Larmes d'incendie

"Debout là d’dans !"

Le cri réveillait plus que la sonnerie trop douce qui le précédait. La gardienne de l’aile 18 s’en rendait sûrement compte et gueulait chaque matin pour ouvrir les yeux des plus récalcitrants. Un matonne reste un matonne, après tout.

Ouvrir une paupière. Puis l’autre. Vivement la pause clope. Certaines choses ne changent pas, à la Fondation comme en prison.

Elle se rappelait encore de ce petit employé à lunettes qui était venu la rencontrer au centre pénitentiaire pour femmes de Rennes. Propre, chemise repassée, raie sur le côté, un dossier bien classé dans les mains.

Avec une grande cicatrice sur la joue.

Quelqu'un d'autre aurait trouvé cela inquiétant. Au contraire, elle avait ressenti une proximité avec cet homme, par-delà leur position respective. Elle avait cru qu'entre balafrés, ils se comprendraient.

Le deal était simple : une peine divisée par deux, en échange de sa "collaboration". Pour une peine de vingt ans, il n’y avait pas à hésiter longtemps.

Et pourtant, elle avait un doute. C’était trop alléchant pour être honnête. Contre dix ans de liberté, elle devenait ce qu’il appelait un Classe-D. Il ne lui avait pas dit tout de suite à quel point ils en manquaient depuis que la plupart des pays qui se disaient civilisés avaient supprimé la peine de mort. Il avait masqué la réalité, comme il essayait de faire oublier sa cicatrice alors qu'elle portait fièrement au visage les marques de ses crimes.

D’ailleurs, cela lui faisait songer que la plupart de ses "camarades" devaient avoir une origine encore plus douteuse qu’elle. Des prises de guerre ? Des terroristes ? Elle avait peu échangé avec les autres prisonnières.

Pardon, les autres "Classes-D".

Certaines choses ne changeaient pas. L’enfermement, l’ennui, les pauses, l’ambiance morose, les départs soudains de personnes qu’on ne revoyait plus jamais. Les tentatives de petites magouilles pour arranger le quotidien et surtout pour remplir le vide du cœur de celui ou celle à qui le pire est déjà arrivé. Ce mélange de soulagement et d’angoisse.

On l’avait mise au ménage. Ce n’était pas pire qu’autre chose. Au moins n’avait-elle pas à communiquer avec d’autres êtres humains. Faire face à leur regard effrayé ou contrit. "Quel monstre" ou "Pauvre petite chose". Elle n'avait que faire de leur haine et nul besoin de leur empathie.

Pendant les premiers mois, elle avait surtout vu des couloirs métalliques déjà impeccables, gardés par des hommes en noir qui ne lui parlaient jamais, et des sols blancs qu’il fallait désinfecter et astiquer comme s’ils avaient été affreusement sales. De temps en temps des portes blindées. De l’une d’elles émergeait un gargouillis bizarre.

Elle préférait ne pas y penser.

Le premier jour, l’homme chargé de les recenser chaque matin s’était félicité qu’enfin, il y ait "un peu plus de femmes". Elle en avait déduit qu’ici comme partout la population carcérale était très majoritairement masculine. Elle se demanda pourquoi est-ce qu’ils avaient tant besoin de femmes. Qu'est-ce que que des scientifiques pouvaient leur trouver d'intéress… oh.

En fait, il valait mieux ne pas y penser non plus.

Elle avait repéré quelques têtes qui ressortaient : celles qui ouvraient leur gueule ou faisaient leur intéressante et quelques-unes plus jolies que les autres, ou plus étranges. La plupart avaient déjà disparu.

Elle aussi faisait sans doute partie de celles qu’on remarque. Pas de cheveux, pas de sourcils, la peau couverte d'escarres et un regard noir qui faisait peur à quiconque ose le croiser. Un trou ambulant de désespoir.

Dix ans. Elle avait quitté les maux qu'elle connaissait pour s'échapper vers ceux dont elle ignorait tout. L'inconnu avait été douloureux au début. À présent il restait surtout l'enfer de la répétition.

Nettoyer-Gratter-Marcher-Fumer-Boire-Manger-Dormir-Nettoyer-Gratter-Marcher-Fumer-Boire-Manger-Dormir-Nettoyer-Gratter-Marcher-Fumer-Boire-Manger-Dormir-Nettoyer-Gratter-Marcher-Fumer-Boire-Manger-Dormir…

"Debout là d’dans !"

