décision qu’il vous reste est la suivante : coopérer et jouer le jeu selon nos règles, mes règles, ou jouer un jeu plus large et tenter d’instaurer les vôtres. Je ne vous cache pas que la seconde option est la moins pratique pour vous comme pour nous, mais si néanmoins vous pensez tenter votre chance, sachez une chose : quelles que soient les règles, à ce genre de jeux, je gagne toujours."

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