L’arc-en-ciel après la pluie de lettres
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Je soulève ma création et la laisse balancer sous mes yeux. Mon âme est saisie de dégoût à ce que je vois. Le bras pend sans conviction, simple ficelle osseuse dont les cinq doigts se tendent et se détendent réflexivement alors que ma paume enserre le poignet. Le cou tombe lamentablement sur le côté, les vertèbres cervicales ployant sous l’action de la gravité tant le muscle s’oublie. La bouche est ouverte et béante ; un filet de salive et de matière cérébrale en tombe lentement, creusant la commissure de la lèvre puis sillonnant la joue. Le lit du fleuve est rouge et irrité à force de sécheresse. Le torse palpite à cause du cœur, autrement, rien ne l’anime. Les jambes gigotent tristement, suivant passivement le mouvement de balancier. Un échec de plus. Une coquille brisée.

Pensif, je fais balancer mon sujet d’étude dans les ombres de mon ombre, de plus en plus fort, jusqu’à entendre un craquement. C’est l’épaule que je tiens qui s’est déboîtée sous le poids du corps qui ne se soutient pas. J’ai cassé ce qui l’était déjà. Encore. Avec un grognement, je jette l’expérience ratée de côté. La créature est propulsée contre un mur de brique et le heurte de plein fouet, avant de tomber sur le bitume. Elle ne produit pas un son alors qu’elle gît à même le pavé craquelé. Pourtant, elle convulse ; peut-être une réaction naturelle à la concussion qu’elle viendrait de subir. Ses bras et ses jambes s’agitent de manière désordonnée ; sinon, c’est tout juste si elle respire.

J’enjambe le corps tremblant et me mets à la recherche d’un autre réceptacle pour mon petit morceau de moi. Un qui tiendrait le coup, cette fois-ci. C’est un travail ingrat, qui dure depuis quatre jours maintenant. J’y suis depuis des éons, me semble-t-il, et pourtant les contrées au-delà de l’univers ne me manquent pas. Il n’y a bien que respirer qui soit une gêne pour moi, parce qu’il faut parfois que je me rappelle de le faire, ça ne me vient pas naturellement.

Respirer. C’est ce que font les humains dénaturés, mais pas grand-chose d’autre. Il leur reste ça au moins, l’instinct, le réflexe ; et lorsque j’approche mes tessons de leurs orbites pour mieux ouvrir le crâne, leurs paupières papillonnent vainement pour s’en protéger. En dehors de ces quelques artefacts de conscience, le voile est tombé sur ces esprits tuméfiés.

Le silence est rompu par des bruissements dans le bâtiment d’en face. La devanture brisée est hérissée de verre tranchant. C’est dans ces bords grossièrement ciselés, dans les veinures qui les déchiquettent, que mon reflet me semble encore le plus fidèle : une créature au dos courbé et à la tête en amphore, aux longs doigts effilés et au corps marbré de fissures délicates.
De l’autre côté de la vitrine, quatre paires d’yeux sont fixées sur moi.

Les quatre humains me fixent et se hérissent, effrayés sans doute par ma constitution. Ils ont fait de la boutique abandonnée leur refuge, réunissant les rideaux et vêtements pour se constituer un nid où élever leurs petits. Ils feulent. Je continue mon chemin sans plus leur prêter attention. Ceux-là sont des humains renaturés : plutôt que de céder au vide, ils ont muté jusqu’à redevenir semblables aux animaux dont leur espèce était issue. Je ne sais trop si leur sort est à envier comparé à celui des humains dénaturés. L’absence de l’être, ou l’absence de l’esprit. Ces concepts, de toute manière, ont depuis longtemps déserté leurs cervelles atrophiées.

Non, ce qu’il me faut, ce n’est pas une coquille habitée : c’est une coquille vide. J’en croise beaucoup sur mon chemin, mais aucune qui ne soit du genre vivant. Les corps gonflés jonchent par milliers sur le bitume : leurs âmes sont aussi vitreuses que leurs regards. Pour concrétiser mon projet, il me faut un cerveau sec et un sang humide : du verre clair et non de l’eau de chaux.

Le temps presse, donc. L’humanité a disparu, mais pas l’humanité biologie, pas encore. Les humains renaturés, qui ne me servent à rien, sont les seuls à s’adonner à la reproduction : ils n’engendrent que des représentants de leur propre espèce, à ma connaissance. Bien malheureusement, ce sont aussi les seuls à épancher leurs besoins naturels qui permettent au corps de survivre. Sans ce liquide qu’est l’eau, les coquilles vides flétrissent et se meurent en moins de quatre jours. Seuls les derniers bastions de l’esprit, ceux qui ont succombé à la tumeur après tous les autres, ont encore une chance de me servir. Bientôt, les humains dénaturés seront éteints et ma curiosité, à jamais inassouvie. Nous avons tous soif.

