Lapsus et Coutumes

« Ou sinon il y a cette affaire à propos de la jeune fille disparue à Montpellier, on a de nouvelles infos sur le suspect, et…

- Non.

- Ou avec le scandale du dernier prime d'Hanouna, on peut partir sur un sujet autour des minorités ethniques montrées sur les plateaux, ça ferait…

- Non.

- Je pourrais me documenter sur la situation écologique en Bretagne, les exploitations de porc, les algues ver-

- De la merde. »

Cyril et Ambroise n'avaient en soi rien faits pour mériter ça.
Enfin, si, ils étaient devenus stagiaires à la télévision. Ce genre de choix, dans la vie, justifiait à peu près tout. Techniquement ils étaient aides au management informatif et à la « prise de température », ce qui voulait plus ou moins dire qu'ils étaient plus ou moins censés choisir les sujets d'actualités en fonction de ce que voulait plus ou moins le public. Plus ou moins signifiait en l’occurrence qu'ils choisissaient les hot topics qui allaient faire de l'audimat et remplir les poches de la chaîne, tout en se faisant traiter comme des merdes durant quatre à cinq années de leur vie, période après laquelle ils finiraient par gravir les échelons et, au bout de quelques décennies, par se battre pour voler le poste du présentateur.
Le présentateur, c'était Octavio Gémini, et ce connard s'était débrouillé pour s'abroger le droit d'avoir son mot à dire sur tout. Sur les sujets, sur l'éclairage, sur le cadrage, sur quelques ajustements du temps d'antenne… Les patrons avaient décidé de le laisser faire, pensez-vous. Il pouvait virer qui il voulait. Se payer des costumes de luxe à la pelle aux frais de la boîte si il le voulait. La chaîne n'avait pas connu pareille part de l'audimat à l'heure des nouvelles depuis… et bien, depuis le lointain temps où la chaîne était la seule existante, en fait.
Les deux stagiaires suivaient tant bien que mal le rythme de marche effréné de l'italien à travers les bureaux de la rédaction tout en gardant en équilibre une pile de dossiers contenant des sujets potentiels pour ce soir.
Le salaud avançait vite.

« Je suppose qu'un sujet de trois minutes sur les fermetures des usin… commença Ambroise.

- Je vous arrête tout de suite. En dépit de ce qu'on vous a dit, le malheur du petit peuple, tout le monde s'en fout. La ménagère de moins de cinquante balais n'est plus émue par ça. Ni par la situation syrienne. Ni par les banlieues. On vous apprend ça en école de journalisme, hein ? Ben c'est des conneries.

- Je…

- Arts ? la coupa Cyril, en empêchant l'énorme bourde qu'aurait été de contredire Gémini. Une nouvelle exposition est en train d'être mise en place au Quai Branly, et elle fait débat avant même d'être ouverte. Ça s'appelle « Et Maintenant, On…

- …On Est Cools ? compléta machinalement le présentateur qui ralentit le pas sans s'en rendre compte.

- Quoi ? Nous ? Euh… l'expo ? Non. Non, l'exposition s'appelle « Et Maintenant, On Attend. ». C'est axé sur l'éveil écologique, la banquise qui fond, le comportement passif des gens, tout ça. Un collectif artistique tchèque en collaboration avec Greenpeace. Les alarmistes habituels.

- Oh… Euh. Oui, non. De la merde. »

Octavio Gémini repartit, troublé, en direction du plateau où il avait laissé sa bouteille d'eau et son sandwich. Il était souvent troublé, ces temps-ci. Sans trop savoir pourquoi. La sénilité, à son âge ? Bah. Des conneries. Encore et toujours des conneries.

Toujours suivi par ses deux chiens dociles, il s'assit nonchalamment sur son fauteuil habituel, posa les deux pieds sur la table du plateau et saisit son sandwich. Toujours troublé, il dévisagea le sandwich. Se massant inconsciemment la mâchoire, il se releva et le balança à la poubelle.
Direction son bureau… ou plutôt, sa loge.

