Le Champion, le Guerrier et la Brochette

« C’est du baroque, ça, non ? demanda Chelsea Murray en indiquant d’un geste du menton la colonne massive en pierre devant laquelle elle s’était arrêtée.

- Loupé, Bullet, lui répondit son ami Amaury Cahen avec un air savant. Amanda dit que c’est du gothique.

- Gnagnagna, « Amanda dit que c’est du gothique »…

- Oh, commence pas. Amène-toi, plutôt, on va les perdre. »

Les deux mercenaires pressèrent le pas pour rejoindre leur associé Jacques Guillemin, ainsi que leur guide, l’Intendant Karlus. Obèse, doté d’une barbe blanche duveteuse parfaitement taillée qui ne parvenait pas à faire oublier la calvitie qui n'avait épargné qu'une simple couronne de cheveux, l’homme se déplaçait avec bonhomie au milieu de l’immense structure en pierre de taille qui les entourait.

« Impressionnant, n’est-ce pas ? demanda-t-il avec gourmandise en s’apercevant que le regard de Jacques, resté à ses côtés, se baladait sur quelques-unes des curiosités architecturales du lieu.

- Plutôt, oui, convint l’interrogé. Et assez difficile à chauffer l’hiver, j’imagine. »

L’Intendant eut un petit rire qui agita la chair flasque de son double-menton.

« C’est le moins que l’on puisse dire, mon brave ! Sachez que cet endroit fut construit en treize-cent soixante-quinze, et qu’il ne cessa jamais d’être occupé par notre Ordre depuis son achèvement. Ses pièces se comptent par dizaines, et on pourrait sans conteste y loger aisément un millier de nos Frères…

- Je croyais qu’on était là pour un contrat, pas pour une putain de visite guidée au pays de la caillasse…

- Excusez-moi, mademoiselle, avez-vous dit quelque chose ?

- Moi ? Ah non, pas du tout… »

L’air affiché par Chelsea, qui se voulait innocent, n’aurait pas trompé un enfant de six ans. Peut-être parce que l’innocence était l’un des concepts les plus antinomiques à sa personne qu’on puisse imaginer. Pourtant, l’Intendant Karlus ne sembla rien remarquer, et poursuivit ses assommantes explications :

« Ces couloirs étroits et tortueux furent conçus pour rendre la tâche d’éventuels envahisseurs bien plus ardue. Ils constituent des goulets d’étranglement qui débouchent directement, comme vous avez déjà pu le constater, sur de vastes salles où les Frères peuvent les attendre en nombre, et les éliminer au fur et à mesure de leur approche.
Ingénieux, n’est-il pas ? Et d’autant plus efficace que nous sommes sous terre. Autrement dit, les points d’accès pour des individus extérieurs sont des plus limités.

- En 1300 et des brouettes, ça devait être super, convint Jacques en laissant son regard se promener sur les colossales voûtes du plafond de la pièce qu’ils traversaient à cet instant. Mais, aujourd’hui, n’importe quel pékin peut se pointer avec un lance-flamme, quelques explosifs et vous refaire la déco façon « tripes et boyaux carbonisés ». »

Karlus eut un petit rire nerveux, qui révéla plus son malaise qu’il ne l’occulta.

« Ex… Excusez-moi ?

- Je pense tout haut, répondit le mercenaire avec son habituel sourire vaguement malicieux. Navré d’avoir interrompu vos passionnantes explications, mais pourrions-nous discuter du contrat ?

- Bien sûr, bien sûr, répondit le vieil homme, qui avait repris tant bien que mal contenance. Nous arrivons justement à mon bureau. »

Le petit groupe se retrouva en effet devant une porte massive en bois, sur laquelle le Frère dû peser de tout son poids pour parvenir à l’ouvrir.
Son étude était une petite pièce, et l’immense bureau qui trônait en son centre réduisait encore l’espace disponible. Espace disponible qui était occupé pour l’essentiel par plusieurs bibliothèques non moins gargantuesques, qui contenaient des volumes allant du manuscrit moyenâgeux à l’édition récente de diverses thèses mystiques et scientifiques. Coincé entre le bureau et le mur de droite, un énorme globe terrestre bloquait totalement l’accès de ce côté-là.
Karlus dû se contorsionner pour faire passer son corps massif entre le bureau et l’armoire qui se dressait à sa gauche. Épuisé par leur longue marche et par cet exercice d’acrobate, il s’effondra finalement plus qu’il ne s’assit dans le fauteuil à sa mesure qui l’attendait.

