Le Colosse et sa requête

Phnom Penh, bureau du commissaire Vaan.

Un homme frappa à la porte. Un de plus. Aujourd'hui, les doléances n'en finissaient pas. Cela faisait partie du travail, qu'on le veuille ou non. On aurait cru qu'aujourd'hui, toute la misère du monde était venue défiler dans son bureau ; vols à l'arraché, accidents de la route, rixes… Le commissaire poussa un soupir. Oui, un miséreux de plus…

Le visage neutre, la barbe taillée de près, celui-ci resta à la porte, en attente d'un signe du fonctionnaire.


"Je vous en prie, entrez, asseyez-vous.

— Merci, commissaire."


Bien plus grand que la moyenne nationale, légèrement bedonnant, l'homme affichait une carrure monstrueuse. Élégamment habillé, une veste noire ajustée, celui-ci ferma la porte derrière lui, avant de saisir la chaise devant lui pour s'asseoir.


"Bien, que puis-je faire pour vous ?

— On m'a dit que vous étiez le seul ici à avoir l'autorité nécessaire pour accéder à ma demande.

— Très bien. Et cette demande, quelle est-elle ?

— J'ai besoin du corps de "Virak Sam", morte dans la nuit du vingt-cinq au vingt-six d'une crise cardiaque, actuellement retenu par vos services pour autopsie.

— Vous êtes de sa famille ?

— Non.

— Un amant ?

— Non plus.

— Un ami ? Un collègue ?

— Toujours pas. Ne cherchez pas, je n'ai aucune relation avec la victime. Mais j'ai besoin de récupérer son corps."


Le ton était inquisitoire, la voix sûre, cela n'était en général jamais bon signe. Peu de gens peuvent se permettre cette attitude face à un commissaire et hormis sa hiérarchie, Vaan ne se laissait pas souvent imposer celle-ci. La demande était pour le moins singulière, la justification inexistante.

Le commissaire scruta l'homme de haut en bas, dans l'espoir de trouver un quelconque indice.

La veste était luxueuse, l'apparence soignée, un début de tatouage était visible sous sa manche gauche. Ce genre de marque n'était en général jamais bon signe, mais l'allure générale était bien trop propre pour un simple malfrat. Un fonctionnaire d'état, même des plus véreux, aurait déjà sorti sa carte ou tenté un piston plus haut. Un médecin, peut être ? Rien n'était moins sûr… Cet homme, aux yeux du professionnel qu'il était, restait un mystère. Sans doute pas un bon d'ailleurs.

Le commissaire sourit, par politesse.


"Mes excuses, mais même pour la famille proche, il m'aurait de toute façon été difficile de faire quelque chose pour vous et on ne peut pas dire que vous m'aidiez beaucoup par vos réponses.

— J'en ai conscience. Et pourtant, je vous le demande à nouveau.

— Ce n'est pas ainsi que cela fonctionne.

— Je sais. Mais j'ai confiance en vous.

— Pour quoi faire ?

— Pour me donner le corps.

— … Pourquoi le voulez-vous ?

— Je pourrais vous le dire, mais cela ne vous aiderait pas.

— M'aider à quoi ?

— À me donner le corps."


Le commissaire se passa la main sur la tempe.


"Voyons la chose autrement : imaginons que vous apprenez que la police locale donne les corps de n'importe qui au premier venu simplement parce qu'il le demande, ne penseriez vous pas qu'elle serait composée de parfaits amateurs ?

— Bien sûr.

— Me pensez-vous mauvais flic ?

— Non.

— Alors pourquoi vous le donnerais-je ?

— Parce que je vous le demande.

— Et c'est non."


L'homme restait stoïque, froid. Le fonctionnaire aurait préféré ne serait-ce qu'un sourire en coin de sa part, mais le visage de l'individu restait de marbre. Le plus dur était, malgré ce dialogue surréaliste et cette demande insensée, de ne pas avoir la certitude que l'homme qu'il avait en face de lui n'était pas tout à fait sérieux dans son exigence. Même maintenant, il fixait le commissaire d'un regard lourd, attendant visiblement autre chose de sa part que cette simple réponse. Le policier se redressa dans son fauteuil, de façon à se redonner un peu de hauteur, se racla la gorge et repris :


"Je ne sais pas ce que l'on a pu vous raconter sur le Cambodge, mais tout ici n'est pas à vendre. Si vous vous imaginez pouvoir acheter un corps ici, ou l'intégrité d'un fonctionnaire pour l'avoir, vous vous méprenez terriblement. Si vous n'avez rien de plus à dire, je vous demanderai d'arrêter de perdre votre temps ici, et le mien avec. La porte est derrière vous."


L'homme soupira.