« Les gens se moquent de savoir que le monde s'écroule autour d'eux. Le monde s'écroule depuis toujours, pollution ou non, et ce n'est pas un vague sentiment de culpabilité lié à son pot d'échappement qui va amener le téléspectateur à zapper sur notre chaîne. Ce qu'il lui faut, c'est du spectaculaire alors, me direz-vous. Oui et non. Du spectaculaire, il y en a partout aujourd'hui. Faire du spectaculaire, c'est se mettre à niveau, tout au plus. Non, si l'audimat du journal a doublé depuis que je suis ici, c'est que je suis plus subtil. Je parle de sujets dont tout le monde parle, en faisant du sensationnel comme tout le monde, mais en abordant le sujet sous un angle que les gens ne veulent naturellement pas voir au premier abord. Un angle qu'on ne trouve pas comme ça en claquant des doigts. Il faut le chercher cet angle. Mais une fois qu'ils ont goûté à cette nouvelle facette de l'actualité, ils ne s'en passent plus. »

Un silence respectueux se fit tandis que Gémini chercha les clés de sa loge dans sa poche pour les introduire dans la serrure. Les deux stagiaires n'étaient pas sûrs d'avoir compris ce qu'il voulait dire, et à vrai dire ils s'en foutaient. C'était des conneries. Si l'audimat marchait bien, c'était à cause du charisme de l'italien, et de cette façon que son regard avait de détourner le votre vers sa bouche qui s'agitait sans vouloir s'arrêter… sans se soucier de savoir si vous l'écoutiez ou non… de savoir si ce qu'il disait était vrai ou non…
La porte s'ouvrit.

« Et il me faut des images qui choquent aussi ! Très important ça. Trouvez-moi des photos de skiperman !

- Référence très amusante, monsieur, affirma Cyril avec le sourire le plus faux qu'ait vu naître la région parisienne depuis un tragique accident de botox en 1996.

- Langue fourchée. Blague pas drôle. Arrêtez de faire de la lèche. »

Le claquement de la porte au visage du stagiaire lui vrilla les tympans durant un seconde. Quelques feuilles volèrent.

« 'onnard, marmonna ce dernier en se retournant vers sa collègue. Ce mec est là depuis moins d'un an et il se comporte comme si les putains de locaux étaient à lui !

- Il a des connaissances haut placé, qu'est-ce que tu veux que je te dises, grinça Ambroise. Les producteurs, le président, des politiques…

- Ah ! Pas que !

- Quoi ?

- Quoi, quoi ? Tu connais pas les bruits qui courent ? Tu sais où il bossait avant, ton gus ?

- Euh… à la télévision romaine je crois. Il était très populaire là-bas. Ils avaient montré quelques extraits…

- Ouais, ben je vais te dire : j'ai fais deux-trois recherches sur le net. Bon, des articles sur sa carrière télévisée, y'en a plein, mais j'ai pas réussi à trouver d'autres extraits que les trois même qui circulent partout.

- Tu sais, les chaînes locales…

- Ne fais pas semblant de pas comprendre. Ce mec débarque comme une fleur. Il passe de la télé italienne à la première chaîne française sans raison. Il avait déjà de la thune avant d'arriver. Personne ne pose de questions, il est ami avec tout le gratin, mais il est presque invisible quand tu commences à fouiller un peu… non, ça te dit rien ?

- Tu veux en venir où, au juste ?

- Ça me semble évident, bordel. Notre Octavio Gémini, tête d'affiche du vingt heure, là… il est de la mafia. »

Un ange passa.

« De la mafia ?

- Mais ouais. Et un grand ponte. Quel meilleur endroit pour se planquer de la police qu'en plein dans le feu des projecteurs ?

- C'est… complètement con.

- Oh, allez, fais un effort ! Rebelle-toi un minimum, merde ! Ça ne te fait rien d'avoir un usurpateur, un menteur, un escroc, imbuvable avec les gens, pas foutu de retenir les noms de ses collègues, qui vire les perchistes à tour de bras et met des mains au cul aux maquilleuses ? »

Un second ange passa. Un ange qui se permit de signaler mentalement aux deux stagiaires que l'invité de la semaine dernière avait été Jean-François Strauzy.

Tous finirent par se dire qu'au moins, le mafieux faisait de l'audimat, et qu'ils comptaient bien lui chourer sa place dès qu'il montrerait un signe de faiblesse. Puis ils retournèrent à leur tâches respectives, Ambroise mettant mentalement au point diverses stratégies pour mettre Cyril hors circuit et réduire la concurrence qui la séparait du succès télévisuel, Cyril mettant mentalement au point diverses stratégies pour mettre Ambroise dans son lit.