« Prenez place, prenez place, invita-t-il en indiquant d’un geste de la main plusieurs sièges couverts de velours rouge. J’avais fait préparer quatre chaises, je m’étais laissé dire que votre groupe comptait un membre de plus…

- C’est… compliqué », éluda Jacques, alors que son regard se promenait sur les innombrables volumes qui tapissaient presque entièrement les murs de la pièce.

Amaury, motivé par l'intérêt que leur portait également Amanda Amatore, qui partageait son esprit, faisait de même. Karlus le remarqua.

« Je vois que vous admirez une petite partie de notre collection… La mission principale, et vitale, de notre ordre n’est pas la seule que nous remplissons. Nous accumulons diverses connaissances sur une grande variété de domaines mystiques et surnaturels depuis des millénaires…

- Bouuuh, tremblez devant la redoutable secte des bibliothécaires obèses…

- Pardonnez-moi, vous dites ?

- Nan, nan, rien.

- Excusez-nous, Frère Karlus, intervint Jacques en jetant un regard noir à son associée, mais pourrions-nous en venir aux faits ? »

Visiblement déçu de ne pas pouvoir s’étendre un peu plus longtemps sur sa magnifique collection d’ouvrages, le vieil homme prit néanmoins un air grave, joignit ses mains par-dessus son bureau, et entama ses explications :

« Vous ne le savez sans doute pas, car son existence est tenue secrète depuis des millénaires, mais notre Ordre a été créé dans un seul but : affronter et vaincre Morkorax, l’Éternel Guerrier.

- Et c’est quoi, au juste, « Morkorax » ? interrogea Amaury.

- Morkorax, mon jeune ami, est une entité qui naquit à l’aube des temps, et dont l’existence n’est vouée qu’à la poursuite d’un seul objectif : affronter les plus puissants adversaires que l’univers ait à lui offrir.

- Ce qui signifie ?

- Exactement ce que ça veut dire. Morkorax parcourt l’espace et le temps depuis la naissance même de notre monde à la recherche des meilleurs combattants, qu’il invite dans sa propre dimension et affronte en combat singulier.
Si son opposant le vainc, l’Éternel Guerrier se lance en quête d’un nouveau défi, et laisse en paix son monde pendant quelques siècles. Si par contre il perd, Morkorax s’y rend et massacre tous ceux qu’il croise, y compris les femmes, les enfants et les vieillards, jusqu’à ce qu’on parvienne à le vaincre… »

Les mercenaires restèrent pantois. Si fréquenter de très près l’anormal au quotidien vous habituait indéniablement à ce genre de circonstances « particulières », l’enjeu leur paraissait tout de même colossal, surtout en comparaison de l’offre de contrat qui n’évoquait qu’une simple mission d’escorte. Karlus, à nouveau, ne remarqua pas leur étonnement, et poursuivit :

« Tous les deux cents ans à peu près, l’Éternel Guerrier porte son choix sur la Terre. Il appartient alors à notre Ordre de l’affronter. Or, l’heure est justement venue…

- Rassurez-nous, intervint le leader de la petite bande. Vous n’avez pas l’intention de nous envoyer affronter ce… truc ? Et surtout pour ce tarif pitoyable ?

- Non, non ! s’amusa le Frère. L’Ordre éduque et entraîne un Champion par génération, dont la mission sacrée est d’affronter notre perpétuel némésis s’il se présente à nous. S’il échoue, les conséquences pourraient être terribles…
Avec un peu de chance, il pourrait apparaître au milieu d’une base militaire, au fin fond de la fosse des Mariannes, ou en Corée du Nord… Mais imaginez qu’il se matérialise au milieu d’une crèche, ou au congrès international du scoutisme ?

- Mais votre champion, il ne va pas échouer, hein ? demanda Amaury, anxieux.

- En plus de 3000 ans d’existence, seuls trois de nos Champions furent mis en échec par Morkorax, et ce fut aux prémices de notre histoire, alors que nos connaissances le concernant étaient plus que limitées, et notre armement sommaire. Ne vous tourmentez pas, une fois encore, nous vaincrons. »

Les trois mercenaires se lancèrent un regard lourd de scepticisme. Eux qui souhaitaient au départ une simple mission de routine pour se détendre entre deux boulots plus anxiogènes, ils étaient servis. « Papy » essaya malgré tout de clarifier la situation :

« Mais alors, quel est notre rôle là-dedans ?