Nouvelle journée. Les chambres individuelles étaient tout de même un progrès. L’on pouvait quelques instants oublier l’œil de la caméra et celui de la matonne derrière la porte vitrée et se donner l'illusion de l'intimité.

La Fondation ne faisait même pas semblant de les prendre pour de simples morceaux de chair à tester. Le moindre centimètre carré de son corps avait déjà été examiné plus profondément que par un douanier vérifiant la présence d'un téléphone dans ses fesses. Sa vie psychique et mentale aussi avait été scrutée, par des questions de psychologues plus incisives qu’un interrogatoire policier, équipés de détecteurs de mensonges si performants qu’elle avait soupçonné de la magie noire.

Non pas qu’elle ait essayé de mentir. De toute façon, il n’y avait rien à sauver. Mais elle avait tout de même décelé dans le regard de cette jeune femme en blouse blanche chargée de la questionner une lueur d’horreur quand elle avait déroulé ce qui l’avait amenée dans cet endroit.

Oui, elle avait déjà tué. Un seul crime qui l'avait irrémédiablement tâchée. Un massacre enflammé.

Encore ces gargouillis derrière la porte en métal. Un jour, elle chercherait à découvrir ce qui s’y planquait.

"Debout là d’dans !"

Ce matin était empreint de la sensation de feu au premier pipi du matin. Elle en avait parlé sans détour au médecin qui les questionnait individuellement au quotidien. Ce n’est rien, avait-il dit. Il faut vous hydrater. Il avait ordonné de boire plus et fait augmenter sa ration d’eau en conséquence. Cela ne lui faisait aucune envie mais elle obéissait. Dix ans. Dix ans et elle serait libre. Pour quelle vie ? Elle l’ignorait. Depuis ses dix-huit ans elle n’avait connu que les barreaux et maintenant, le verre et les couloirs aseptisés.

Un jour, sa mission changea. Presque rien : deux fois par mois, en pleine nuit, elle devait entrer dans une des pièces qu’ils appelaient "cellule de confinement" et la nettoyer. Le reste du temps, elle continuerait à récurer les couloirs déjà propres.

Deux agents en noir équipés d’un pistolet à la ceinture qu’ils n’essayaient pas de dissimuler encadraient la porte. Elle crut déceler un air de désapprobation dans leur regard quand elle franchit la porte blindée. Un frisson lui parcourut l’échine. À l’intérieur, on entendait la vibration d’une climatisation ou d’un purificateur d’air.

Elle s’était attendue à des merveilles, mais rien de bien intéressant au premier abord. Après le passage d’un sas trop grand, elle entra dans une pièce froide et sèche, meublée d'une table, d'une chaise et d'une armoire. L'endroit était éclairé par les mêmes néons impersonnels qui équipaient les cellules des Classes-D. Leur "anomalie" était traitée comme une encore plus grande criminelle qu'elle. Dans un coin, une armoire sans portes, presque vide. Dans une alcôve fermée par une vitre mobile, un lit, et à l’intérieur, ce qui semblait être une créature humanoïde endormie.

Un infime courant d’air derrière elle lui fit comprendre que la seconde porte du sas venait d’être refermée.

Intriguée, elle s'approcha tout d’abord de l’armoire sur la pointe des pieds, afin de ne pas troubler le sommeil de la mystérieuse entité. Elle fut étonnée de la richesse des vêtements qu’elle contenait, bien qu’ils soient en quantité minime et un peu usés : trois longs kimonos japonais décorés de motifs complexes, ainsi qu'un ensemble délicat de tuniques dans une matière fluide glissant entre ses doigts comme de l’eau. C'était des fringues de princesse, songea-t-elle, pas de délinquante ni d'aberration cosmique.

Elle avait reçu des consignes claires : prendre les vêtements de l’armoire, les mettre dans un grand sac en plastique, puis utiliser la solution de nettoyage à sec qu’on lui avait donnée pour astiquer l’intégralité de la cellule, si possible sans faire de bruit. Ensuite, elle devrait se rendre dans la deuxième pièce (celle des sanitaires) qui serait verrouillée temporairement, vider et jeter les toilettes sèches, nettoyer toute la pièce et installer un nouvel ensemble de sanitaires.

