Le cours de la méthode

Tout l’étage avait été converti en une bibliothèque aux allures mystérieuses, régie par des lois que la pensée se gardait bien d’appréhender. Les murs étaient recouverts d’étagères, elles-mêmes remplies de livres. Certaines planches du parquet pouvaient même être retirées, révélant d’autres ouvrages. Au centre, à l’intersection des couloirs, un puits de lumière permettait aux lecteurs de profiter du soleil. Et si celui-ci brillait trop fort, il suffisait de tirer sur une corde pour déployer un parasol, ou sur une autre afin de fermer le volet.

Ce décor avait été embelli pendant la convalescence du petit Archibald. On lui avait récemment retiré le plâtre, mais il souffrait aussitôt qu’il utilisait sa main. Il avait donc pris l’habitude, lors de ses séances de lecture, de placer les livres sur son bureau, et d’utiliser sa main valide afin d’en tourner les pages. Il s’était déjà habitué à tout faire d’une seule main. Cependant, cela le frustrait de ne pas avoir entièrement récupéré. Il repensait parfois à ce qu’il s’était passé. Aux disputes avec ses parents quand il refusait de leur révéler “comment” c’était arrivé. Ils avaient fini par lâcher l’affaire, même si cette nescience continuait à les ronger.

En bas de la maison, les enfants saluèrent les parents puis montèrent les marches. Ils ne s’étaient plus vus depuis l’incident. Enfin, plus vus avec Archibald. Mathilde avait vite récupéré, pourtant, ils n’avaient rien fait ensemble. Cela ne leur avait pas semblé juste. Ils n’avaient pas eu d’autres nouvelles que le regard froid de ses parents. Ils avaient souvent songé qu’il faudrait leur dire la vérité, au moins à eux. Mais le pacte était formel. Et prendre cette décision sans Archibald aurait été une trahison.

Mais, deux jours auparavant, sa mère Adrienne avait appelé chez eux afin de les inviter. Les autres parents n’avaient rien trouvé à y redire.

Ils restèrent muets lors de la montée des escaliers, comme s’ils essayaient de retenir leur souffle. Ce silence ne devait pas être brisé, pas tout de suite.


Lorsque la silhouette du petit garçon se découpa dans la lumière, ils respirèrent à nouveau. Ses cheveux avaient poussé de quelques centimètres. Son visage était marqué par les rictus douloureux. Cet aspect-là leur fit mal au cœur. Les enfants ne devraient pas avoir aussi mal.

Il releva la tête de son livre et leur sourit timidement. Sans précipitation, en faisant attention à son bras, ils l’enlacèrent tour à tour. Les larmes coulèrent sur leurs joues et le chien, allongé dans l’ombre, aboya, soulagé de les revoir, et jaloux de ces embrassades.

Une fois des paroles réconfortantes échangées et des nouvelles partagées, Archibald et sa compagnie se levèrent avant de redescendre. Il demanda poliment à sa mère s’ils pouvaient aller jouer dehors. Peut-être aurait-il été sage de les en empêcher. Mais Adrienne n’en fit rien, à condition qu’il revienne sans la moindre égratignure. Elle appuya ses mots d’un regard à Mathilde. Les enfants acquiescèrent et partirent prestement, trop heureux de retrouver un semblant de normalité.


Elle ne voulait pas regretter. Elle voulait que son enfant aille bien. Elle ne pouvait pas le garder enfermé. Et puis, il avait sûrement déjà assez mal. Mais la rentrée était proche. Et son bras encore fragile. Un accident était si vite arrivé.


Ils ne s’approchèrent pas de la forêt. L’étang ne serait plus leur base. Ils se rendirent donc à la rivière. Il fallait qu’ils parlent de bien des choses. Ils n’avaient pas eu l’occasion de se livrer sur ce qu’il s’était passé.

"Vous êtes retournés dans la forêt ? demanda Archibald."

Ils secouèrent la tête. Ils en avaient bien trop peur pour tenter leur chance. Le bois avait parfois eu des allures de forêt hantée. Maintenant, celui-ci était véritablement dangereux. Il ne fallait pas s’en approcher sans être sûr qu’il ne l’était pas.

Héloïse se décida.

"Je suis désolée, Archi, pour ce qu’il s’est passé…"

Elle se tut, le garçon lui souriait gentiment. Elle voulait ajouter quelque chose, mais n’y parvint pas. Camille prit sa place.