- Oh, c’est très simple, vous allez voir. La tradition veut que notre Champion se rende dans la dimension du Guerrier accompagné d’une escorte protocolaire. Autrefois, ce rôle était dévolu à des membres de l’Ordre, mais, de nos jours, si nos ressources financières ne sont pas un problème, il reste trop peu de Frères, qui sont bien trop… occupés pour accomplir cet office. Nous avons donc logiquement décidé de confier cette mission à des mercenaires.

- J’vois le genre. Quand il s’agit de faire des briefings de dix plombes et d’empiler des bouquins, ça va, mais quand faut se mouiller un peu, y’a plus personne.

- Je suis vraiment navré, mademoiselle, mais je ne comprends pas un traître mot de ce que vous dites depuis tantôt.

- Pas grave, répondit Chelsea, un sourire angélique peu convaincant aux lèvres.

- Heu… Oui. Enfin bref, pourrons-nous oui ou non compter sur vous ?

- Nous devons nous concerter avant de prendre une décision », répondit calmement Jacques.

Le trio se réunit en cercle, un peu à l’écart d’un Karlus qui ne savait plus trop où se mettre. Ils discutèrent un moment, peinant visiblement à tomber d’accord, jusqu’à ce que l’aîné prononce « Bon, le pognon, on est d’accord ? », ce à quoi ses deux compères acquiescèrent.
Guillemin se retourna finalement vers leur commanditaire potentiel, et annonça :

« Le prix proposé initialement convenait à une mission d’escorte standard, mais il va falloir rajouter un supplément pour le déplacement extra-dimensionnel, plus une prime de risque pour confrontation possible avec une entité extrêmement dangereuse et belliqueuse. Ça risque de chiffrer très haut.

- Pardonnez-moi, marmonna l’intendant, un peu dépité, mais quand je disais que notre ordre ne manquait pas de moyens financiers, je ne voulais pas dire pour autant que nous roulons sur l’or…

- La qualité a un prix, se justifia posément le quarantenaire. Si Primordial nous a recommandé à vous, ce n’est pas par hasard. Nous sommes parmi les meilleurs dans notre domaine.

- Bon… De toute façon, le temps nous fait défaut. J’accepte vos conditions, dans la limite du raisonnable.

- Je savais que nous avions affaire à quelqu’un de raisonnable… Quand est-ce qu’on s’y met ?

- Eh bien, à vrai dire… Immédiatement, mes braves ! », annonça Karlus en se levant soudainement.


Une demi-heure plus tard, la Brochette ainsi que son commanditaire étaient réunis dans la salle du Passage, pièce aux dimensions d’une petite église qui, à l’image du reste du bâtiment, était toute en pierres apparentes et en colonnes monumentales.
Ils étaient de plus accompagnés d’une demi-douzaine de Frères, dont un particulièrement décharné qui s’activait devant une colossale arche en pierre surmontée d’un joyau rouge de la taille d’un poing, qui brillait d’un éclat irréel et fascinant.

La préparation avait débuté depuis un moment, et le quatuor commençait sérieusement à trouver le temps long.
En plus, malgré l’assurance de Karlus qu’ils n’auraient qu’à assister au spectacle, leur unique fonction étant « d’être là », ils ne pouvaient s’empêcher d’être inquiets ; les voyages dimensionnels impliquaient toujours une part de risque non négligeable, à plus forte raison quand une entité adepte de la violence sur vieillards et bébés vous attendait de l’autre côté.

« J’ai vraiment l’impression que c’est la mode, en ce moment, d’envoyer des mercenaires dans d’autres plan de l’univers pour arrêter des bestioles destructrices de l’humanité.

- Pas faux, Chelsea, approuva Jacques, tout en surveillant du coin de l’œil les Frères qui s’agitaient. À ce rythme-là, va falloir songer à négocier une convention syndicale spécifique avec Primordial.

- Faut voir le bon côté des choses, intervint Amaury. Une mission dans une autre dimension, ça fait toujours bien sur le CV, ça met le client en confiance.

- À condition de survivre pour pouvoir le montrer, ton CV, répondit le doyen du groupe. Ah, y’a du mouvement, on dirait, ça va bientôt être à nous. »

Et, comme pour corroborer ses dires, un colosse de plus de deux mètres entra à cet instant dans la pièce, escorté par d’autres membres de l’Ordre. Musclé, les cheveux longs, noir et soyeux, mais imberbe, vêtu d’une sorte de veste matelassée, il devait avoir environ 25 ans.
L’air aussi assuré que déterminé, il alla se placer cérémonieusement devant le portail. Tous les Frères présents firent subitement silence et se réunirent autour de lui.