Enfin, il faudrait attendre enfermée que la créature se réveille et passe dans la première pièce. Seulement là, une porte entre les toilettes et la chambre serait déverrouillée pour qu'elle puisse prendre la couverture, la mettre dans le même sac plastique que les vêtements, nettoyer la troisième pièce et ressortir par un autre sas, plus petit, en emportant le sac de tissus et celui des déchets.

La procédure était un peu fastidieuse mais elle assurait que jamais, au grand jamais, elle ne croiserait le monstre. Il y aurait toujours une porte entre elles. Pour le reste, c'était d'une simplicité enfantine. De toute manière, la cellule était équipée de caméras de surveillance et un agent de sécurité surveillait l'ensemble en permanence.

Premier jour de ce travail. La procédure ne lui laissait guère le temps de papillonner. On l’avait équipée d’un dispositif lumineux qui lui donnait des instructions précises : une lumière verte signifiait qu’elle pouvait passer à la pièce suivante. Diode bleue, la créature s’apprêtait à se réveiller, il fallait accélérer le nettoyage pour passer à la suite. Diode rouge — mais elle espérait ne pas y avoir affaire — il fallait tout abandonner et quitter les lieux au plus vite, en emportant uniquement la bouteille de solution de nettoyage.

Nettoyer
Frotter
Balayer
Désinfecter
Jeter
Verrouiller
Partir

Les deux premières fois, elle vit clignoter la diode bleue plusieurs fois de manière insistante et n’eut même pas le temps de s’intéresser à la créature qui dormait. L’odeur des toilettes était particulièrement infecte ; il était visible que personne d’autre qu’elle ne s’en occupait. Les tenues variaient peu, et en trois passages, elle eut le temps de les voir toutes. Elle se demandait si le menu de cette créature était aussi raffiné que ses tenues. Nul moyen de le savoir : pour le moment, elle n'avait vu que le produit de sa digestion, et celle de l'autre côté de la vitre était sur ce point très humaine.

Son second passage fut plus stressant : la diode avait clignoté longtemps, et il lui avait même semblé entendre du mouvement derrière la porte — or s’ils insistaient pour ne pas qu’elle la croise éveillée, il devait y avoir une raison.
La créature l'intriguait. Elle qui ne voulait rien savoir habituellement commençait pour une fois à se poser des questions, longtemps après être sortie de la cellule. En premier lieu, elle se demanda :

Pourquoi n'y avait-il pas de douche ?

La princesse prisonnière, car c’est ainsi qu’elle la surnommait dans sa tête, était sans nul doute humaine, ou du moins assez humaine pour manger, dormir, s’habiller, et déféquer.

Qu’avait-elle fait de si horrible pour avoir si peu droit à l’hygiène et être forcée de se soulager dans une telle atmosphère ? Même elle, qui était pourtant considérée par la société comme une tueuse de sang froid, même elle, elle avait droit à une douche quotidienne et des toilettes propres.

Peut-être y avait-il quelqu’un qui venait la laver ? Mais si l’approcher était si dangereux qu’on faisait nettoyer sa cellule par la dernière des ordures humaines, alors elle doutait qu’un de ces chercheurs en blouse blanche au cerveau si important s’abaisserait à faire la toilette d’une "anomalie", fut-elle vêtue de kimonos brodés.

Cela dit, les draps dans lesquels elle dormait ne puaient pas. Peut-être était-elle si princière qu'elle n'avait pas besoin de se laver. Elle eut un sourire narquois à cette idée. Bien sûr, les filles sont semblables à des fées à paillettes qui sentent perpétuellement les fleurs des champs. Sans doute les grands chercheurs, qui avaient fait de grandes études et qui faisaient de grandes théories sur leurs fameuses "anomalies", en étaient-ils persuadés pour décider de telles conditions.

Elle en conçut peu à peu un mépris narquois doublé d'une colère sourde contre ses geôliers. Leurs geôliers. Une pulsion qui la prenait parfois dans sa propre cellule.

Envie de tout casser
De tout brûler
BRÛLER COMME CE JOUR
Non. Se calmer.

Un matin elle repéra quelques miettes qui lui firent découvrir une trappe pour passe-plat, par laquelle on devait probablement nourrir la prisonnière. Celle-ci ne voyait donc jamais personne, et le seul être qui pénétrait sa cellule damnée était une criminelle qui astiquait tout à l’alcool pendant qu’elle dormait.

