Charlotte serrait le petit sac en bandoulière autour de sa poitrine comme si sa vie en dépendait. Elle se sentait bête, elle se sentait frivole, elle se sentait rebelle. De tout cela, finalement, elle était surtout désespérée.
Les uniformes noirs des agents lui inspiraient habituellement un sentiment de confiance et de sécurité, mais maintenant qu’elle agissait en dehors des lois, une simple ombre suffisait à la faire sursauter – et elle avait l’impression que, sous leurs grands casques noirs et leurs visières opaques, chacune de ces personnes savait qu’elle faisait quelque chose de mal. Pourtant, personne ne vint l’arrêter, pas même alors qu’elle n’empruntait pas tout à fait le même chemin que d’habitude pour se rendre sur son lieu de travail. Tout le monde s’en foutait, sans doute, de ses petites habitudes. Mais la moindre transgression lui semblait insupportable et elle n’en finissait plus de suer dans sa combinaison blanche.
Elle arriva toute transpirante à l’entrée de l’espace de confinement, présentant sa carte d’une main légèrement tremblante, un geste qui révéla les auréoles sous ses aisselles. Les deux gardes postés devant la porte ne semblèrent pas s’en formaliser – après tout, il faisait très chaud, c’était l’ère de la fonte des glaciers et de la montée des eaux. Après avoir scanné sa carte et consulté la liste des entrées, l’un d’eux s’étonna :
« Charlotte Pontagnac… Docteure en épidémiologie ? Qu’est-ce que vous venez faire chez notre 381-FR-1-Archives ? »
Le nom, long et alambiqué, roulait pourtant sur la langue du bonhomme avec aisance. Il était sans doute habitué à le dire, lui qui se trouvait presque tous les jours à contrôler les allers et venues dans l’espace de confinement de l’instance. Charlotte adopta quant à elle une voix douce, à mi-chemin entre la fermeté et le maternalisme. C’était la même voix qu’elle utilisait pour discipliner son chien, la voix qu’elle aurait utilisée si seulement elle avait pu avoir des enfants.
« Vous êtes obligé de me poser la question, ou c’est pour votre curiosité personnelle ? Parce qu’on m’a dit d’éviter de parler de mes missions à tour de bras, vous comprenez. »
Cela fonctionna : fâché d’être mis en cause et un peu penaud, le garde se troubla et en oublia un instant les torts qu’il aurait pu attribuer à son interlocutrice, pour mieux se concentrer sur les siens :
« Mes excuses, non, c’est juste que… Il est malade, vous comprenez ? J’espérais que cela soit pour l’aider.
– Hum. Il est donc si aimable que ça, votre 381-FR-1-Archives ? »
Les mots avaient réussi à sortir de sa bouche sans trébucher sur ses dents trop longues ou sa langue fébrile. C’est qu’elle s’était entraînée.
« Oh, c’est un bon bonhomme. Marrant comme tout en dépit de tout, serviable, un chic type quoi.
– Tant mieux. »
Il lui remit sa carte et Charlotte put entrer, accompagnée par le garde qui la mena au sein de la cellule.
Ce qui la surprit tout d’abord, ce fut l’espace. Elle venait de laboratoires où tout était réduit, les fioles, les boîtes de petri, les éviers… L’outil le plus large qu’elle avait à manier, c’était la centrifugeuse. Mais ici, où les médecins travaillaient sur un être vivant pluricellulaire, les portes étaient larges et on aurait pu circuler dans les couloirs à vélo sans jamais rien renverser. La femme allongea ses jambes pour suivre les pas de son guide, ballottant avec plus de violence sa sacoche en bandoulière. Celle-ci remua, et elle s’efforça de la faire taire en la berçant tant bien que mal.
Entre les portes entrouvertes, Charlotte voyait à la volée des pièces de vie qui rompaient avec le reste du site : un salon, une salle de bain, pas de cuisine, mais un ravissant petit patio auquel on accédait au moyen d’une rampe, et qui ne donnait pas tout à fait sur l’extérieur puisqu’une verrière séparait encore le pied-à-terre du reste du monde. Elle n’eut le temps de voir qu’une partie de ce jardin inaccessible : derrière les panneaux de verre si solidement boulonné qu’aucune vermine n’aurait pu s’infiltrer par les interstices, on voyait au loin des murs de barbelés et des chemins de ronde que cachait mal une haie taillée avec une rigueur de militaire.