"Ne vous méprenez pas commissaire, je ne suis pas venu ici pour vous insulter. Je suis venu vous demander un service, parce que vous êtes en mesure de me l'accorder. Et si je pense que vous allez bien évidemment le faire, ce n'est pas pour un quelconque pot de vin. D'ailleurs, vous noterez que je n'ai jamais parlé de compensation d'aucune sorte pour service rendu.

— Pourquoi-pensez vous que j'accepterai alors ?

— Simplement parce que j'obtiens toujours ce que je veux."


Le commissaire haussa un sourcil, mi-agacé mi-amusé par la formulation.


"Pas de contact à faire marcher, ni dans la pègre, ni dans le gouvernement. Pas de bakchich. C'est simplement un fait, j'obtiens toujours ce que je veux.

— C'est une blague ?

— Absolument pas. Mais comme les gens ont tendance à douter, j'aime bien leur faire une petite démonstration."


L'homme se pencha de toute sa carrure sur le bureau, pour finalement s'arrêter sur un gobelet servant de porte stylo. Il jeta un regard au commissaire, voulant éviter tout faux pas diplomatique. Devant l'absence de réaction de celui-ci, se saisit des deux stylos pour les poser délicatement, alignés sur le rebord du bureau. Le géant attrapa ensuite le gobelet et le posa au centre, retourné. Il cala ensuite son dos dans la chaise, bras croisés."

"Voilà. Je veux maintenant, en plus du corps, ce gobelet ici. Libre à vous d'aller dans mon sens, ou de prendre le parti inverse. Je suis seul, non armé, téléphone éteint. Vous avez tout un commissariat avec vous. Libre à vous de choisir votre voie."


Le commissaire soupira. Un simple fou, finalement ? Il posa sa main sur le gobelet retourné, le replaça à son emplacement initial et se saisit des crayons posés par l'homme.


"Écoutez, c'est ridicule, vous devriez vraiment…"


Les stylos heurtèrent son bureau. Il baissa les yeux. Le gobelet n'était plus là et était revenu à l'endroit où l'homme l'avait posé. Il regarda ensuite son interlocuteur, toujours aussi stoïque.


"Un tour de magie pour me convaincre ? Vraiment ? Vous me prenez pour un…

— Je veux toujours ce gobelet ici, et le corps de la jeune femme. Réessayez d'aller contre ça si vous le souhaitez. J'ai tout mon temps, le coupa l'homme."


Le policier reprit le gobelet, l'inspecta rapidement et le remit à sa juste place. Il garda sa main fermement appuyée dessus, avant de regarder l'homme à nouveau. Il n'eut pas le temps d'ouvrir les lèvres qu'une sensation le glaça.

Le gobelet voulait bouger.

Il pressa de plus belle sur le gobelet, mais rien à faire : une force inconnue poussait le contenant en plastique vers la direction souhaitée par l'homme, avec toujours plus de vivacité. Bientôt, le policier ne tint même plus et le gobelet revint à sa position. Il le lâcha et le contempla quelques instants, impuissant.


"Je veux ce gobelet ici et le corps de la fille, répéta l'individu."


Le commissaire commençait à se sentir de plus en plus mal, alors que sa méfiance grandissait. Un début de peur également. Il y avait quelque chose avec ce gobelet, mais pas moyen de réfléchir à quoi. Un truc ? Mais lequel ? Il devrait le découvrir plus tard. Cette réflexion venait perturber son raisonnement. Vaan savait que dans cet échange, il n'avait plus l'ascendant et la première chose à faire quand on commençait à perdre à ce genre de jeu, c'était d'y couper court au plus vite. Il ne pouvait de toute manière que se faire influencer ou perdre son temps. Dans les deux cas, rien à gagner : il n'y a parfois pas de honte à être mauvais perdant.


"Sortez. Maintenant.

— Je veux ce gobelet ici et le corps de la fille.

— Sortez.

— Je veux ce gobelet ici. Et le corps de la fille.

— SORTEZ !"


De colère, le commissaire arracha le gobelet de la table pour le jeter violemment contre le mur. Celui-ci n'eut pas le temps de le toucher qu'une vague d'énergie heurta l'ensemble de la pièce de plein fouet dans la direction inverse au lancer, projetant le policier ainsi que la moitié des objets à terre. Reprenant en toute hâte ses esprits, il vit l'homme, toujours assis, bras croisés, regardant le bureau toujours debout.

Pas le temps de rationaliser, de comprendre.

Agir avant que la peur ne vous paralyse.

