Le Démon de Camille

“Je ne vais pas te faire de mal, détends-toi.”
Mais ça avait fait mal.


Il était tôt quand ils se retrouvèrent. Tout avait été planifié, pour une fois. Les vacances les avaient séparés trop longtemps et ils voulaient passer le temps restant ensemble. Archibald avait pris le temps de leur envoyer des lettres en donnant les adresses où il se trouverait ainsi que les délais moyens de la poste en fonction de l’endroit et de la distance géographique. Ses parents s’étaient amusés de cette prévoyance, soupçonnant qu’elle lui permettait de tempérer ses angoisses.

Héloïse avait été heureuse de recevoir les lettres de son ami. Ses parents avaient approuvé cette forme d’échange et avaient joint un petit mot pour Archibald. Elle avait passé des vacances grises avec toute sa famille, en Normandie. Elle n’aimait pas ses cousins, et presque tout le reste de la famille en fait. Ils avaient tendance à rabaisser son frère. Mais la plus petite, qu’elle ne pouvait pas encore détester, ne parlait pas encore, donc elle se retrouvait souvent seule.

Seule, ou avec son papy. Il était très effacé, mais il avait un secret. Il y avait, au grenier, une vieille armoire. S’il vous en donnait la clé, vous y trouviez des livres, des BD, une nintendo DS, des jeux. Il avait installé une prise sous l’armoire et laissé le chargeur, il avait aussi tout agencé pour qu’il soit possible de tout ranger avant que quelqu'un ne puisse monter. Et Héloïse avait la clef. Elle savait qu’il ne fallait pas en parler, et elle avait appris la valeur d’un secret.

C’était sa grand-mère qui, la première, avait banni la fiction et les divertissements “bas” de la vie de ses enfants. Et elle s’en félicitait. Il fallait rendre la clé avant de partir, mais elle était comme une porte de sortie dans ce paysage morose. Ça lui rappelait l’armoire magique dont on parlait dans Narnia.

Lorsque papy allait se promener, il demandait, doucement :
“Quelqu’un veut m’accompagner ?”
Et, souvent, personne ne répondait. Alors Héloïse se levait et demandait la permission.

Bien entendu, si personne ne s’était proposé, ce n’était pas par mépris ou rejet de l’ancien, mais par distance. Un sentiment étrange qui avait gagné ses enfants lorsqu’il avait commencé à les observer d’un œil triste, à leur demander comment ils se sentaient. L’un des regrets de papy, c’était d’avoir été si peu présent. Pourtant, tous le trouvaient sage. Parce qu’il ne parlait pas beaucoup, sûrement. Il avait un jour dit à Héloïse : "Tant que je marche droit, si je leur dis la vérité de temps en temps, ils respecteront cet enseignement comme s’il était sacré. Mais pas plus d’une fois par vacance !”

Le poids de la responsabilité de patriarche était lourd. Mais durant leurs balades, ils parlaient de tellement de choses. Héloïse aimait vraiment beaucoup son grand-père. Ils parlaient des livres, de tout ce que l’armoire recelait comme trésors. Il lui demandait innocemment lesquels elle voudrait avoir pour elle une fois qu’elle serait grande. Elle lui avait parlé d’un manga, une fois. Depuis, il en était devenu fou, mais lui interdisait la lecture de certains. Elle savait où ils étaient, mais n’outrepassait pas cette limite. Il y avait une raison, et puis elle espérait qu’il lèverait les restrictions. Chez elle, les règles fonctionnaient selon l’âge. On débloquait de nouveaux droits et devoirs à chaque anniversaire. Souvent plus de nouveaux devoirs. Mais avec papy, c’était quand vous étiez prêts. Un soir, il était venu lui dire qu’elle avait le droit de lire Ellana, qu’elle était prête. Un autre, qu’elle pouvait commencer Kingdom. Les vacances se passaient bien, tant que papy était là.

Pour les autres, eh bien ce n’étaient pas des vacances particulières. Seulement plus solitaires. Mathilde avait commencé à s’entraîner plus durement. Elle voulait rejoindre un club d’athlétisme l’année prochaine. Elle avait proposé plusieurs sorties à Camille, pensant avoir repéré des choses étranges. Mais Camille avait décliné. “Attendons les autres”. Peut-être qu’elle ne l’aimait pas du tout ? Camille était souvent en retrait face à Héloïse et ne s’amusait vraiment qu’avec Archibald. Elle avait pensé que leur pacte les aurait un peu rapprochés. Pourtant, elle se sentait délaissée. Une fois, ils s’étaient croisés et baladés ensemble. Ses inquiétudes avaient un peu diminué. Camille était juste très fatiguée, mais elles avaient bien discuté. Mathilde avait même eu le courage de lui demander si elles étaient amies.
“Bah oui, on est copines. Mais je ne cours pas encore assez vite pour qu’on s’amuse bien.”
Elles s’étaient promis de faire une course, elle à pieds, Camille en roller, ou en skate.