Gémini finit de vomir le contenu de son estomac dans sa corbeille de bureau. Il avait la nausée. La migraine aussi. Il n'allait globalement pas bien.

Ce n'était pas que ce moment de malaise entre le sandwich et l'exposition. Non. C'était redondant depuis quelques semaines maintenant. Il évitait l'art contemporain. Il regardait d'un air soupçonneux les traînées de vapeur qui suivaient le passage des avions. Il choisissait naturellement certaines marques de boisson au rabais plutôt que d'autres plus connues.

Il avait cet espèce d'instinct étrange, sauf qu'un instinct a généralement du sens, un instinct vous protège d'un danger. Pas là. Et à chaque fois, il sentait son esprit partir, ses pensées s'estomper, comme dans un rêve.

Oh, il en faisait aussi des rêves. Ça ! Il en faisait même-

« …soyez pas stupide ! Une mosquée pleine de raptors, mais bien sûr. Et sans doute des elfes et des aliens. Des elfes et des aliens musulmans, sans doute, ils doivent bien aller quelque part pour prier, aussi, les pauvres. Non, nous pouvons vous affirmer que la mosquée a été endommagée par l'explosion d'un ancienne conduite de gaz. Oui, qui avait été installée là avant la construction, évidemment. Vous pouvez vérifier les anciens plans du quartier. C'est comme vos soi-disantes « marques de griffures », restez sérieux trente seconde. L'explication est très simple : 'voyez, lors de l'explosion, des petits fragments de roches sont projetés alentours. Lorsqu'ils rencontrent un obstacle, ils explosent en autres fragments plus petits et cette fois plus difficiles à briser. Lesdits fragments, plus solides, continuent sur leur lancée, et creusent des petits sillons dans les murs avec ce qui reste de l'énergie qui les propulse. Ça forme des petits sillons parallèles qui ressemblent étrangement à des griffures, oui. Aussi simple que ça. C'est comme ces histoires de morsures… »

-éveillé. Et merde.


L'italien s'appuya contre son bureau en respirant bruyamment. Ce n'était pas exactement des visions. Pas des hallucinations non plus – il savait ce qu'était un bad trip, il avait eu une jeunesse dorée mouvementée à Rome, pleine de femmes et de drogues, avant de finir par se ranger et de se tourner vers la télévision lorsque ses parents… ses parents… Le front de l'homme se fronça. Il… savait à quoi ressemblaient ses parents, bien sûr, il connaissait leurs noms. Mais lorsqu'il essayait de se les représenter dans sa tête, lorsqu'il essayait de se souvenir de lui, enfant, en train de prononcer leur nom… plus il tentait de s'accrocher à ces pensées, plus elles s'enfonçaient dans un brouillard flou.

Qu'est-ce qui se passait bon sang ?

« Monsieur Gémini ? fit une voix derrière la porte. On est à l'antenne dans quinze minutes. »

Le présentateur italien se ressaisit et inspira une grande goulée d'air frais. Il était la tête d'affiche de cette chaîne. Il était non seulement la tête, mais aussi le cerveau. Les imbéciles disent que les médias contrôlent les masses, tels des marionnettistes malfaisants, alors que les médias ne font guère que répéter ce que la majorité des gens savent déjà et veulent entendre, ce qui donne un résultat étrangement similaire, à l'exception près que le marionnettiste ne fait guère que tirer sur les ficelles alors que la marionnette à déjà commencé à lever le bras. Mais Gémini, lui, savait comment réellement influencer l'audience. Il pouvait aller à l'encontre de la masse si il voulait. Et de ses patrons aussi. Et d'à peu près tout le monde.
Oui.
Il était définitivement quelqu'un de formidable, ce qu'il avait toujours été.
Dans les moments ou le stress vous cause du tort, c'est important d'avoir des convictions.
Octavio Gémini remarqua une petite tâche de vomi au bas de son veston.

« Hijo de puta ! » jura-t-il.

Puis il se rendit compte qu'il venait de confondre l'italien et l'espagnol, et toutes ses convictions s'écroulèrent.