Le doyen de l’Ordre, qui semblait avoir dépassé allégrement les cent ans d’existence, lança tout d’un coup d’une voix chevrotante :

« Champion Jalanos, aujourd’hui tu réponds présent face au défi lancé par Morkorax, l’Éternel Guerrier, le Combattant aux mille victoires, l’Honorable Enragé…

- Et la terreur des vieux, des bébés et des femmes enceintes », intervint Chelsea à mi-voix, avant qu’Amaury ne la gratifie d’un léger coup de coude dans les côtes pour la faire taire.

Le vieil homme que ses condisciples appelaient le Puîné parut n’avoir rien entendu, et poursuivit son assommante cérémonie, enchaînement ininterrompu de phrases pompeuses, de titres à rallonge et de tournures grandiloquentes.
Toute l’assemblée écoutait religieusement, comme plongée dans un profond recueillement, à l’exception bien sûr des mercenaires, qui commençaient à se dire qu’il serait peut-être moins pénible de partir directement se foutre sur le coin de la gueule avec le fameux Morkorax.
Après trois bons quarts d’heure passés à baragouiner, le maître de cérémonie conclut :

« Champion Jalanos, combats bravement car les tiens te regardent. Offre le défi qu’il désire à l’Éternel Guerrier, vaincs-le et reviens-nous victorieux. Ainsi tu épargneras la vie du faible et de l’innocent. Ainsi tu épargneras la vie de ceux de ton peuple. Reçois ta lame salvatrice et va !

- Va ! » lancèrent en chœur les autres Frères.

Un garçon d’environ quatorze ans s’agenouilla alors devant le jeune homme, lui présentant une longue épée ouvragée que le Champion saisit et fit miroiter avec délectation, avant de la ranger dans un fourreau qui pendait sur son côté gauche.

« Que s’avance l’escorte ! » ordonna alors le Puîné.

Les trois mercenaires s’approchèrent. Le doyen les considéra un instant du coin de l’œil, reporta son attention sur le portail… Puis se retourna à nouveau carrément sur eux, estomaqué.

« Mais… Mais qui êtes-vous ? bredouilla-t-il.

- Les mercenaires qui composeront l’escorte du Champion, Frère, lui expliqua Karlus à voix basse.

- Les… Ah oui, c’est vrai, mais… Pourquoi diable n’arborent-ils pas la livrée de notre Ordre ?

- C’est que… Ils l’ont refusée, Frère.

- Refusée ? s’étrangla le vieillard. Mais, depuis des millénaires, l’escorte… Et… Pourquoi n’ont-ils pas l’épée au flanc ?

- Ils ont refusé cela aussi, et lourdement insisté pour emporter leurs armes à feu à la place.

- Leurs armes à feu ? Leurs armes à feu ! Mais en trois mille ans d’existence, jamais nous n’avons… Enfin… »

Karlus se pencha alors à son oreille pour lui glisser quelques mots, parmi lesquels on put comprendre « supplément », « budget » et « manque de temps », et le doyen se calma finalement.

« Très bien, très bien, annonça-t-il finalement, résigné. Puisque tout est prêt, que s’ouvre la Porte ! »

À l’instant où il prononça ces mots, le joyau rouge qui surmontait l’arche commença à briller d’une lumière plus intense encore qu’avant, puis l’image confuse d’un autre monde se matérialisa, comme s’ils l’apercevaient au travers d’une chute d’eau. La plupart des Frères restèrent abasourdis, et les quatre associés comprirent que ça devait être pour la plupart d’entre eux la première fois qu’ils assistaient à ce spectacle.
Jalanos s’avança d’un pas assuré vers l’ouverture. Après avoir échangé un regard circonspect, Jacques, Chelsea, Amaury et Amanda suivirent.


La petite troupe, guidée par Jalanos, progressait dans un paysage irréel. Une brume cotonneuse flottait à une trentaine de centimètres du sol, et tout ce qui en émergeait étaient des ruines anciennes, de styles architecturaux et en matériaux divers. « De quoi faire faire une attaque à un agent de l’UNESCO… Ou peut-être lui donner un orgasme », comme l’avait fait remarquer Chelsea, avec sa grâce habituelle.