Alors ils furent heureux de tous se retrouver, sans les parents. C’était la fin des vacances mais il leur restait deux jours avant le retour en classe et ils comptaient bien en profiter.

Ils commencèrent par une visite de tous les endroits bizarres repérés par Mathilde, puis Archibald leur montra un dessin qu’il avait trouvé sur un marque-page à la bibliothèque. On aurait dit qu’il représentait un serpent dans un ventre, et des griffes. Héloïse leur raconta le nouveau jeu qu’elle avait pu essayer. Mais Camille resta très silencieuse, se contentant de sourire et de poser quelques questions. Lorsqu’on l’interrogea, pendant une pause dans la bataille des bâtons, Elle répondit qu’elle était passée chez sa grand-mère avec sa famille pendant quelques jours mais, qu’à la suite d’une dispute, ses parents avaient préféré rentrer. L’histoire s’arrêtait là. Quand on lui demandait à quoi elle avait passé son temps, elle restait vague, parlant de jeux et de lectures. Cela n’aurait pas dû être inquiétant, mais quelque chose clochait.

S’ils avaient posé les bonnes questions, ils auraient trouvé étrange qu’elle ait passé autant de temps dans sa chambre alors qu’elle détestait ça, surtout quand il y avait un lac à côté. Ils auraient aussi remarqué qu’elle omettait de mentionner directement une certaine personne, qu’elle avait retiré toutes les activités lui étant liées, créant de gros trous dans son récit. Mais ils commencèrent plutôt à débattre de la nature de ce quelque chose qui clochait. Les raisons seraient plus claires après. Une approche absurde qui sembla déranger légèrement Héloïse pendant un instant. Camille se demandait si c’était juste de sa part de les inquiéter autant. Elle repensait à ce qu’il fallait dire, elle espérait y parvenir, mais n’y arrivait pas. C’était dur. Elle savait qu’elle pouvait et devait en parler. Mais elle ne savait pas si elle pouvait le vouloir. Elle se sentait dépossédée. Elle savait juste qu’elle voulait être avec eux. Alors il se laissa interroger. Les enfants n’envisagèrent pas l'hypothèse psychologique, ou ils l’esquivèrent, sachant qu’ils ne pourraient pas y faire grand chose.


Camille était fatiguée, ne portait pas un de ses pulls habituels du week-end et ne se justifiait pas en inventant une excuse à chaque remarque, son esprit était donc altéré ou assommé.
“Peut-être qu’elle est triste ? Qu’il s’est passé quelque chose pendant les vacances ?”
Mathilde ne posa pas ces questions. Archibald griffonna dans son carnet et, prenant un air grave que sa voix d’enfant ne put maintenir, il déclara :

“C’est probablement une possession partielle ou progressive.
— Par quoi ?
— Par un démon, ou un esprit mineur, il faudrait que je relise les définitions, répondit le jeune garçon.”

Mathilde hocha la tête, elle n’arrivait pas à se souvenir de ce que voulait dire partielle.

“Pourquoi ça serait ça ?
— Euh, parce que je connais pas d’autres trucs qui font ça, avoua Archibald.
— Peut-être qu’elle est juste malade.
— Peut-être, mais les Jacobusiers ne peuvent pas l’envoyer chez le médecin. Cependant, nous pouvons enquêter sur la possession et faire des recherches sur les exorcismes.
— C’est quoi ?”

Tout fier, le jeune garçon partagea ses connaissances si récemment acquises à la bibliothèque. Il avait passé des heures à lire et à relire des romans fantastiques, vérifiant de temps à autre certains termes dans le dictionnaire et se sentant l’âme d’un chercheur.

“Des rituels pour chasser les démons, les esprits et les fantômes, je crois.
— On va devoir tuer des esprits ?
— Pas forcément, juste libérer Camille.
— Tu as des livres sur ça chez toi ?
— Oui, et je pourrai aussi demander à mon père…
Non !

Ils s’étaient exclamés ensemble. Archibald comprit trop tard pourquoi et soupira.

“Il pensera que c’est un jeu, une bêtise, il n’est pas question de l’inviter dans le pacte.
— Il ne faut pas en parler aux adultes.
— Cette règle sert juste à les protéger dans l’hypothèse où ils nous croiraient. Si on s’y prend bien, il n’y a aucune chance qu’il nous croit.”