"Je sais pas si les autres trucs qu’on a découverts sont dangereux, mais y en a qui doivent l’être. Et si on continue à en croiser, on en trouvera d’autres dangereux. On se demandait si on devait vraiment prendre ces risques. Mais on pourra pas continuer à être les Jacobusiers si on veut éviter les choses dangereuses.

— Pourquoi ?"

Cette question leur avait effectivement traversé l’esprit, mais pas assez longtemps pour que la réponse leur vienne de manière instantanée.

"Parce que les héros n’ont pas peur."

Camille était sûre de sa réponse. Mais l’air dubitatif sur le visage d’Archibald la refroidit quelque peu.

"Non. Un héros c’est pas un idiot qui court vers le danger. C’est quelqu’un qui fait face au danger en sachant que c’est dangereux et qui le fait quand c’est nécessaire. Courir dans une forêt qui veut ta mort, c’est pas héroïque. C’est bête et dangereux."

Sa voix était froide comme l’acier. Héloïse l’approuva du regard et Mathilde applaudit, comme si elle venait de comprendre quelque chose. Il fallait approcher le problème autrement.

"Mais, répliqua Camille, les yeux plissés et le ton hésitant, de toute façon, tout peut être dangereux. Il faut qu’on choisisse entre prendre le risque de tomber sur quelque chose de dangereux ou ne rien faire.
— Non."

Archibald passa sa main dans ses cheveux.

"On peut apprendre à identifier ce qui est dangereux et en estimer les risques. On peut aussi trouver des moyens de s’échapper. On peut être des héros malins."

Cette proposition était intéressante. Maintenant, venait la question…

"Comment on fait ça ?"

Mathilde était partagée. Elle ne se souvenait que trop bien de son sang, s’écoulant et tachant ses vêtements, et ne voulait pas vraiment revivre ça. Mais elle ne voulait certainement pas perdre ce qu’elle avait réussi à construire avec eux.

"Il faut qu’on trouve des petits tests à faire pour savoir si c’est dangereux ou pas. Comme quand on a jeté nos chaussures."

Ils frissonnèrent. Cette idée était pertinente, mais encore trop dangereuse pour eux.

"Mais si c’est pas dangereux tout de suite ? objecta Héloïse, plus mesurée.
— Dans le doute, on peut toujours garder un moyen de s’enfuir vite et ne pas s’en approcher si on peut pas avoir cette sécurité."

Le petit garçon se gratta la tête en grimaçant.

"Ça sera toujours un peu dangereux. Mais si on arrête, ça serait aussi stupide parce que dès qu’on sort on prend un risque. Si ça se trouve, même en restant chez nous, une météorite viendra s’écraser sur nous, comme pour les dinosaures."

Il projeta un caillou au loin. Celui-ci rebondit sur un tronc d’arbre avant de tomber dans la rivière.

"Soit on essaie de s’amuser en apprenant, en devenant plus intelligents, soit on retourne s’ennuyer."

Camille voulut protester. Ils ne s’ennuyaient pas avant ! Mais la pensée d’arrêter lui traversa l’esprit. Pourraient-ils vraiment retourner à leur vie et en profiter autant que si toutes ces aventures n’avaient jamais eu lieu ? Elle essaya de ne plus y penser.

"Il faut qu’on ait un protocole à respecter, déclara fièrement Héloïse.
— C’est quoi ? questionna Mathilde.
— Un ensemble de règles et de méthodes qui servent à savoir comment agir avec ces choses, enfin avec les choses étranges."

C’était une idée sensée. Et elle n’impliquait pas d’arrêter. Ils sortirent donc leurs stylos et commencèrent à réfléchir, lançant les idées décousues leur passant par la tête.

"D’abord, faut qu’on prenne des gants.
— Non, faut qu’on sache si ça parle, répliqua Camille.
— Non, on s’en fiche de l’étudier. Le protocole sert à savoir si c’est dangereux."

La jeune fille avait l’air agacée, mais fut soulagée quand ses amis approuvèrent. Ils avaient beau facilement s’éparpiller, cette proposition les recentra efficacement.

"Quelque chose de dangereux… C’est quelque chose qui attaque, donc il faut qu’on utilise un appât pour voir si ça l’attire.
— Une chaussure ? proposa Archibald.
— Non, ça coûterait trop cher. Un mouchoir ?"

C’était une suggestion intéressante. Elle fut notée. Mais plusieurs questions vinrent troubler leur esprit. Et si la chose voyait que ce n’était pas un enfant ? Et si elle réagissait aux animaux, aux êtres vivants autres que les enfants ? Gilles serait en danger. Il fallait qu’ils sachent si c’était dangereux pour eux, pas pour des mouchoirs. Et utiliser Mathilde ne serait pas très gentil.