On chercherait après le comment, mais il y avait agression sur agent. Sans doute. À peu près sûr. L'homme n'était pas en position de combat, il avait une bonne fenêtre d'action. Vaan se releva du plus rapidement qu'il put pour se jeter sur son bureau, à la recherche de son arme rangée dans un tiroir. Il espérait ne pas en avoir besoin, mais c'est toujours un avantage d'avoir une arme dans ce genre de contexte. Le commissaire voulut prononcer quelques mots pour avertir ses collègues quand autre chose lui occupa l'esprit : le tiroir s'entrouvrit sous son action, avant de se refermer brusquement, poussé lui aussi par une force inconnue.

"Je veux ce gobelet ici, le corps de la fille, et pas d'emmerdes, commissaire," annonça l'homme, impassible.


Il tira de plus belle sur le tiroir, sans grand succès. Terrifié, il cria, mais aucun son ne sortit de sa bouche. Il mit un genou à terre, comme si quelque chose lui avait soudainement vidé les poumons.

Il s'appuya sur le bureau pour reprendre son souffle et tenta de se relever au plus vite, sans grand succès. Dans la précipitation, son genou heurta le coin du bureau, faisant trembler ce dernier. Le commissaire voyait maintenant, impuissant, le gobelet trembler, pour finalement tomber sur le côté et rouler sous le bureau.

Comme le calme avant la tempête, une seconde de silence passa.

Et comme l'orage pendant la tempête, l'enfer se déchaîna. Le policier se jeta au sol avant que l'on ne l'y force et se recroquevilla, alors que tout objet non attaché venait maintenant voler dans la pièce, porté par quelques forces inconnues. L'ensemble du bureau tremblait. Il sentit sa propre chaise lui cogner les côtes pour finalement décoller pour de bon, son agrafeuse lui foncer dans l'épaule. Le commissaire tremblait de peur, alors que toutes les feuilles volantes de son bureau tourbillonnaient maintenant dans les airs.

Aussi soudainement que la tempête s'était déclarée, le calme revint. Seul le bruit de quelques feuilles planant encore jusqu'au sol venait troubler l'atmosphère. Le commissaire ne bougea pas avant qu'une main ne vienne lui taper sur l'épaule. L'homme était toujours là, impassible. Il tenait la chaise d'une main, qu'il avait sans doute attrapée au vol (le commissaire ne l'avait pas entendue tomber) et lui tendait l'autre pour l'aider à se relever. Le colosse aida le policier en état de choc à s'asseoir et ramassa même quelques objets, lui laissant le temps de réfléchir un peu. Les yeux du commissaire, pleins d'incompréhension, ne pouvaient maintenant pas quitter des yeux le gobelet, seul accessoire encore debout sur son bureau.


"Je veux ce gobelet ici et le corps de la fille. Vous êtes déjà allé six fois contre cette affirmation," précisa-t-il en reposant sur le bureau quelques feuilles ramassées. "À vous de juger comment la chose a évolué, à votre avantage, ou au mien. Je le répète, j'obtiens toujours ce que je veux."


Le commissaire chercha quelques mots à répondre, mais devant sa difficulté à les trouver, l'homme reprit :


"Bref, je pense que ni vous ni moi n'avons envie de voir ce qu'il se passera à la septième. Concernant le service que je vous demande, je suis prêt à affirmer être la personne que vous souhaitez : changez son nom ou même le mien, le sien est déjà faux de toute manière. Je passerai prendre le corps demain soir, vingt-et-une heures, devant la morgue. J'aurai de quoi le transporter. Cela vous convient ?"


L'officier n'eut même pas la présence d'esprit de répondre. L'homme haussa les épaules.


"De toute façon, vous avez encore le temps de réfléchir. Faites simplement attention à vous."


L'homme s'approcha du bureau et ramassa le gobelet, le remit là où il l'avait initialement pris.


"Souvenez vous, même si je ne veux plus de ce gobelet ici, je veux toujours le corps… À demain, j'en suis sûr, commissaire."


Il quitta la pièce, alors que le commissaire regardait avec inquiétude les objets de son bureau revenir tour à tour à leur place, portés par une force mystérieuse. Il resta ensuite quelques minutes, désœuvré, avant de jeter un nouveau coup d'œil à la photographie de sa famille, posée sur son bureau. Le verre avait cassé dans la bataille. Plus inquiétant, le visage de sa femme et de son fils étaient tous deux absents, maintenant effacés par deux marques de brûlures, chacune de la taille d'une empreinte de pouce. Était-ce l'homme qui l'avait ramassée ? Ou bien la force mystérieuse qui l'accompagnait ? Il n'aurait su le dire.

La seule chose que le commissaire comprenait maintenant, c'est qu'il n'était ni préparé ni suffisamment payé pour lutter contre ça. Il prit le combiné de téléphone sur son bureau, visiblement intact, et appela la morgue. Plus tard, on lui demanda quel était ce chahut dans son bureau.

Le commissaire Vaan répondit que ce n'était rien.

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