"Debout là d’dans !"

Réveil difficile après une nuit passée à nettoyer la cellule de confinement. Ses mains étaient abîmées par le produit, et sa peau se desséchait par endroits. Le médecin lui avait recommandé de boire plus d’eau, toujours plus d'eau. Il prescrivit également une crème.

Elle buvait autant qu’elle le haïssait, entre chaque session de nettoyage, puis transpirait et passait sa main sur son front où les cheveux ne repousseraient jamais, elle serrait les dents, elle nettoyait. Pause cigarette. Boire de l'eau. Nettoyage. Repas du midi. Nettoyage. Eau. Cigarette. Ne pas parler aux autres Classes-D.

Malgré tout, penser à la princesse.

Toute sa vie avait été une prison. Un instant, un seul instant de liberté et il lui avait été volé, arraché comme on arrache ses ailes à un oiseau. Elle refusait de mettre ses actes sur le compte d’une enfance difficile. Des parents durs, autoritaires, parfois violents, mais qui suaient sang et eau pour mettre de la nourriture dans l’assiette et des vêtements sur le dos de leurs enfants. La violence du travail et du capitalisme qui rejaillissait en coups de ceinture et en interdiction de sortie. Très tôt, elle avait été prise dans son rôle de grande sœur. Et les rares minutes de liberté volée était payées cher.

Nettoyer
Balayer
Aller chercher la marmaille à l’école
Revenir
Cuisiner
Prendre des coups parfois

Subir les blagues grasses de son père qui la mettaient mal à l’aise, les caquètements de fausset de sa mère qui s’en faisait complice
Se rebeller, une fois
S’en prendre une pour insolence
Ne plus le faire

Pour la première fois, vouloir fuir
Mais pas avant de tout brûler
Le feu des voitures du quartier qui fascine son regard
Purifier

Un jour, alors que la routine du nettoyage de la cellule de l’anomalie était déjà bien rodée, elle prit le temps de l’observer. Dans la température toujours égale de la pièce, elle dormait, ignorant le monde extérieur, droite comme un macchabée dans son lit d’un blanc trop éclatant pour être agréable. On ne voyait pas son corps sous la couette ; on ne voyait pas son visage caché par un masque de bambou brun clair. De longs cheveux noirs ondulaient comme des tentacules autour d'une absence de visage, et deux bras tenaient la couverture serrée sous eux, cachés sous les manches d’un kimono froissé qui avait été beau autrefois.

Elle songea à Blanche Neige, endormie dans un cercueil de verre, attendant d’être embrassée. Puis elle recommença à astiquer.

Elle buvait de l’eau jusqu’à plus soif. Un seul soir dans sa vie elle avait trempé ses lèvres dans l’alcool. Elle ne s’en souvenait presque pas. Des moments flous, déjà loin alors qu’ils n’avaient que deux ans. Son procès avait été rapide et retentissant. La fille du feu comme disaient les journaux, jamais avares de surnoms poétiques. La vérité l’était moins. Elle revoyait le taudis familial en proie aux flammes. Elle aurait toujours pu dire que c’était un accident.

Mais elle ne mentait pas.

Son crâne chauve avait choqué les photographes du procès. Il était son histoire. Sa peau avait brûlé de haut en bas et pourtant elle était sortie si vite de l'hôpital. Ils comparaient les photos de sa vie d'avant qu'on avait retrouvées sur les réseaux sociaux. S'extasiaient : autrefois de longues boucles d’un blond presque blanc encadraient ce visage au regard noir.

Mais, un soir, elle était rentrée tard.

"Kesstu fous à rentrer à c’t’heure ?" avait hurlé sa mère, réveillant tout l'appartement et peut-être ceux autour.

Elle avait oublié ce qu’elle avait répondu. Bredouillé quelque chose d’incohérent. Sa mère avait arraché son téléphone portable de ses mains. Elle avait tenté de l’en empêcher, par réflexe, mais était trop ivre pour l’en empêcher.
Puis sa mère avait vu le message, et les ennuis avaient commencé.