Le Champion leur avait alors expliqué que Morkorax conservait un souvenir de toutes ses victoires contre les civilisations qu’il affrontait. La dimension s’apparentait donc plus ou moins à un gigantesque hall des trophées.
Naturellement, la conversation dévia sur le combat à venir. Le Frère semblait somme toute confiant :

« Ne vous troublez pas, je me prépare à ce moment depuis que je suis en âge de tenir une épée. Notre Ordre n’a pas échoué dans sa tâche depuis plus de trois millénaires, et je n’ai aucune intention d’être celui qui brisera cette série de victoires.

- On parle tout de même d’un truc qui peut, d’après les dires de votre Intendant, massacrer en masse ce qu’il rencontre sans trop de difficultés, fit remarquer Amaury.

- En effet, mais l’Éternel Guerrier est bien moins puissant en ses terres que dans notre plan d’existence. Cela explique d’ailleurs que l’Ordre envoie ses Champions ici, plutôt que de l’affronter sur Terre.

- Et donc, nous, on doit juste attendre que vous ayez fini, c’est ça ? demanda Jacques, suspicieux.

- Exactement. Vous n’aurez qu’à trouver un endroit confortable et à contempler le spectacle. Je vous garantis un affrontement comme vous en avez rarement vu. Et surtout, n’intervenez sous aucun prétexte. Cela constituerait une grave entorse au protocole, et pourrait pousser Morkorax à s’attaquer directement à la Terre.

- Vous inquiétez donc pas pour ça, nous sommes payés pour vous escorter, et rien d’autre. »

Il leur fallut une bonne dizaine de minutes de marche pour arriver en vue du lieu où se déroulerait l’affrontement, une sorte de petit colisée qui paraissait avoir été assemblé à partir de fragments issus d’innombrables structures.

« Ainsi, voilà l’endroit où, depuis des siècles, les miens affrontent notre ultime némésis… lança théâtralement le Champion, mains sur les hanches, les yeux brillants de larmes de fierté.

- C’est fou ce que ça ressemble à une bicoque bâtie par un gamin attardé aves ses Legos, glissa Chelsea en contemplant le bâtiment, l’air désabusé.

- T’es sacrément en forme, aujourd’hui, Bullet, fit remarquer Jacques. T’as bouffé un clown avant le départ ?

- C’est sûrement le mémétique de l’autre jour qui lui tape encore sur le ciboulot, supposa Amaury.

- Ah vous, les colocs, j’vous emmerde ! répliqua la jeune femme. Pas ma faute si cette bande de guignols me casse les noix, avec leurs traditions pourries, leurs titres débiles, leurs cérémonies de merde et leurs tenues dégueulasses.

- Qu’est-ce que je t’ai déjà dit, Bullet ? s’énerva Guillemin. On ne dit pas du mal des commanditaires tant qu’on bosse pour eux. À plus forte raison quand il y en a un devant nous, merde ! »

Mais le Champion n’avait rien entendu, et avait tranquillement continué sa route, ce qui força les mercenaires à accélérer le pas pour le rattraper.

Alors qu’ils passaient une arche aux motifs alambiqués, il parut se tendre. Il entama quelques rapides mouvements d’échauffement, s’assura deux ou trois fois de suite que sa lame était aisément accessible, et réarrangea ses cheveux autant que faire se pouvait, ce qui fit lever les yeux de son escorte au ciel.

Morkorax les attendait au centre d'une arène à ciel ouvert et couverte de brume, comme le reste de la dimension. Vaguement humanoïde, énorme, musculeux, la peau rouge sillonnées de veines apparentes couleur jade qui semblaient autant de gravures tarabiscotées, il tenait appuyée sur son épaule une lame aussi longue et large qu’un homme. Voyant son adversaire entrer dans l’arène, il lança, ouvrant les bras comme pour l’accueillir :

« Champion de l’humanité ! Bienvenue dans l’arène qui a vu dix milles combats ! Puisses-tu m’offrir l'affrontement que je recherche, car si tel n’est pas le cas, j’irai chercher un adversaire digne de moi parmi les tiens, et n’arrêterais mon massacre que lorsque que je l’aurai trouvé !

- Incroyable, marmonna Bullet. L’Éternel Guerrier a de toute évidence été créé par un fanboy de douze ans pour un concours de dessin de méchants de Naruto.

- Silence ! lui intima Jacques. On ne dérange pas les clients pendant leurs petites affaires.

- Morkorax, guerrier redoutable entre tous, prononça Jalanos, qui, s’il les avait entendus, les ignora. Je me soumets à ton épreuve et représenterai l’humanité pour ce combat. Je jure à toi et à tous les miens que je mettrai toutes mes forces dans cette bataille !