On la mena à la porte la plus éloignée, qu’elle devina être celle de la chambre. Le garde toqua poliment à la porte, et attendit qu’on lui réponde. Une voix très rauque, presque gravillonneuse, s’éleva de l’autre côté du panneau de bois :
« Si tôt ? Entrez ! »
La pièce était bien éclairée, une grande fenêtre oblique faisant tomber la lumière sur un décor… surprenant. Des étagères du plancher au plafond étaient recouvertes de statuettes représentant diverses figures de la pop-culture, certaines qu’elles reconnaissaient, d’autres noms. Les goodies excentriques de Doctor Who côtoyaient des figurines de télétubbies colorées, avec en arrière-plan un vêtement noir doté d’un curieux logo vert en forme d’œil avec inscrit « MAGNUS » quelque chose. C’était un environnement sans queue ni tête qui se présentait à elle, et il lui fallut quelques secondes pour démêler l’utile de l’inutile dans ce capharnaüm aussi désagréable que bien ordonné. Enfin, ses yeux se portèrent sur le gigantesque lit à baldaquin qui se trouvait agencé dans le coin de la chambre, et elle dut retenir un frémissement de surprise. De dégoût, aussi, eut-elle honte ensuite.
SCP-381-FR-Archives était un bon bonhomme, un monstre de bonhomme, dans le sens où il était absolument énorme. Le lit s’enfonçait autour de sa forme boursouflée, pas tout à fait grasse, non – il était obèse, il n’y avait pas de doute, mais obèse d’une autre manière, comme si la chair tendue était dure plutôt que molle, et que la graisse ne se répartissait pas de façon uniforme, faisant fleurir sur l’épiderme des excroissances aléatoires. Il ne ressemblait à rien que Charlotte eut déjà vu chez l’être humain.
Cette silhouette grotesque était environnée de peluches qui se pressaient autour de lui, douces contre les abcès. Elle escalada du regard la tour de chair, partant des pieds et des jambes si gonflées qu’elles se chevauchaient par endroit jusqu’au bassin où l’angle de la colonne vertébrale devenait perpendiculaire. Là, ses yeux suivirent le cheminement en virage du torse de l’homme, longtemps, longtemps, jusqu’à tomber sur un visage… à peu près normal, tout compte fait. Très souriant, aussi.
« Oncheme dit chouvent que je chuis grand. Mais chétais pas encore gros, à l’époche, s’amusa l’homme en marmonnant curieusement ses mots, comme s’il avait quelque chose dans la bouche. »
Devant elle, le corps du garde fut parcouru par un grand soupir.
« Maxime… »
Un instant, l’homme dans le lit fit la moue et un éclair possessif passa dans son regard, une étincelle primale qui semblait venir du cœur plutôt que de la tête. Puis, l’orage passa et son visage devint penaud. Le prisonnier ouvrit alors la bouche et recracha, l’air un peu honteux, un cafard tout à fait vivant qui s’empressa de filer entre le matelas et le mur.
« Désolé. Vous savez que je n’y peux rien, je ne veux pas embêter.
– Pas de problème, Maxime… Tu as une visiteuse aujourd’hui.
– Je vois ça. À qui ai-je l’honneur ? »
Maintenant qu’il avait la bouche vide, il s’exprimait mieux ; mais sa voix était encore très rauque. Pour atteindre des notes aussi graves, il fallait être un très gros fumeur, avoir des kystes dans la gorge ou bien couver une très vilaine toux. En sachant ce qu’elle savait sur l’anomalie qui affectait le monsieur, Charlotte penchait plutôt pour la solution n°2.
« Enchantée, monsieur Richard. Je n’ai pas le droit de donner mon nom, j’en suis navrée, mais vous devez avoir l’habitude… Je suis spécialiste en épidémiologie.
– Vous êtes médecin ? Ça, ça m’intéresse. J’ai la gorge prise depuis deux jours, c’est un enfer. »
Comme pour illustrer ses propos, l’homme se mit à tousser de façon grasse et à avoir des haut-le-cœur. Sa main alla chercher un mouchoir dans une boîte mauve qui reposait sur le matelas-même, parce que la table de nuit était trop loin et le lit trop large. Il se moucha moins qu’il ne cracha, sa gorge obstruée par des corpus plus étrangers que de simples tumeurs.
« Ah… Pas exactement, non, désolée. J’ai été, euh… mandatée pour vous soumettre quelques tests. Rien de bien invasif, pour le moment, ce sont de simples questions.
– Laissez-moi deviner… Vous voulez parler de mes poignées d’amour ! s’amusa l’homme en donnant un coup du plat de la main sur les boursouflures environnant ses hanches – lesquelles n’oscillèrent que peu. »
Charlotte dut réprimer un sursaut écœuré, d’abord parce que ça avait dû lui faire mal, ensuite parce qu’elle n’aimait vraiment pas voir ces tumeurs telles qu’elles, sous la peau de l’homme, comme des outres pleines à craquer. Peut-être que ça faisait aussi partie de son charme atypique, après, d’avoir accepté sans se plaindre ce fardeau pour le bien de leur monde. Peu de gens seraient aussi enjoués dans la situation actuelle.
