Le calme

Le bureau de M. Olsen et de son assistant était calme. D'aucuns, en le voyant discuter naïvement avec le jeune assistant, auraient pu croire qu'il occupait un poste administratif tranquille, un quelconque intermédiaire bureaucratique dans une organisation quelconque. Mais bien loin de gardien d'île privée aux Bahamas ou d'un emploi fictif, la fonction de coordinateur au sein du Bureau de Synchronisation des Branches Internationales de la Fondation SCP n'était pas un boulot tranquille. C'était en temps normal tout l'inverse. Ce qui impliquait que les temps n'étaient pas normaux. Et cela, M. Olsen s'efforçait de l'ignorer en s'occupant l'esprit comme il le pouvait, d'où la discussion avec son assistant.

« …et y'a cette fille, là, que j'ai rencontré dans le bâtiment des archives… Comment dire…
- Elle te plaît ?
- Non ! Enfin, si. Mais euh… On a déjà déjeuné ensemble quelques fois, et… ouais, elle me plaît.
- Invite-la à dîner hors du Site, ça sera un peu plus romantique.
- Mais avec le boulot, et… »

Un des téléphones placés en face de M. Olsen se mit à sonner. Les deux hommes se regardèrent, les yeux grands ouverts, comme s'ils assistaient à une apparition divine. À tel point que M. Olsen hésita avant de décrocher le tout-puissant combiné.

« Bureau de Synchronisation Internationale, que puis-je faire pour vous ?
- Allô ? Oh, excusez-moi, je voulais appeler le service comptable. Euh… Désolé pour le dérangement. Au revoir.
- Bonne journée, soupira M. Olsen. »

Les deux hommes se regardèrent à nouveau, l'air abattu. Cela faisait plusieurs semaines que les mails, les coups de fils et les assistants n'affluaient plus dans ce bureau, qui était chargé du transport et des échanges des anomalies. Des semaines que le bureau était calme, et que ses occupants redécouvraient, après des années de travail ininterrompu, la notion d'ennui. Et le seul coup de fil de la journée devait être l'erreur d'un nouvel arrivant sur le Site-19.

« …alors, je disais…
- Attends. », le coupa M. Olsen.

Quelque chose dans le coup de fil, autre que la frustration navrante de la déception, avait brutalement changé M. Olsen. Non, se mentir ne servait à rien. Il devait être sûr.

« Sors-moi les enregistrements papier des objets anormaux de l'année. »

L'assistant s'exécuta, et M. Olsen consulta pendant ce temps ses archives numériques. La dernière semaine était vide d'enregistrement ou de transfert d'anomalies. Celle d'avant également. Alors qu'il remontait dans les dates de ses archives, quelques transferts d'anomalies apparaissaient peu à peu. Il atteignit les archives d'il y a deux mois, sans avoir croisé le moindre enregistrement d'objet SCP. Il se dit que de telles choses pouvaient arriver. Le propre de l'anormal était justement de ne pas se conformer à des règles. Il remonta jusqu'à trois mois. Trois mois et dix jours. Il eut un petit sursaut quand, enfin, une ligne en rouge apparut sur son écran : un classe Sûr. Bon. Ce n'est pas parce que la dernière anomalie enregistrée datait d'il y a trois mois et dix jours qu'il fallait s'inquiéter. Le propre de l'anormal, tout ça… Et puis pourquoi s'inquiéter, d'ailleurs ? Il devrait s'en réjouir, si les anomalies cessaient de -

« Trois mois et dix jours, M. Olsen. C'est il y a trois mois et dix jours que la dernière anomalie a été enregistrée. Enfin, c'est ce que me disent les archives papier. »

La déclaration de l'assistant arriva telle une grande claque sur les mécanismes de défense inconscients de M. Olsen. Trois mois et dix jours. Non, quelque chose n'allait pas. Le cœur de M. Olsen battait à toute vitesse. Il se sentait comme celui venant de découvrir une machination infernale, un complot qui le dépassait. Il chercha des coupables, car tel était le propre de l'Homme : les O5 ? Impossible. Un bug informatique ? Peu probable. Un Groupe d'Intérêt ? Ah, laissez-moi rire. Mais M. Olsen ne rigolait pas. Certaines choses arrivaient sans raison, au grand dam de la rationalité de l'Homme.

Quand la pause déjeuner arriva, les deux hommes quittèrent le bureau sur leur garde, comme s'ils craignaient d'être appréhendés pour en savoir trop. Mais à la place d'hommes en noir prêts à leur sauter dessus, c'est un silence gênant et une vacuité certaine qui les accueillirent dans les couloirs. Ils marchèrent à travers les différents bâtiments administratifs, et croisèrent à peine deux collègues qui discutaient entre eux — car eux aussi, visiblement, trouvaient désormais du temps pour discuter. Ils gagnèrent la cafétéria, où les gens se servaient tranquillement le steak-frites du jour et, élément qui déclencha presque une terreur indicible chez M. Olsen, prenaient le temps de discuter.

En fait, c'était tout le Site-19 qui était calme. De tous les mots qui pouvaient décrire la plus grande installation de la plus importante organisation secrète du monde, le mot "calme" était devenu le plus approprié.

Le repas leur parut fade, car leur indescriptible angoisse monopolisait leurs esprits. Esprits qui refoulaient à grandes peines des vagues de questions comme : pourquoi ? Comment ? Que fera la Fondation SCP sans anomalies ? Que deviendront ses employés ? bien que lesdites questions restaient plus le propre de M. Olsen, alors que son assistant se focalisait sur : pourquoi manger avec mon boss de cinquante ans à la place de la jolie jeune fille avec qui je sens qu'il y a quelque chose ? Mais même cette question plus terre-à-terre que les considérations de M. Olsen montrait que quelque chose n'allait pas, que l'époque du temps normal était révolue.

À la fin de la pause déjeuner, ils regagnèrent le bureau dans le même état d'esprit mêlant morosité, incompréhension et angoisse. Quelque chose se tramait, c'était sûr. Les anomalies ne pouvaient pas cesser d'apparaître. Pas après tout ce temps. Pas après toute cette histoire de l'anormal, pas après tout ce que les objets SCP avaient changé dans le monde. Pas après les innombrables organisations humaines témoignant des efforts énormes pour contrôler l'anomalie. Que toutes ces institutions deviennent subitement inutiles attristait M. Olsen. Et en tant que connaisseur de l'histoire de la Fondation, cela créait en lui un certain vertige : tous les efforts de grands hommes à travers les âges, qu'ils aient appartenus à la Fondation Royale pour le Confinement du Paranormal, à la Singulière Académie Impériale, à la Section 9 ou à encore tant d'autres initiatives humaines, tous ces efforts se voyaient actuellement nullifiés.


Au sein du Site-01, la grande salle de réunion était calme, elle aussi. Les O5 se tenaient là, en silence. Il s'agissait du silence plein d'appréhension de treize hommes et femmes surpuissants qui se regardaient furtivement, comme des enfants apeurés. Leurs pensées restaient moins lyriques que celles de M. Olsen du Site-19. Formatés par des années de géopolitique et de planification à long terme, leurs avis convergeaient vers une idée : les anomalies étaient en train de devenir une denrée rare et chère. Le mot "convoitise" les hantaient tous. Et alors que la salle était désespérément calme, O5-3 prit une grande inspiration.

« Messieurs, nous avons un problème. »


Le bureau de M. Olsen, coordinateur au sein du Bureau de Synchronisation des Branches Internationales de la Fondation SCP, était calme. Le calme avant la tempête.

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