Repousser le souvenir
Se comporter froidement devant le juge
Oui j'ai souffert j'ai brûlé avec eux mon corps imparfait
Les grumeaux de ma peau vous choquent
Pourtant les bleus de leurs coups ne vous ont pas interpellé
Je brûlerai aussi le tribunal si je le pouvais
Prison, vingt ans
Mais je ne serai pas une princesse en détresse enfermée

"Tout se passe bien avec SCP-050-FR ?" avait demandé le psychologue hebdomadaire de sa voix douce et feutrée qui lui donnait envie de casser des brindilles d’un coup sec.

Elle prit une seconde pour comprendre qu’on parlait de la princesse japonaise.

"Oui. Je suis la procédure."

Elle ne faisait pas que la suivre. Elle était la procédure.

Ils devaient apprécier son laconisme car ils ne lui posèrent plus la question. Elle avait depuis longtemps compris que la Fondation se foutait pas mal de l’affect : ce qui comptait, c’était les résultats. Ils avaient quelqu’un d’efficace, qui suivait les instructions à la lettre, ce qui leur évitait de former une nouvelle personne tous les quatre matins, et en prenant le risque que ce soit quelqu'un d'encore plus instable et bizarre. Sans doute était-ce pour cela qu’elle n’avait pas à subir les mystérieuses expériences que les autres racontaient par bribes vagues — ils ne semblaient que rarement se souvenir de tout, et revenaient rarement aussi nombreux qu’ils partaient.

Ce n’était pas plus mal. Elle ne voulait pas mourir, maintenant qu’elle avait une raison de vivre. Enfin… pas comme ça. Pas sans Elle. Sa vie n'existait plus sans Elle, car elle s'était décidée à percer son mystère, mais aussi à faire de son mieux pour que la princesse ait une meilleure vie, car même les monstres ont droit à un peu d’égards. Elle avait proposé de nettoyer la pièce toutes les semaines. Requête initialement refusée, mais au vu de son efficacité et de ses sans-faute systématiques, on finit par lui accorder.

L’odeur devint moins insoutenable. Elle revoyait la femme des brumes deux fois plus souvent. Elle s'imaginait parfois ce qu'il se passerait si elle pouvait lui parler. Un mot, un seul, suffirait à contenter son cœur vidé.

Elle était même motivée à boire plus d’eau qu’à l’ordinaire. Ses problèmes ne s’étaient pas arrangés : elle avait l’impression d’être une outre qu’on emplit, le tonneau des Danaïdes d’un feu qui jamais ne s’éteint. Boire, boire et encore boire. La soif l'étreignait particulièrement au retour de ses séances de nettoyage et pourtant, ce jour particulier était attendu comme d'autres attendent le dimanche.

Un jour
Un jour comme les autres
Elle n'aurait pas su dire quand

Arriva ce qui n’aurait pas dû arriver : SCP-050-FR était réveillée lorsqu’elle vint pour faire le ménage.

Elle se contentait de la regarder, mais elle perçut dans cette rencontre une force incommensurable
Cette créature, elle le sentait, était son égale.

Prisonnière comme elle
Monstrueuse comme elle
Sans visage comme elle
Même les plus beaux oiseaux peuvent devenir des monstres.

Lorsqu'elle s'était recouchée, elle avait rêvé du soir maudit de sa vie pour la première fois depuis son arrivée à la Fondation.

"Keski t’prends !" hurlait sa mère entre deux insultes. "C’est quoi ça ? C’est qui, ce Stéph ?"

S’en était suivi une longue litanie de paroles de parents en colère. Puis une gifle, encore. La gifle de trop.
Elle éclata de rire.
Tout volait en éclats comme un miroir.
Sa mère vit rouge. Sa fille aînée ne pouvait pas lui faire ça. Il fallait donner une leçon à cette petite conne.
"Viens là, toi ! Et toi, viens m’aider à la tenir !"

Son rire s’étrangla. Le père obéit à sa femme et l’aide à la traîner dans la salle de bain. Mal réveillé, il comprend à moitié ce qu’il se passe.

La mère leur en voulait. Elle en voulait à sa fille d’être jeune, et mince, et jolie, elle lui en voulait pour ses longs cheveux blonds et son petit visage sans rides et ses mains pas encore trop abîmées par le travail du ménage, elle lui en voulait d’être intelligente, de mieux parler qu’elle, d’être plus maligne. Elle la haïssait d’être la cible des blagues scabreuses de son mari qui la visaient autrefois. Blagues qui trahissaient un désir et le déguisaient encore un peu. Juste un peu.