Le Dr. Lebel alluma le poste de télévision avec un petit sourire. Ce qui était bien, lorsque le couperet tombait, c'était que la tête tombait, mais que le reste du corps restait généralement intact. Le Dr. Lebel avait toujours plus ou moins été au… second plan, à l'ancien Département de Censure et de Désinformation d'Aleph. Un exécutif. Chargé de "gérer les menus détails" tandis que tous les lauriers allaient à… l'autre.

Assurément, la tête tombait, mais le corps s'en sortait mieux. Regardez-moi, songeait-il. J'ai toujours rêvé de prendre la tête du DCD, mais certains individus semblent condamnés à ne jamais mourir - et à ne jamais partir en retraite. Mais finalement, qui voulait du DCD ? De la paperasse, encore et toujours. Rattraper les merdes des autres. Non merci.

Avec la fermeture d'Aleph, et la réintroduction dans le monde civil de la plupart de ses anciens collaborateurs, Lebel avait hérité d'un nouveau poste, des plus attrayants : un Centre de Surveillance avait été instauré à Paris, afin de gérer toutes ces réintroductions plus ou moins délicates. Une poignée d'agents du DSI, quelques autres de l'Administration, et lui. Des rescapés.

Lebel aimait beaucoup le mot "réintroduction". Comme dans un milieu naturel. Des animaux, voilà ce qu'ils étaient. Des animaux lâchés dans un grand zoo hexagonal. Et lui avait été promu comme l'un de leurs gardiens. Et était venu son moment préféré : la grande attraction du parc. Il zappa sur le journal télé. Toujours jouissif de voir un gorille essayer de parler, songea-t-il. C'est ça la différence entre le singe et l'homme. Je m'en sors, j'évolue. C'est pas le cas de tout le monde.

Puis son sourire disparu.


« …la grève de la SCNCF… de… de la Fondation SNCF… euh… ne devrait plus tarder à prendre fin, alors que…

- Mais qu'est-ce qu'il fait ?! grinça Ambroise entre ses dents. Ça fait trois minutes qu'il bafouille pour un sujet de cinq minutes, il va nous faire prendre un retard pas possible !

- La régie est ravie, lui répondit Cyril. On a un pique d'ambiance monstre, tout le monde veut savoir ce qui arrive à la star du 20 heures. Devine qui va se retrouver dans le bêtisier de Noël de cette année ?

- J'ai jamais vu personne être en nage comme lui ! Il va nous claquer entre les pattes, c'est sûr !

- …de grandes négociations de couvert… de grandes négociations ont été lancées avec les employer, afin de savoir si les amné-les indemnisations aux passagers… euh…

- En fait, continua Cyril, on est quelques uns dans l'équipe à prendre les paris sur si il va s'évanouir avant la fin ou pas.

- Quoi ?

- Perso j'ai parié qu'il arriverait même pas à tenir jusqu'à la météo. »

Ambroise dévisagea Cyril, se mordilla la lèvre, puis finit par lui glisser un billet de vingt euros.

« Avant ça faut qu'il parle des dernières déclarations du Ministre de l'Education. Pas moyen qu'il s'en sorte en hésitant comme ça, il va tourner de l’œil en plein milieu, obligé.

- C'est toi qui vois ! s'exclama Cyril en s'emparant du billet avec un grand sourire. »

De grosses gouttes de sueurs tombaient sur les notes du présentateur, les rendant presque illisibles. En face, il voyait son reflet dans l’œil de la caméra. Enfin, il voyait un reflet. Mais le reflet de qui ?

Laissant tomber ses notes, Octavio tourna son regard vers le prompteur dont il n'avait jamais eu à se servir jusque là.

« Euhm… Sans transition ! Le Ministre de l'Education Nationale est revenu aujourd'hui sur ses propos concernant le port du voile dans les établissements scran-scolaires ! Plusieurs organisations en effet ont été courroucées par la permissivité que celui-ci s'était aketerdé concernant le port ostentatoire des signes religieux dans les édifices publics. Celui-ci a en effet déclaré : "Salut Gémini… »

Gémini se stoppa.
Lebel arrêta de respirer.
Ambroise se mordit la lèvre.
Cyril comptait ses billets.
Gémini fixa de nouveau le prompteur.

Salut Gémini disait le prompteur.
Alors, on se souvient plus des copains ?
Une petite réunion de famille, ça te dit ?

Il n'en lut pas plus. Pour pouvoir lire, il faut encore être conscient.

Ambroise venait d'un seul coup de se faire un petit paquet de fric.

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