- Parfait, champion de l’humanité ! Que tes compagnons soient les témoins de ce qui va suivre ; victoire ou défaite, ils la rapporteront aux tiens ! En garde ! »

Le Champion s’avança, dégaina sa lame qui miroita d’une lueur mythique, et se mit en garde. Son opposant éclata d’un rire tonitruant et fit de même. Les mercenaires, eux, trouvèrent une colonne affaissée à l’air à peu près confortable, et s’y installèrent.

Les deux adversaires croisèrent leurs lames, restèrent ainsi pendant plusieurs dizaines de secondes, puis leur ballet mortel commença enfin.
Doté d’une force surhumaine, Morkorax était néanmoins lent et pataud. Jalanos, plus fluet malgré sa taille impressionnante, se montrait plus vif, et esquivait plus volontiers les coups qu’il ne les parait. Les enchaînements se succédèrent, chacun essayant à tour de rôle de percer la défense de l’adversaire, l’un par la puissance brute, l’autre par la technique.

Les quatre compagnons observèrent dans un premier temps la scène avec un mélange d’excitation et d’appréhension, vu les conséquences qu’aurait une défaite de l’humain sur leur espèce. Mais les minutes s’égrenèrent, et l’ennui remplaça peu à peu l’exaltation.
Une quinzaine de minutes plus tard, Chelsea, le menton appuyé sur la paume de sa main, observait d’un œil éteint la énième passe d’armes entre les deux combattants, Jacques commençait à regretter amèrement de ne pas avoir embarqué un livre de poche, et Amaury semblait plongé dans une conversation mentale avec Amanda.

« Vous voulez que je vous dise ? lança finalement ce dernier à ses deux associés. Des combats comme ça, ça marche bien dans les films parce qu’il y a de la musique, des mouvements de caméra, et qu’ils en rajoutent niveau bruitages. Mais là, comme ça, nature, ça devient vite lassant.

- Si encore y’avait des coups spéciaux à la Street Fighter, déplora la rouquine. Mais là, ils se contentent de se tourner autour comme deux ados à un bal de promo. ALLEZ, SORTEZ-VOUS LES DOIGTS DU CUL, LES DANSEUSES, ON VEUT DE LA VRAIE BASTON !

- Du calme, leur suggéra le troisième. Je crois qu’on approche de la fin. »

Et, en effet, le combat tournait de toute évidence à la faveur de l’humain : épuisé, Morkorax semblait avoir de plus en plus de difficultés à manier sa gigantesque épée, tandis que Jalanos paraissait aussi frais et dispo qu’au premier instant. Il avait d’ailleurs commencé à enchaîner des attaques audacieuses que son adversaire avait de plus en plus de mal à contrer.

Profitant de son avantage, le Champion frappa à droite, puis à gauche, déstabilisant plus encore son ennemi, s’apprêta à placer la botte finale…
Morkorax, sentant sûrement la défaite arriver, se contenta alors de placer un revers du plat de sa lame. Contre toute attente, elle atteignit le jeune homme à la tempe, juste au moment où il allait porter le coup fatal, et son crâne se fracassa sous l’impact. Son corps s’effondra alors mollement sur le sol, comme une poupée désarticulée, dans une mare de sang, d’esquilles et de bouts de cervelle.

Pendant plusieurs secondes, le Guerrier ne parut même se rendre compte lui-même ce qui venait de se passer. Il jeta un regard désemparé à son arme tachée de sang, puis, comprenant enfin, exulta, levant les bras au ciel en signe de triomphe :

« Aujourd’hui, pour la première fois depuis plus de trois mille ans, j’ai vaincu un champion de l’humanité ! Dans un jour et une nuit, je me rendrai donc sur Terre, et j… »

Il n’eut cependant pas le loisir de finir sa phrase, car les trois mercenaires s’étaient levés, avaient dégainé leurs armes de poing respectives avec une coordination digne d’une équipe de natation synchronisée, et entreprirent immédiatement de lui tirer dessus jusqu’à ce que le cliquètement caractéristique des chargeurs vides se fasse entendre.
Criblé de balles, l’humanoïde tomba lourdement à genoux, puis s’effondra face contre terre, juste à côté de son rival défait.

Il y eut un moment de flottement, pendant lequel les associés contemplèrent le corps inanimé, attendant qu’il bouge, puis Chelsea demanda :

« On… On l’a eu ?

- J’ai bien l’impression… déclara Jacques tout en allant le tapoter du bout du pied pour s’en assurer.