Ils convinrent finalement d’utiliser une corde attachée à leur pantalon pour pouvoir être tiré hors de portée en cas de problème. L’idée n’était pas parfaite et Archibald continua à écrire diverses idées de méthodes en fonction du contexte, mais cela avait réussi à le rassurer, au moins un peu. Et puis, il y avait peu de chances que quelque chose d’apparence inoffensive devienne subitement mortel. La forêt était certainement une exception.

L’inquiétude et l’angoisse le rongeaient encore. Mais il comprenait. Il n’était pas rassuré, mais il était plus assuré. Confiant envers les forces de l’univers, certain qu’elles n’allaient pas lui envoyer à nouveau une aussi violente et pernicieuse surprise. Il ne voulait pas avoir à cacher trop de choses à ses parents. Il avait vu sa mère passer par tous les états et son père peiner à ne pas enrager. Il ne leur avait pas dit directement qu’il cachait quelque chose. Mais il n’avait pas non plus dit qu’il ne le faisait pas. Lorsque le sujet était abordé, il gardait le silence. Il refusait de dire la vérité, mais il ne pouvait se résoudre à mentir. Et ça le blessait. Il ne voulait pas embêter ses parents, mais céder ne lui paraissait pas être une bonne idée. S’ils ne le croyaient pas, ça les agacerait, et ils voudraient une vérité qu’il ne pourrait pas leur donner puisqu’elle serait fictive. Il avait cependant peur qu’ils finissent par croire que c’était les autres. Que ses amis l’avaient mis dans cet état et qu’il n’avait rien dit pour ne pas se retrouver seul. Il ne voulait pas que ça arrive. Mais ça allait sûrement arriver. Il fallait une solution.

"Mes parents s’inquiètent beaucoup, dit-il, mais je ne peux pas leur en parler selon le pacte. Et je pense qu’il ne faut pas que je leur en parle. Mais est-ce que je pourrais leur dire pourquoi je ne peux pas en parler ?"

Avec un air interrogateur, Camille le dévisagea.

"Ça reviendrait au même. Et puis, tu n’as pas le droit de parler du pacte, même pour dire que t’as pas le droit d’en parler.
— Mais je peux leur expliquer pourquoi le pacte existe sans leur dire qu’il existe.
— C’est pas possible, objecta Mathilde avec un regard suspicieux.
— Si."

Héloïse était concentrée : silencieuse durant l’échange précédent, elle se décida enfin à intervenir.

"Expliquer que des choses ne doivent pas être révélées parce que ça poserait problème c’est possible. Et ça ne révèle pas le pacte. Mais il faut faire très attention aux mots.
— Donc on peut dire que j’ai le droit tant que ça respecte le pacte ? redemanda Archibald.
— Comment on saura qu’il est respecté ? On sera pas avec toi, fit remarquer Mathilde.
— Si tu penses comme ça, tu ne peux pas savoir si je leur ai pas déjà tout raconté. Pareil pour moi, je sais pas si vous leur avez pas déjà tout dit."

Ils réfléchirent quelques minutes. S’ils ne pouvaient pas se faire confiance, le concept du pacte n’avait pas de sens.

Il fut convenu qu’Archibald discuterait de ce qu’il lui semblerait bon d’aborder avec ses parents pour les rassurer. Ils se mirent aussi d’accord sur le fait qu’ils se faisaient confiance et que si un adulte finissait par comprendre, ils devraient agir ensemble. Cela étant décidé, ils se remirent au travail.


Le repas s’était déroulé presque entièrement dans le silence. Quelques échanges fugaces et sans grand intérêt. L’ambiance n’était pas idéale, Archibald pouvait le sentir. Il cherchait une raison de repousser. Peut-être que demain serait un meilleur jour ? Peut-être qu’il fallait apprendre à ne pas donner de réponse ? Mais à peine cette pensée formulée, son sang se glaça. Il ne supportait pas l’incompréhension. Il fallait toujours qu’on lui réponde. Et il faisait subir ce supplice à ses parents. S’en rendre compte lui fit mal. Son cœur se serra et il maintint sa résolution. Il avait aussi d’autres choses à leur dire qu’il pouvait raccrocher au sujet. Ça servirait de règlement de comptes entre eux. La possibilité que la situation dégénère restait forte mais il la balaya. Il fallait que cette discussion ait lieu. Ils la réguleraient ensemble.