« Eh bien, je me mets à votre disposition. Voulez-vous petit-déjeuner ?
– Ah, non, c’est gentil. Je préférerais que nous fassions le test au plus tôt, si ça ne vous dérange pas, bien entendu.
– Si vous êtes pressée, je n’y vois pas d’inconvénient. Il n’y aura même pas besoin de me sortir du lit, du coup.
– J’attendrai que tu nous sonnes, annonça le garde en se retirant à point, comme s’il avait vraiment pris à cœur le reproche de Charlotte sur la confidentialité. »
Elle le vit fermer la porte avec soulagement. Son sourire fit écho à celui figurant sur le poster collé de l’autre côté du pan de bois – une figure simiesque, qui grimaçait autant qu’elle riait dans ce vieil affichage de space opera. Ses lèvres perdirent en tension et tombèrent aussitôt qu’elle se rappela ce pourquoi elle était venue. En inspirant, elle jeta du côté de son interlocuteur, lequel attendait patiemment, un regard éperdu.
Cela ne faisait qu’une semaine que Maxime Richard était tombé "malade". Et par là, elle ne parlait pas de la quinte de toux qui secouait parfois le grand corps de haut en bas. Elle parlait de SCP-381-FR, cette affliction qui transformait les gens en traducteur d’ADN animal pour une civilisation d’un autre monde. Coïncidence étonnante, cela faisait une semaine également que ladite civilisation avait pris contact avec eux, pour leur expliquer leur projet : récolter de l’ADN animal afin d’empêcher la destruction de la biodiversité de leur dimension. Un beau projet, qui avait fait réfléchir les scientifiques de leur monde à eux : SCP-381-FR-Archives n’était pas un transmetteur, mais bien une bibliothèque. À l’insu des étrangers, Maxime Richard avait muté pour recueillir l’ADN plutôt que de le transmettre et de l’évacuer de son organisme : chacune de ces tumeurs était une souche pure destinée à lui survivre, son corps cristallisé pour mieux préserver les cellules vivantes ou mortes. SI un jour une catastrophe similaire à celle ayant affecté les voleurs d’ADN venait à frapper, cette librairie humaine serait là, prête à l’usage. Il était au courant de son sort ; il l’avait accepté.
Peut-être qu’il accepterait également ce qu’elle s’apprêtait à lui demander.
« Alors ? dit Maxime de son sourire affable, légèrement déformé sur le côté par une tumeur provenant des amygdales.
– C’est-à-dire que… Vous voyez, je ne suis pas… exactement… »
Elle suait à grosses gouttes. Ses mains moites grippaient la sacoche en bandoulière et ne la lâchaient plus, imbibant l’anse de grosses taches humides. C’était au tour de Charlotte de se sentir immonde, désormais : et si elle n’avait pas de tumeur sur le corps, si sa forme épousait les contours habituels à sa race, elle sentait tout autant le poids de sa propre chair, de sa graisse, qui fondait comme du beurre à la chaleur de ses inquiétudes pour mieux suer par ses pores.
« … Vous allez bien ? Respirez. Quoi que ce soit, je ne vais pas vous manger ! »
Elle revit le cafard et frémit. C’était une mauvaise idée. Une horrible idée.
Mais elle en avait besoin.
« Je ne suis pas exactement là pour une raison… officielle. »
Cela eut le mérite de faire lever un sourcil au monsieur qui l’accueillait, lequel eut l’air intrigué plus qu’offensé. Il se recala légèrement sur son matelas, attirant les draps à motifs floraux autour de son corps massif. Ses deux mains gonflées aux articulations se pressèrent l’une contre l’autre comme deux nœuds de bois sec et reposèrent sur l’excroissance de son abdomen, tranquilles. L’homme attendait qu’elle continue, très poliment. Après une inspiration supplémentaire, c’est ce qu’elle fit.
« J’ai… un chien. Jules, que je l’appelle. Il a sept ans. C’est tout mon monde, mais… il est malade. Il va mourir bientôt, ce n’est qu’une question de temps. Alors… Alors est-ce que vous pouvez… »
Et, n’y tenant plus, elle ouvrit le sac en bandoulière et sortit l’animal tremblant et inerte qui y reposait.