La jeune fille se débattait, mais n’avait aucune force face à ces deux travailleurs costauds qui l’assirent sur le tabouret en plastique de la cabine de douche. Sa mère lui pointa le pommeau en plein visage.

"Ça t'apprendras à te balader maquillée comme une pute !"

Elle avait juste mis du rouge à lèvres et un peu du mascara qui ne partait pas à l'eau. Sa mère lui frottait la face avec un gant de toilette. La fille gémit, étouffée par le geste rageur. L’autre la traîna dehors, elle et le tabouret, dans un grand fracas. Les coups pleuvaient au milieu du salon, les enfants criaient face à cette lapidation. Le père donnait des coups de pieds comme dans un sac de chatons qu'on assassine. Comme on éteint un feu de camp qui part trop vite dans la nuit. Nul ne sait ce qui lui passait par la tête à ce moment-là. Peut-être le soulagement de la voir enfin punie pour avoir allumé en lui une flamme coupable.

Les yeux de la jeune femme se remplirent de larmes à ce souvenir. Le plus douloureux n’était pas les coups, les coupures, le sang qui coulait dans sa bouche, mais le sourire cruel et satisfait d’une mère sans amour qui préférait lui faire du mal que la protéger.

Douce sonnerie du réveil.

En sueur, au fond de son ventre quelque chose se serra. Elle n’avait jamais éprouvé de remords de la folie qui l'avait prise après cette scène. C’était l’une des choses qui avait rendu la juge si sévère. L’absence de culpabilité et même de traumatisme psychique.
Elle avait fait ce qu'elle avait fait, on ne pouvait rien y changer à présent.

Coïncidence étrange, le psychologue de la Fondation revint sur le sujet plus tard dans la journée à leur rendez-vous hebdomadaire.

"Vous vous souvenez de ce qu'il s'est passé ce soir-là ?"
"Oui."
"Vous voulez en parler ?"
"Non."

Elle lui faisait toujours les mêmes réponses, à lui comme à ceux qui l'avaient précédé. Ils savaient ce qui était arrivé : elle avait tout brûlé, elle les avait tués. À quoi bon poser la question ? À la différence des autres, ce psychologue ne semblait pas se vexer quand elle l'envoyait promener. Il se contenta de changer de sujet.

"La nuit dernière, vous avez assisté au réveil de SCP-50-FR. Qu'avez-vous ressenti ?"

Un frisson lui parcourut l'échine.

"Rien de particulier. Je faisais mon travail."
"Bien. Vous savez que cette anomalie peut être dangereuse, n'est-ce pas ?"
"C'est ce qu'on m'a dit."

Ses mains tremblaient un peu. Pour rien au monde elle n'aurait avoué l'obsession qui poussait en elle comme l'arbre des contes dont on effraie les petits enfants qui avalent un pépin de pomme par inadvertance.

"… Cependant, continua le psy, il semble qu'elle conserve un comportement pacifique en votre présence. Elle n'est pas entrée en phase active."
"Vous m'en dites beaucoup par rapport à ce que vous partagez avec les autres Classes-D, non ?" demanda-t-elle soudain.

Ses oreilles rougirent. Il se sentit stupide d'être ainsi pris sur le fait. Effectivement, on informait habituellement peu les Classes-D de leur sort futur. Cependant, il s'était pris d'une inexplicable affection pour D-785596, ses manières bizarres, ses réponses monosyllabiques, son masque glacial derrière lequel on voyait s'agiter des émotions à peine perceptibles. Peut-être aussi parlait-il trop pour combler le silence gênant provoqué par le mutisme de son interlocutrice.

"Vous avez raison. J'ai néanmoins l'autorisation de vous dire cela : à partir de la semaine prochaine, la procédure va changer."

Son cœur manqua un battement. Allait-elle avoir le droit de rencontrer la princesse qui troublait son sommeil alors que ses meurtres n'y parvenait pas ?

"Désormais, vous ferez le ménage pendant le temps d'éveil de l'anomalie. Vous aurez ainsi plus de temps pour effectuer vos tâches, et nous pourrons étudier son comportement sans difficulté. Cela vous convient ?"
"Comme si ma réponse changeait quelque chose…" dit-elle d'un ton égal qui contrastait avec le contenu insolent de sa réplique.