Il prit une grande inspiration.

"Papa, maman, j’ai quelque chose à vous dire."

Ils en étaient au dessert, alors ils posèrent les cuillères. Ils auraient sûrement préféré que l’attente ne soit pas si palpable, mais ça n’avait pas vraiment d’importance. Archibald allait leur parler de choses importantes, avec ses mots d’enfant. Chacun savait combien cette situation pouvait s’avérer compliquée. Une passation de vision, un partage à l’aveugle, car il lui était impossible de savoir s’ils allaient pouvoir le comprendre.

"J’aimerais vous dire qu’être honnête, c’est important…"

Il vit sa mère réprimer un sourire nerveux.

"Mais que l’honnêteté n’a pas à être totale."

Une des nombreuses règles de la maison était de ne pas tourner en ridicule les paroles de qui que ce soit. Alors, même si une colère sourde renforcée par l’incompréhension montait en elle, elle se contint. Elle ne souriait pas, ne singeait pas non plus la bienveillance. Mais elle écoutait. C’était suffisant.

"Je ne pense pas que c’est nécessaire de tout dire. Il faut déjà savoir quelles informations sont vraiment nécessaires et lesquelles ne servent qu’à satisfaire votre curiosité."

Il regretta l’adresse directe mais personne n’en tint compte.

“Du coup, l’honnêteté, c’est important, et je ne veux pas mentir, mais ça ne veut pas dire que je dois tout vous dire…"

Il s’arrêta. Il avait des mots durs et il priait en lui-même pour qu’ils ne lui en tiennent pas rigueur. D’une voix douce, son père lui demanda :

"Qu’est-ce que tu appelles un mensonge ?
— Ne pas dire la vérité, c’est pas mentir. Inventer une excuse, c’est mentir. Dire quelque chose en disant que c’est la vérité si ça ne l’est pas, c’est aussi mentir. Ne rien dire, ce n’est pas mentir."

Adrienne se redressa. Elle faisait des efforts colossaux pour ne pas s’énerver, et elle comprenait.

"Donc, pourquoi ne pas nous dire la vérité ?
— Je pense que les conditions pour qu’en parler apporte quelque chose et qu’il n’y ait plus de problème ne sont pas réunies. Mais ça ne se reproduira pas. C’était même pas censé arriver."

Elle avala sa salive puis, d’une voix inquiète :

"Est-ce que tes amis t’empêchent d’en parler ?
— Non ! répondit vivement Archibald. Et ils n’y sont pour rien. Mais ce qui compte, c’est que ça n’arrivera plus. Promis."

Son père resta silencieux, l’air soucieux, puis, après un regard à sa femme, demanda :

"Tu peux vraiment nous le promettre ? Tu n’as pas peur de ne pas pouvoir tenir cet engagement ?
— Oui, une promesse n’est pas à prendre à la légère, ajouta sa mère."

Archibald ne répondit pas tout de suite. Il avait parlé trop vite. Mais ils allaient prendre des précautions. Si ça arrivait de nouveau, ça serait sûrement bien plus dangereux puisqu’ils n’auraient pas pu le prévoir. Peut-être qu’il en mourrait. Son visage devint légèrement pâle tandis qu’il se demandait ”est-ce que j’aurais rompu ma promesse si je meurs sans que ça me casse le bras ?” Il ne leur dit pas à voix haute mais tomba d’accord avec lui-même. Tant qu’il ne se cassait pas à nouveau le bras, tout serait en ordre.

"Je peux le promettre."

Ce n’était évidemment pas suffisant pour les rassurer. Mais leur fils en avait parlé. Il avait pesé ses mots, il était conscient des choses. Il refusait aussi les questions qui servaient seulement leur curiosité. Adrienne s’était indignée. Elle dut reconnaître qu’elle était aussi retorse que lui pour essayer de grappiller une information de plus. Cette insatisfaction perdurerait encore longtemps. Mais elle savait qu’il lui dirait le maximum. Elle lui faisait confiance, mais elle regrettait un peu d’avoir fait un enfant si intelligent.

Elle attendrait patiemment qu’il finisse par céder. Et, c’était étrange, mais elle se sentait moins inquiète, moins frustrée par le silence. Elle aimait ce foyer, et maintenant, elle se rappelait qu’elle aimait son fils.


Il pleurait dans son lit. Sa main lui faisait horriblement mal. Et il peinait à plier les doigts. Le médecin lui avait dit que ça prendrait du temps avant de s’arranger. En attendant, il avait mal.

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