Ils devaient réfléchir. Est-ce que parler du pacte et de ce qui lui était lié en étant sûr que les gens n’y croiraient pas était acceptable ? Sur l’idée d’Héloïse, ils commencèrent à déterminer un protocole de discussion d’urgence avec les individus extérieurs et adultes. Il fut finalement convenu qu’ils ne parleraient pas du pacte, qu’ils parleraient seulement de l’histoire de démon et d’exorcisme. S’ils avaient l’air assez sérieux, ils penseraient que c’était un jeu. Camille n’était pas en état de gérer la discussion avec les grands (et ne rechigna d’ailleurs pas quand ce fut évoqué), c’était donc à Archibald et Mathilde de s’en occuper pendant qu’Héloïse et Camille monteraient chercher dans les livres. Ils se mirent en marche, d’un pas rapide, vers la maison.


Pierre, en train de laver la vaisselle, ne s’attendait pas à revoir son fils si tôt et l’interpella donc d’un ton jovial :

“Que venez-vous faire en ces lieux, mécréants ? N’aviez-vous pas quelque bataille à mener en forêt ?
— On est en mission, papa, et j’ai besoin du savoir du grand manitou de la bibliothèque !
— Oh oh, parle donc, jeune papoose, et dis-moi ce que tu cherches.”

Aussi discrètement que possible, Héloïse et Camille s’engouffrèrent dans la maison. Archibald avait indiqué où était l’étagère. Elles devaient juste trouver le nécessaire, Archibald s’occuperait de demander pour les précisions.

“On veut faire un exorcisme.
— Vous avez trouvé un esprit frappeur ? Ou alors avez vous invoqué un démon farceur ? plaisanta le père.
— C’est Camille qui est possédée.
— Et vous l’avez fait sournoisement entrer dans ma maison ! Nous sommes fichus ! Notre foyer a donc si peu d’importance pour toi, Archi ?
— Ne dis pas qu’on te l’a dit, répondit le garçon le plus sérieusement du monde.
— Oui, pas de souci. Donc, il vous faudrait un clown…
— Papa !
— Monsieur, si vous ne nous prenez pas au sérieux et que Camille mange vos poules à la gloire de Sat… du diable, vous regretterez de ne pas nous avoir écoutés, l'avertit Mathilde”

Il sourit devant la détermination de la petite fille.

“Tu as raison Mathilde, je ne veux pas perdre Chaussette et Pantoufle. Eh bien, il faudrait un pentagramme, du sel, un peu de vent de face, d’ailleurs le côté eau doit toujours être vers l’Est, et… une danse.
Papa !
— Je suis très sérieux, fiston, si c’est un démon du malheur ou un esprit triste, le rire ou le soulagement peuvent suffire pour l’exorcisme.
— Vraiment ? demanda l’enfant d’un air sceptique.”

Pierre sécha la dernière assiette, puis essuya ses mains sur le torchon, avant de le mettre cérémonieusement sur son épaule. Il avait presque l’air d’un sorcier à leurs yeux.

“Bien sûr, ces entités attaquant la capacité à aimer la vie, à rire, des éléments extérieurs suffisamment intenses peuvent briser les restrictions qu’elles imposent et les chasser.”

Les deux enfants réfléchirent. C’était logique, une entité qui saurait qu’on allait lui résister ne s’acharnerait que si elle était suffisamment puissante. Et Camille était toujours capable de sourire, donc ce n’était pas une entité très puissante. Ils notèrent l’idée.

“Sans vouloir être indiscret, comment va Camille, outre sa possession ?
— Bah on saura pas avant qu’on l’exorcise.
— Suis-je bête, répondit-il d’un sourire.”


À l’étage, la mère d’Archibald regardait deux enfants d’un œil intrigué. Elle s’approcha à pas feutrés et tapota sur leur épaule.

Aah !
— Bonjour madame.
— Bonjour les enfants, que faites-vous de beau ?”

Lui en parler ne faisait pas partie du plan, mais Adrienne savait lire, donc elle comprendrait sûrement en regardant les livres, autant lui en parler. Héloïse réfléchissait encore à la bonne solution quand Camille prit la parole.

“On cherche un moyen d’exorciser le démon qui me possède.
— Mon dieu, possédée ? Il faut que je me saisisse de mon crucifix.”