- Hé ben, il vaut rien, ce truc. Tu m’étonnes qu’on ait laissé une bande de vieux s’en occuper jusque-là. Enfin, on a dû sauver quelques vies innocentes, ça fera toujours bien sur le CV, comme disait Amaury…

- Navré de te couper court à ton enthousiasme, Bullet, intervint ce dernier, mais on a encore un problème. Quelqu’un sait comment on repart d’ici ? »

Silence. De toute évidence, aucun d’eux n’avait la réponse.

« C’est bien ce que je pensais. Moi non plus, j’en ai aucune foutue idée, et aucun de ces types n’a jugé bon de nous le dire… Autrement dit, on risque d’être coincés dans cette dimension jusqu’à nouvel ordre. »


Une heure plus tard, Chelsea et Amaury s’effondraient à moitié sur la colonne depuis laquelle ils avaient assisté au combat. Ils s’étaient rendus à leur point d’arrivée, espérant y trouver le portail du retour, mais sans succès. Ils avaient ensuite exploré les environs, à la recherche d’une arche ou d’un joyau rouge semblable à celui qu’ils avaient aperçu chez l’Ordre, là encore sans rien trouver.
Leur dernier espoir était maintenant que les Frères leur ouvrent l’accès quand ils estimeraient l’affrontement terminé. Mais plus le temps passait, et plus cela devenait improbable.

« Si jamais on s’en sort pas… murmura finalement la jeune femme. Je voudrais que vous sachiez que même si ça m’arrive de vous chambrer, Amanda et toi – enfin, surtout Amanda, en fait – je vous apprécie beaucoup…

- On t’apprécie beaucoup aussi, Bullet, affirma son interlocuteur. Quoi qu’il arrive, ça aura été cool de bosser avec toi.

- Merci… Du coup, il y a une question que je veux vous poser depuis hyper longtemps, mais j’ai jamais osé…

- Dis toujours, c’est peut-être maintenant ou jamais. »

Chelsea jeta au trentenaire un regard emplit de reconnaissance et d’émotion. Puis, d’une voix hésitante, elle demanda :

« Depuis que t’as Amanda dans la tête… Enfin, comment dire…

- Oui ?

- Quand tu couches avec quelqu’un, maintenant, c’est systématiquement un plan à trois, du coup ? »

Amaury la fixa, interloqué, les yeux ronds comme des billes, et ses joues rosèrent même un peu. Son amie, de son côté, éclata de rire en se tenant les côtes.

« Tu verrais ta gueule, putain ! s’exclama-t-elle.

- Même dans une situation pareille, tu peux pas t’en empêcher…

- Hé non, désolée, on se refait pas, répondit-elle en essuyant une larme qui coulait le long de sa joue.

- Au lieu de faire vos gamineries, vous feriez mieux de venir me filer un coup de main », les coupa leur aîné.

Les deux associés se tournèrent vers lui et remarquèrent qu’il s’affairait, le couteau de combat qui ne le quittait jamais à la main, sur le cadavre de Morkorax. Ils se levèrent et s’approchèrent de lui.

« Qu’est-ce que tu fous, Papy ? demanda Amaury en prenant une mine écœurée. T’es couvert de sang !

- Tu vois bien qu’il prépare le repas de ce soir. Va bien falloir qu’on bouffe, maintenant qu’on est coincés là, avança Bullet, à moitié sérieuse.

- Tssss, ce qu’il faut pas entendre… Le fait est que si vous aviez un tant soit peu écouté le laïus du Puîné avant notre départ, vous l’auriez entendu dire en substance que « le secret des voyages transdimensionnels de Morkorax se trouve dans son cœur, il les réalise par sa seule volonté », au milieu de tout son blabla.

- Et donc, tu crois que c’est littéralement dans son cœur que se trouve la solution ?

- Je crois que c’est littéralement son cœur, la solution. Y’a toujours un fond de vérité dans ces écrits anciens, rien n’est là par hasard. Dans tous les cas, ça vaut le coup de tenter notre chance. Ah, voilà… »

Sur ces mots, Jacques exhuma le cœur du Guerrier de sa poitrine. Il s’avéra être un joyau rouge semblable à celui auquel ils devaient leur trajet jusqu’ici, ce qui provoqua un intense soulagement chez ses compères.

« Ah ouais, donc c’était vraiment aussi con que ça, constata Chelsea.

- Super, on a la caillasse magique. Et maintenant, comment on rentre chez nous ? poursuivit Amaury.