La créature ressemblait à peine encore à un chien. Petit et parsemé d’une fourrure brune et blanche, vieux avant même d’avoir pris de l’âge, il ne bougeait plus ou peu, assommé par le voyage peut-être. Son corps était proportionné jusqu’à ce qu’on s’attarde à ses pattes avant. Rigides et calcifiées, celles-ci s’arquaient au niveau des coussinets digitaux et prenaient une forme en lune, étiré sur eux-mêmes en une imitation de griffes, ou d’ailes peut-être. C’était à peine un chien, ce petit corps chétif qui tremblait et mourrait lentement, à qui on avait ravi son intégrité.
Pourtant, les yeux grossis de l’homme s’illuminèrent et il pencha légèrement la tête en avant, haletant soudain. Charlotte voyait sa langue boursouflée, à peine visible d’entre ses lèvres gonfler, poindre de sa bouche comme un morceau de viande. Elle dut retenir un frémissement et se martela, en son for intérieur, que c’était une réaction instinctive de la part de Maxime, qu’il n’y pouvait rien. Difficile de maintenir son calme, toutefois, quand elle voyait des filets de bave s’échapper des dents blanches et couler le long de son menton, ricochant de tumeur en tumeur pour former une rigole luisante.
Finalement, Maxime parvint à se contenir, rentra sa langue et ravala sa salive. Il ne s’essuya pas le menton, parce qu’il ne le pouvait pas, mais se frotta plutôt contre le rideau de son lit à baldaquin pour enlever la mousse. Ses yeux, fous auparavant, s’étaient adoucis et luisaient d’une douce chaleur désormais.
« … Pardon pour ça. Qu’est-ce qu’il a comme maladie ?
– On ne sait pas. Un genre d’arthrose dégénérative au niveau des pattes, avec une calcification des os. Mais ils s’étendent, aussi. Les vétos ne savent pas ce que c’est, ni ce qui le cause, ni… ce qui l’arrêterait. J’ai peur que… Je ne veux pas… Vous comprenez…
– Vous voulez qu’il vive d’une autre façon, si le pire venait à advenir… »
Charlotte réprima avec difficulté un sanglot et hocha la tête, les yeux humides. Ça affectait l’homme qu’elle suppliait, elle le voyait bien, alors elle se laissa pleurer tout à fait, morve et larmes et gémissements étouffés, la totale. Maxime s’empressa de lui dire :
« Oh, allons, ça ira. Je veux bien l’accepter, votre cabot. J’ai déjà du "chien" en moi, héhé, mais pas celui-là.
– Mais, hoqueta la femme pleine d’un remord sincère, et mes collègues ? Et la pureté de votre…
– Taratata. La pureté, cela m’ennuie. On ne me laisse pas lécher ce que je veux, alors je me rebelle parfois, vous l’avez vu, j’accepte des cafards en moi parce que c’est les seules bestioles qui passent votre sécurité. Alors, un chien entier, vous imaginez ! Je me sens comme un adolescent, c’est marrant. »
Elle pleurait de plus belle, soulagée surtout qu’il prenne sa requête au sérieux, plutôt que de la voir comme une petite fille ou pire, qu’il la dénonce.
« Allons, allons ! Donnez votre petite bête. Il est très mignon. Jules, c’est ça ? Viens ici mon beau. »
Charlotte s’avança pour lui remettre la bête, mais réalisa bien vite qu’il ne pourrait pas la porter à ses lèvres, alors elle le fit elle-même, en se mettant à genoux sur le matelas pour atteindre le visage du colosse. Elle présenta son animal aux lèvres des archives, qui l’embrassèrent et en mémorisèrent le nom autant que la nature. En un instant, le fait fut accompli.
« Ne vous en faites pas. Ce sera notre petit secret, dit-il avec un clin d’œil.
– Merci, Maxime. Merci pour tout, fit-elle en serrant son chien entre ses bras tremblants. »
Elle pensa que ses jambes allaient lâcher en prenant la direction de la sortie, mais non. Elles tinrent bon.
« Au revoir, Docteure Pontagnac.
– Au revoir. Merci… Merci encore. »
⁂
L’état de Maxime Richard empira. Il toussait et se sentait malade, certes, mais il y avait autre chose qui couvait dans son corps déformé. Quelque chose qui participait à le rendre encore plus monstrueux que d’ordinaire. Personne ne comprenait pourquoi ses mains tendaient à s’élargir, à la manière d’une croissance et non d’une excroissance, ni pourquoi ses os se calcifiaient si intensément, jusqu’à l’empêcher tout à fait de bouger le moindre de ses muscles.
Il était déjà trop tard, alors. En crachant ses glaires dans l’évier, Maxime avait contaminé les canalisations du site de confinement, puis les nappes phréatiques, puis les rivières, puis les océans.
Le virus mit deux semaines à transformer le monde en statues ailées de calcium. Maxime en fut la première idole, sauf que ses longues ailes de chauve-souris portaient aussi des plumes d’oiseau.