Elle rit, ce qui les rassura. Mais, bien qu’elle ne sache pas d’où venait cette idée, elle comprenait ce qui avait sûrement interpellé les enfants. Adrienne connaissait un peu Camille, c’était pour ça qu’elle esquivait son regard. Elle savait qu’elle n’était pas possédée. Le fait qu’elle lui ait dit ça aurait dû la rassurer sur le fait qu’elle jouait. Toutefois, l’important n’était pas le comportement mais l’état d’esprit qui rendait ce comportement possible. Ici, Adrienne observait une enfant téméraire agir avec son assurance habituelle seulement par fulgurances. L’enfant se sachant observée, ces fulgurances étaient là pour rassurer. Elle n’allait pas lui en parler. Il fallait qu’elle joue le jeu, puis elle irait en toucher un mot à ses parents. Elle se doutait bien qu’ils ne l’avaient sûrement pas remarqué. Elle soupira en son for intérieur. En attendant, elle mit sa casquette d’experte en exorcisme et les aida à poursuivre leurs recherches.


Les deux parents regardaient maintenant trois enfants s’affairer en préparant un grand pentagramme dans le jardin. Ils n’étaient pas sûr que gratter seulement la terre suffirait et, surtout, ils se regardaient d’un air inquiet. Pouvaient-ils réellement conduire un rituel devant eux ? Si ça avait des effets très… voyants ? Comment pourraient-ils le cacher ? Et s’ils avaient un don qui s’éveillait pendant le rituel ? Non, vraiment, ce n’était pas une bonne idée. Ils se concertèrent à voix basse. Le rituel impliquait aussi une danse. Ils avaient bien retenu les mouvements mais Archibald se sentirait ridicule de la faire devant ses parents. Ça lui donna une idée.

“Nous allons procéder au rituel. Chers parents, veuillez quitter le jardin et ne pas nous regarder avant que je vienne vous chercher.
— Oh, pourquoi se débarrasser de nous ?
— Parce que si, par un écart mental impardonnable, je venais à me trouver ridicule et que vos ondes cérébrales de parents-très-aimants-mais-sournois confirmaient cette caractéristique de la danse essentielle, le démon pourrait en profiter et s'accrocher à moi. Il faudrait alors tout recommencer, et je ne sais pas si je pourrai un jour vous pardonner…”

Conscient que ses parents se retenaient de rire, il fut soulagé de les voir quitter le jardin sans plus de protestations. Et le rituel put commencer. Ils dispersèrent les sachets de sel avec modération pour ne pas troubler les plantes. Puis, après avoir vérifié que personne ne les observait, ils dansèrent.

Camille, assise au milieu du cercle, souriait largement. Elle était reconnaissante d’avoir ces amis. Elle aurait sûrement pu leur dire que ce n’était pas une possession, mais elle ne pouvait plus en être sûre. Alors elle se contenta de rire.


L’après-midi s’acheva avec une Camille de meilleure humeur, mais toujours un peu plus effacée. Le goûter avait été composé de quelques gâteaux, puis ils avaient joué aux cartes. Maintenant, chacun rentrait chez soi. Adrienne insista pour raccompagner Camille avant de partir au restaurant. Archibald crut la voir glisser un mot à la mère de Camille, mais c’était sûrement son imagination. Sa mère n’aimait pas parler aux autres parents. Peut-être que écrire ce n’était pas parler.


“Je lui ai pris un rendez-vous pour mardi.
— Merci chéri, tu…
— J’espère que ce n’est pas si grave que ça. J’espère que c’est juste un coup de mou.
— Et si c’était plus que ça ?
— Il faudra attendre que Camille puisse nous en parler, et préparer le terrain.
— Mais qui ça pourrait être ?
— Oh, allons, ce ne sont pas les suspects qui manquent.
— Pourquoi y sommes-nous allés, déjà ?
— On ne sait pas encore si c’est ça…
— Je sais…”


Camille avait pleuré. Ses parents l’avaient déposée chez la psychologue. Elle avait dit ne pas l’aimer, on lui avait pris un autre rendez-vous. Mais il n’avait pas pu l’éviter. Elle était restée silencieuse pendant vingt minutes, pensant que le psy s’en mettrait plein les poches sans rien faire. Elle lui partagea cette réflexion. L’homme lui sourit.

“La première consultation est gratuite, donc tu peux ne rien faire, ça ne changera pas ma journée. Mais si tu veux me dire comment tu vas, ou si tu aimes le cube rouge, tu peux.”

Camille pensa très fort à Gilles, à son pelage, à sa langue qui pendait quand il appréciait les caresses sur le ventre.

Camille pensa à l’autre chose.

Camille pleura.

Camille voulait parler.

Sauf mention contraire, le contenu de cette page est protégé par la licence Creative Commons Attribution-ShareAlike 3.0 License