Il eut un petit rire, et se prit à croire un peu que derrière sa méchanceté bourrue se cachait un cœur tendre.

Il avait sans doute raison, mais un cœur tendre blessé est d'autant plus destructeur. La substance la plus inflammable n'est-elle pas l'essence délicate aux reflets irisés ?

Elle frottait toujours plus fort le métal et le plastique immaculé des couloirs et repensait encore et encore à cette conversation, à la fois impatiente et inquiète. Ils avaient une raison de l'avoir isolée à tout prix de la créature jusqu'à présent : ce changement de protocole la mettrait-il en danger ? Après tout, ils l’avaient dit lorsqu’elle avait signé le contrat : la Fondation ne garantissait pas absolument qu’elle resterait en vie.

Elle finit par décider qu'elle n’avait pas peur. On n’a pas peur pour ce à quoi on n’accorde aucune valeur.

Une nuit, lorsqu'ils vinrent pour la réveiller, elle se sentit mal. Envie de vomir. Du feu liquide dans son ventre. Son désir de voir la prisonnière fut plus fort. Le rêve du passé était revenu.

Le reste de cette soirée avait pourtant été difficile à raconter à la police.

Des cris
Une porte qui claque
Le tapis miteux du salon
Elle est en tas au milieu du tapis du salon
Sang noir sur le tapis du salon
Personne n'était venu la secourir
Nul ne serait jamais là pour elle

Une vague de haine comme elle n'en avait jamais connu lui avait parcouru l'échine. Cette vague fit plusieurs soubresauts qui la secouèrent avec fureur. Toutes les humiliations, les brimades accumulées rejaillirent dans son esprit.

Personne n'est là pour toi
Ils t'en veulent d'être sur cette Terre
Ils ne font que t'exploiter, t'enfermer
Tu es leur chose, leur poupée

Elle revoyait sa mère qui lui apprenait pour la première fois à mettre du maquillage et à se coiffer.
Pour ensuite mieux la traiter de pute les fois où elle s'y essayait.
Elle revoyait son père qui lui faisait prendre un bain avec des canards en plastique.
Pour ensuite mieux lui vomir dessus quand elle le mettait au lit après qu'il ait picolé et que d'une main lubrique il tentait de la toucher.

Personne ne la toucherait plus jamais
Jamais
JAMAIS

Et les autres, ces sales gosses criards que ses parents avaient pondus les uns après les autres alors qu'ils n'avaient pas de fric. Qu'elle s'était forcé à aimer mais qui au fond ne faisaient que l'entraver. Elle aurait pu avoir des rêves de liberté sans eux, s'imaginer vivre ailleurs que dans ce trou, car de toute façon elle-même était un trou destiné à être à son tour rempli de marmaille et de coups jusqu'à sa mort. Il fallait tout détruire, tout purifier.
Elle était seule, mais elle ne partirait pas seule.

D'un geste mécanique, elle avait été chercher tous les produits de ménage, d'entretien, même ceux du père pour sa bagnole qui étaient dans la cave. L’alcool. L’essence de térébenthine. L'huile de vidange. Un jerricane de pétrole. Elle les avait étalés partout, dans chaque pièce, sur les tapis, les rideaux, les portes, le canapé, l’électronique. Elle en avait baigné ses bras, son visage, s'en était douchée en murmurant des mots.

Salope
Monstre
Saleté
Dégoût
Gouine
Haine
Se purifier
Enfin dormir
Un briquet
On allume
Flamme
Liberté

Sirènes de police
Prison
Fondation

Des mois passèrent encore à nettoyer. La créature était réveillée à chaque fois, à présent. Elle prenait le temps de lui jeter des coup d'œil dès qu'elle le pouvait. La plupart du temps, elle se contenait de se tenir assise au bord de son lit ou sur une chaise. Parfois, elle pouvait entendre une petite musique émaner d'une bouche qu'elle imaginait pure et rouge comme un bouton de rose. Elles ne parlaient jamais. Elle ne vit même jamais son visage caché par un délicat masque de bambou. Peut-être que comme les dieux de l'Olympe on ne pouvait l'observer dans toute sa gloire sans mourir.
Les portes de verre étaient une torture. La voir sans pouvoir toucher ses mains d'ivoire ou caresser ses cheveux d'ébène, la désirer en ayant honte de s'enflammer pour un être auquel on a jamais parlé. Elle avait peur, non du potentiel mortel de la créature, mais de son envie de l'aimer et d'en être rejetée.