- Par la volonté, apparemment. Venez foutre vos mains là-dessus, et pensez très fort à notre point de départ. Et à rien d’autre, Bullet, je te vois venir ! Nous refais pas le même coup qu’à La Paz ! »

Ils obtempérèrent, et bientôt une lueur rouge similaire à celle qu’ils avaient déjà aperçue auparavant émana de la pierre. Le décor autour d’eux devint flou, mouvant, la sensation du sol sous leur pied s’évanouit, et ils se sentirent flotter, comme plongés dans une cuve de slime.

Puis, subitement, ce fut le brusque retour à la réalité.

Quand ils ouvrirent les yeux, les mercenaires constatèrent qu’ils étaient dans la salle du portail, dans la base souterraine de l’Ordre, au milieu d’une bande de Frères qui les contempla, abasourdie. Parmi elle se trouvaient Karlus, le Puîné, le vieillard décrépi qui avait ouvert le portail, et l’écuyer de Jalanos.

« Pourquoi ne sont-ils pas revenus par le portail, Branas ? demanda l’Intendant au vieux décharné d’une petite voix, comme s’il voulait éviter que les nouveaux arrivants ne l’entendent.

- C’que j’en sais, moi ? répliqua l’interrogé, l’air blasé.

- Jalanos n’est pas avec vous ? demanda alors le doyen de l’Ordre.

- Mort, répondit Jacques. On a rien pu faire pour lui… Parce que vous nous aviez demandé de ne rien faire pour lui, en fait.

- Mais alors, Morkorax arrive ! s’écria Karlus. C’est une catastrophe ! Il nous faut prévenir l’armée, le président, le…

- Non, non, le rassura Jacques, il est mort aussi, ça devrait être bon pour cette fois.

- Mort ? Mort ! Dieu soit loué ! Morkorax est mort ! Il est… Attendez une minute, « mort » vous dites ?

- Oui, mort.

- Mais quand vous dites « mort », vous voulez dire « vaincu », n’est-ce pas ?

- Ben oui, mort, vaincu, c’est du pareil au même, non, pourquoi ? demanda Amaury.

- Tenez, on a même embarqué son cœur ! » annonça Jacques en jetant la pierre rouge à Karlus, qui la réceptionna maladroitement.

Le vieil intendant observa l’artefact quelques instants, interdit, puis le lâcha subitement avec un petit cri de terreur.

« VOUS… VOUS L’AVEZ TUÉ ! s’égosilla le Puîné. VOUS AVEZ TUÉ L’ÉTERNEL GUERRIER ?

- Ben… Oui. C’est pas ce que vous faites, d’habitude ?

- Mais… Mais d’habitude… articula Karlus. Le Champion se contente de lui infliger une blessure assez sévère, et, en reconnaissance de son talent, Morkorax lui permet de regagner sa dimension et épargne son monde ! Jamais… Jamais en trois mille ans on ne l’a… On ne l’a… Tué ! »

À partir de cet instant, un chaos total s’empara des membres de l’Ordre. Les Frères se mirent à cavalcader dans tout le bâtiment, à la recherche d’une trace, même infime, d’un quelconque précédent. Ils ne la trouvèrent pas. Jamais, en plus de quatre mille ans d’existence, Morkorax l’Éternel Guerrier n’avait été tué par quiconque.

La panique augmenta alors d’un cran. Partout on criait à la fin de l’Ordre, maintenant que sa raison d’être n’était plus, événement funeste entre tous. Le désespoir de voir trois mille ans de combats, de traditions et de rites s’éteindre ainsi était incommensurable. En raison de leur âge avancé, trois Frères firent une attaque dans l’heure qui suivit.

Au milieu de cette débâcle, nos quatre mercenaires tentèrent tant bien que mal de se faire payer, sans grand succès ; personne ne leur prêtait plus attention. Quant à la prime supplémentaire pour avoir fait le boulot eux-mêmes qu’ils avaient espéré, il ne fallait même pas en parler.
Quand ils se décidèrent finalement à vider les lieux, il était question parmi les Frères d’organiser une expédition dans l’autre dimension pour remettre le cœur de Morkorax à sa place, dans l’espoir que tout rentrerait dans l’ordre.

Alors qu’ils grimpaient dans leur véhicule, Jacques Guillemin crut bon de profiter de cette déconfiture pour enseigner une nouvelle leçon à ses associés :

« Vous voyez, les enfants, quand on vous paye pour un boulot, faut jamais en faire plus. Jamais. C’est juste un coup à avoir des emmerdes. »

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