Je tombe sur une entrée souterraine. Mes yeux, cinq billes irisées, voient au-delà de ce que la matière cache. Il y a des coquilles sous la terre. Alors je creuse jusqu’à tomber sur un couloir, où je m’immisce, le dos courbé car il n’a pas été pensé pour un véhicule de ma taille. C’est un nid froid : les lumières des plafonds clignotent avec vigueur, serviles même dans l’abandon. Elles ne tarderont pas à s’éteindre elles aussi. Des corps jonchent le carrelage, le teint pâle sous les éclairages puissants. Je n’en vois aucun qui me convienne pour le moment ; mais le site est grand et ses recoins profonds. Je garde espoir.

Le seuil des portes me gène car je dois garder la tête droite : lorsque je ploie le cou, des gouttes de mon moi tombent hors de mon crâne. Lorsqu’elles touchent le sol, je le vois s’animer de fumées et de mots interdits. Mais ce n’est pas à la pierre que je destine mes pensées secrètes, c’est à la chair : alors je m’efforce de perdre le moins de moi possible, et je retiens mes révérences sous les portes. Mes pérégrinations me mènent jusque dans des salles sèches, aux plafonds immenses, ce qui les rend plus confortables. Les murs sont tapissés de petits tiroirs qui renferment des objets de puissance, mais la puissance, je l’ai déjà. Je ne suis pas de ce monde. Au sol gisent des coquilles. Plusieurs sont recouvertes d’une chitine noire, lourde et chaude, qui les ont fait mourir plus vite. Mais parmi les déchets, je trouve une coquille vivante, vêtue d’une veste à l’envers et qui porte, en guise de chaussures, deux chapeaux noirs. Sa poitrine se soulève lentement et un sourire fantôme éclaire encore ses lèvres. Peut-être sera-t-elle la réponse à mes questions.

Je la prends entre mes mains froides et la redresse. Les chapeaux tombent à ses pieds alors que je la remue telle une poupée de laine. Une fois que je l’ai posée dos à un casier et les jambes allongées sur le sol, j’éprouve l’élasticité de ses joues, pour remanier par jeu son sourire. Les pointes de mes doigts tailladent la viande jugale, faisant couler le sang. Il est chaud. Je n’ai pas de temps à perdre, il me faut m’atteler à la tâche. Alors je place mes mains sur le front et j’entame la découpe. La chair cède facilement, mais le squelette crisse lorsque je viens à sa rencontre. Patiemment, j’attends que les bords de mes ongles viennent à bout de l’os, puis j’insère mes doigts délicatement jusqu’à racler l’intérieur du crâne. Ensuite, je poursuis l’opération en émoussant les côtés, pour faire le tour de la tête. J’ai désormais l’habitude et procède sans trop défigurer le visage et sans perforer le cerveau. Mais ça se complique ensuite car la coquille a des cheveux longs, qui s’imbibant de sang collent au front et rentrent dans la plaie et s’enroulent autour des mes doigts. Ils me gênent et me dégoûtent, la sensation est désagréable.

Une fois la craniectomie effectuée, je retire la voûte avec un bruit mou et révèle à l’air libre l’organe cérébral. Si tout se passe bien, la coquille ne devrait pas souffrir de cette exposition. Je penche ensuite la tête, saluant la créature sacrificielle d’une révérence. Pendant que je lui baise l’arcade sourcilière et goûte son sang, un petit peu de moi tombe de mon crâne ouvert jusque dans sa propre cavité crânienne. Les bulles commencent à affluer dans le sang et les recoins de l’encéphale. J’observe tout cela avec fascination, et en réponse, le moi bouillonne aussi dans l’amphore qui me sert de visage.

J’étais, avant que l’humanité ne s’éteigne et ne perde nos noms, le Vase de l’Esprit. Je contiens le moi sans frontière hermétique, et j’abrite en mon sein des réserves infinies de moi. Le trou qui orne le sommet de mon crâne et ponctue ses bords ouverts en corolle, est sans fin ni fond. Un enfant humain y fit un jour tomber sa balle en bois ; elle sombre encore aujourd’hui, déteinte au contact de ce que je suis. Voilà ce que je suis, et maintenant, voilà ce que je veux : savoir si un humain pourrait contenir le moi. Et donc, je transforme les coquilles vivantes en vase, et je leur donne du moi, et j’attends.

Malheureusement, cette expérience-ci se conclue également sur un échec. Ma marmite fume trop, le cerveau qu’elle contient fond et se transforme en miel. Je le goutte du bout du doigt : il est sucré, mais aussi amer. Les couleurs de mon moi craquellent l’os de l’intérieur et font exploser le crâne, juste avant que je ne puisse prendre une deuxième bouchée. Le barrage du nez est le premier à céder et la giclée coule des sinus ouverts, une gelée vermeille et irisée maculant désormais le menton et le torse de ma coquille mourante.

Ma quête reprend, ma frustration augmente. Il me faut aller plus profondément encore.