Elle l'aimait pour de bon, jusqu'à oublier les tourments dont elle souffrait une fois sortie de cette cellule et retournée dans les quartiers des Classes-D. De plus en plus maigre et sèche malgré toute l'eau qu'elle buvait et obsédée par ses rêves de flammes qui la dévoraient. Le feu de l'incendie qui léchait son corps sans le brûler, les cris, le monde qui craque, les sirènes… Elle était parvenue à tenir tout cela à distance ! Pourquoi revenaient-ils la hanter ?

Elle changea de psychologue. Celui-ci était moins bavard. Elle continua de nettoyer, encore et encore. Jusqu'au jour où quelque chose changea.

Une nuit, on vint la réveiller. Elle se sentait un peu mal : depuis quelques jours, elle avait des nausées. C'était le jour de nettoyage de SCP-050-FR, et elle tenait à peine debout ; mais elle parvint à se lever.

L’air était différent dans la cellule de la princesse. Peut-être était-ce à cause du feu de son estomac, mais elle sentait une sorte de goût piquant dans l'atmosphère.

L’odeur des toilettes sèches la fit vomir pour de bon. Elle tenta de nettoyer, mais il n’y avait rien qui puisse calmer le feu qu’elle crachait partout. Elle se sentait sèche comme une allumette qu'on craque.

La diode rouge commença à clignoter. Elle l’ignora. Elle regardait la princesse par la vitre. Son masque semblait sourire.

Un haut-parleur retentit.

"D-785596, veuillez sortir s’il vous plaît."

Prisonnière
Salope
Monstre
Meurtrière
Psychopathe
Sanguinaire
Cruelle
Vous ne m'aurez plus avec vos barreaux d'acier
Je brûle dans la nuit et je veux tout dévorer
Je suis le feu et elle est l'eau et je l'aime comme on ne m'a jamais aimée

Le chercheur chargé de la surveillance fait un geste vers les agents. Il faut l'arrêter.
C'était une mauvaise idée, cette Classe-D pour le ménage. Il croyait que la femme des brumes ne tuait que les hommes assassinés de l'avoir trouée elle et ses semblables.

Il a compris trop tard
Le monstre l'a vaincu

Elle pose la main sur la porte entre la chambre et les toilettes pour ne pas tomber. À son contact, une brume chaude et douce s'en dégage et serpente doucement vers le verrou, qui se défait d'un coup sec. Surprise, D-785596 perd l'équilibre à cause du manque soudain de résistance de son appui.

Elle est sur le seuil de la chambre et regarde à l'intérieur.

La prisonnière est là, face à elle. Elle peut l’approcher, la toucher, lui parler, l'embrasser… Pour la première fois depuis si longtemps, elle se sent vulnérable et regardée. Son crâne, son visage et ses bras brûlés. Sa bouche tordue par la douleur qui essore son cœur. Elle baisse les yeux.

Les sirènes d'alarme se mettent à hurler quelque part au loin. Elle les ignore.

La créature tend sa main vers la jeune femme. Celle-ci la prend. Tant de grâce… elle comprend pourquoi ils avaient besoin de femmes. Les hommes n’auraient fait que chercher à la dévorer. Elle s’agenouille, et avant même que la prisonnière ne dise quoi que ce soit, elle lève les yeux vers elle et dit :

"Je t'aime."

La créature marque un temps, puis pose sa main sur son masque de bambou et le jette à terre. Pour les chercheurs de l’autre côté de la caméra, il semble que le temps s’arrête.
Pour la première fois, ils peuvent voir SCP-050-FR pleurer.

"Même ainsi ?"

D-785596 la regarde intensément.

"Encore plus ainsi."

La princesse sait qu'elle est sincère comme personne n'a été sincère avec elle.

Elle pose sa main sur la tête de la jeune femme
Elle se sourient
La porte blindée s’ouvre avec fracas
Mais elles ne l'entendent pas
Les lèvres collées l'une à l'autre
Comme deux monstres qui s'aiment.

Sauf mention contraire, le contenu de cette page est protégé par la licence Creative Commons Attribution-ShareAlike 3.0 License