Fort heureusement, les humains étaient, dans leur âge d’or, fort avancés technologiquement. Ils ont conçu des caissons verticaux qui permettent de traverser la terre ou le ciel sans distinction. La boîte accueille avec difficulté mon corps lourd et large. Je renverse du moi un peu partout en m’y insérant. Une erreur apparaît brièvement sur l’écran derrière mon épaule : la machine a du mal à savoir si le poids de mon moi excède ou non sa limite théorique. Finalement, le caisson s’avère complaisant et m’accepte, avant d’entamer sa descente une fois que je saisis son fonctionnement.

Au début, je suis méthodique. J’explore tous les étages. Mais je me lasse vite de ce petit jeu lorsque je ne croise que des coquilles vides. Un étage est inaccessible car le plafond s’est écroulé, sous l’action d’explosifs visiblement : je le saute volontiers. Un autre voit sa porte entravée par un véhicule retourné sur le côté, écrasant quelques coquilles sous sa carrosserie : je pourrais le dégager, mais je n’en fais rien. L’étage suivant, les portes du caisson s’ouvrent sur une énième coquille morte, là, juste devant moi. Elle a un trou qu’on a perforé dans son menton, et le sommet du crâne qui a explosé, comme si on avait soufflé dans un ballon. Je m’agace et décide de parier le tout pour le tout, je clique sur le dernier bouton et j’attends.

Le caisson se stoppe. J’en sors lentement, le dos en premier, sans craindre que la boîte ne remonte. Il me fallait m’éloigner du caisson, pour mes recherches, mais le caisson resterait ici. Il n’y a personne pour le faire remonter, ni pour redescendre. Je me retourne.
Je suis dans les sous-sols de stockage. Il n’y a rien d’autre ici que d’anciens objets anormaux. Et peut-être aussi…

Il y a un ordinateur allumé, devant une chaise, et sur la chaise, il y a une coquille vivante. Elle est vêtue d’une simple veste sale et blanche, mise à l’endroit. Elle serre un rectangle dur dans sa main gauche. Sa tête inclinée repose sur le dossard, et je vois ses lèvres remuer. Son visage est marqué de sillons humides où sont passées des larmes.

Je m’en approche avec ébahissement. C’est la troisième fois que je vois une coquille vide tenir quelque chose dans sa main. C’est la seconde fois que je vois une coquille vide pleurer, aussi. Mais c’est la première fois que je vois une coquille vide qui semble prête à parler. Je fais pivoter la chaise jusqu’à ce que mon sujet d’étude soit face à moi. Son corps tressaille parfois, un souffle s’échappe de lui. J’écoute.

La créature, de ses lèvres asséchées et de sa gorge rauque, récite un alphabet.

Je suis tout fébrile, mes mains tremblent alors que je commence la craniectomie. Je reprends mes moyens et, avec plus de concentration que jamais, je transforme ce mâle en vase. Lorsque je soulève le crâne, achevant mon chef-d’œuvre, la réalité me frappe. Rien qu’à l’odeur, ça sent la rouille, rien qu’à l’odeur je sais que cette coquille-ci est spéciale. Et les couleurs de son encéphale, les couleurs… Elles sont cancéreuses. Il avait eu l’esprit tout près de la tumeur, peut-être plus que tout autre humain sur terre. La tumeur a bercé les délices de sa déraison et son esprit a dansé sous les décombres de la noosphère. C’est un vase qui n’est pas vide : il contient les cendres d’un être.

Je verse mon moi dans ses cendres. Mes lèvres en diamant s’attardent sur son front et y laissent une marque rouge imprimée. Son sang attaque ma langue, acide, et je tremble de plaisir. Pendant ce temps, des fumées et des bulles s’élèvent du vase humain, aériennes. Elles dansent et se mêlent et projettent dans l’antre poussiéreuse des éclats immatériels, qui me rappellent l’aurore, qui me rappellent la maison. C’est lui, c’est le vase, c’est lui, c’est mon vase, mon petit moi que j’aime. Le moi stimule ce qu’il reste de lui, et naît alors de notre union une sphère étrangère, qui n’est pas humaine mais qui le demeure quand même. Il est ma réponse.

Un petit carré métallique sur son torse porte des lettres, son nom, sans doute. Pour la première fois, je daigne apprendre un patronyme humain. Ernesto Tesson. Tesson, comme un débris de récipient. L’univers me favorise, moi qui lui suis étranger, et m’a donné un vase au nom comme un morceau de verre. Et il fallait au moins du verre pour contenir mon moi : la peau et le squelette de mon vase deviennent translucide, jusqu’à ce que sa surface entière laisse entrevoir les jeux d’ombre et de liquide qui animent son intérieur, désormais infini. L’eau et la lumière, à travers le prisme du verre, forment un arc-en-ciel qui se reflète dans ses yeux ouverts et vivants.

L’arc-en-ciel après la pluie et ses vingt-six couleurs.

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