La Vraie Valeur Des Choses

Assistant-chercheur Namyar, spécialiste en étude comportementale animale. C'est bien ici le centre de refuge ? Oui, je fais partie du Site Aleph à plein temps, oui. Vous m'avez pas sur votre fiche ? Ouais, c'est normal…
Bobbie Poalaucu.
D'où le surnom, oui, je sais que ça vous fait marrer. Vous en avez encore beaucoup, des questions d'identification à la con, comme ça ?
Si vous pouvez voir mes papiers ? Ouais, bien sûr, attendez, je retire les espèces, voilà, mon portefeuille avec ma carte d'identité.
Comment ça, je ne m'appelle pas "Édouard Fain" ?
Oh, ça, zut. Je vous ai filé le mauvais portefeuille. Hein ? Oui oui, c'est normal aussi, c'est… un ami. Attendez je ne trouve plus le mien…
Non, vous emmerdez pas à ramasser celui qui vient de tomber, c'est pas non plus le mien. Oui, un autre ami… Je suis très apprécié vous savez.
Bon, tenez-moi ces quatre là, le temps que je cherche le bon.
… Pourquoi vous me regardez bizarrement comme ça ?
Ok, ok, je vous les rends, pas la peine de commencer à jouer des mains. C'est quand même pas ma faute si les gens laissent traîner leurs choses de valeur par terre comme ça.
Moi, si je disparaissais brutalement, je m'assurerais au minimum d'emporter avec moi mon porte-monnaie.
Assistant-chercheur Namyar


L'air légèrement maussade, l'assistant chercheur Namyar s'était longtemps contenté d'observer, adossé à un mur, les agissements frénétiques et chaotiques de ses collègues. Lui-même n'avait pas l'intention d'aller risquer sa vie à l'extérieur, pour les beaux yeux de ses employeurs. Maintenant portés disparus de toute façon.

Enfin, ceci jusqu'à ce qu'on le colle dans une petite unité de trois personnes, et qu'il soit très littéralement balancé au front sans autre forme de procès. Il jeta un regard en arrière, vers les deux individus qui avaient été assignés, tout comme lui, à cette expédition hautement inopportune.

Le premier était un homme à peine plus grand que lui, doté de de cheveux bruns très courts qui mettaient en valeur ses deux yeux verts. Le Dr Hugo Topignac, qui préférait être surnommé Topy, tout comme Namyar n'aimait pas utiliser son véritable nom – pour des raisons plus évidentes cela dit. C'était un spécialiste de la chimie des amnésiques, un gars intelligent, mais visiblement peu professionnel. Sa blouse était sacrément négligée – ça épargnait des frais de lavage. Un type amical et à l'écoute, pour le peu qu'il avait pu en voir, mais sacrément je-m'en-foutiste et sujet à des oublis fréquents. Peut-être parce qu'il travaillait dans le département où l'on forçait à oublier, qui sait.

Il était en train de rassurer, maladroitement, sa collègue très nerveuse à ses côtés, une femme dont émanait une certaine impression de vulnérabilité, alors même qu'elle était plus grande que les deux hommes présents à l'heure actuelle. Blonde, yeux clairs, le Dr Ariane Alices Aloices était une biologiste et pédopsychiatre très, très émotive, et très, très affectueuse. Elle n'avait pas arrêté de trembler et de renifler, tout le long du trajet ; et pourtant, elle avait été l'une des première à se proposer lorsque des volontaires avaient été appelés à se rendre à l'extérieur. Une certaine force de caractère, en somme. Namyar aurait presque eu honte de sa propre réticence face à ce spectacle.

Presque.

Ses yeux se posèrent sur le Rubik's cube qu'elle manipulait sans trop y penser entre ses doigts fins. Cadeau gracieux du Dr Topy, afin qu'elle se concentre sur autre chose.

« – Vous êtes loin d'y parvenir, nota-t-il sans trop espérer de réponse. »

Ariane leva les yeux dans sa direction ; derrière les verres de lunette, il vit les larmes s'accumuler.

« – Non pas que cela soit un mal, hein ! s'empressa-t-il d'ajouter. Vous… aurez de quoi vous amuser plus longtemps. Et le temps, vous savez ce qu'on dit… C'est précieux. »

Et, mal à l'aise, il tourna la tête vers son confrère pour lui demander :

« – Vous ne voulez pas passer devant ? Je n'ai aucune idée d'où aller pour rejoindre le Département des Amnésiques, moi. »

L'intéressé acquiesça, et Namyar le laissa le dépasser avant de le suivre. Il était après tout le plus qualifié pour mener cette expédition.

Le rétablissement des communications avec le centre de surveillance avait été un soulagement pour tout le monde, bien que les détails n'aient pas été approfondis par l'espèce de Rambo collé à son siège qui avait pris le commandement des opérations. L'agent Luroy avait directement commencé à disséminer ses divisions à travers tout le site, selon ce que la division affectée aux caméras pouvait lui indiquer. Malheureusement, la plupart avaient été volontairement endommagées par une force hostile, laissant le Site à demi-aveugle.

Lorsque l'agent Luroy avait exposé la mission que recevrait le Dr Topy, il l'avait fait en ces termes :

« – Nous devons nous assurer que le Département des Amnésiques n'est pas compromis outre mesure. Les stocks sont négligeables, mais si les formules venaient à tomber en de mauvaises mains, cela pourrait s'avérer dangereux une fois la crise passée. Comme vous le savez, le centre de surveillance est désormais sous notre contrôle, nos éléments sur place étant le Pr Nephandi, le Dr Théodore et… Bref. Ils nous ont signalé la croissance anormale d'un genre de forêt dans le secteur, littéralement dans le département. Aucune info sur d'éventuelles créatures, mais fort potentiel d'anormalité pour les végétaux. Nous aimerions donc un expert en la matière, ou à défaut un biologiste confirmé… Mademoiselle… Aloices, c'est bien ça ? Merci de vous porter volontaire, c'est très courageux de votre part. Prenez exemple sur elle, vous autres… Ah, j'apprécie que vous ne vouliez pas être en reste, mais pas d'agent ce coup-ci, je vous réserve à d'autres tâches. Bien, nous souhaiterions également affecter un expert en animaux, par mesure de prudence, et il se trouve que nous n'en avons plus qu'un dans cette pièce à l'heure actuelle. Oui, Mr. Namyar, je parle de vous. Non, ce n'est pas négociable. Mr. Namyar, ceci est un placard à balai, pas une issue de secours. »

… Et c'est ainsi qu'il avait été recruté.

« – Nous sommes arrivés, » déclara Hugo sur un ton qui laissait supposer qu'il n'était pas exactement heureux de retrouver son lieu de travail.

Il sortit sa carte magnétique, la passa sur la porte, qui fit résonner un bruit caractéristique. La main sur la poignée, il ouvrit la porte.

Une bouffée de chaleur et d'humidité souffla dans le couloir, lourde d'odeurs et de sons en tous genres – sauf ceux que l'on aurait escomptés retrouver dans un bureau désert, évidemment. Namyar, dont le champ de vision était obstrué par le Dr Topy, se décala sur le côté. Il laissa échapper un sifflement impressionné.

Ce n'était pas exactement une forêt qui avait fait son apparition dans le département scientifique, section amnésique.
C'était une jungle tropicale, aux accents verdâtres et bleutés.

Le regard de l'assistant-chercheur s'attarda un instant sur la mousse qui recouvrait partiellement le dallage au sol, les arbres et fougères immenses, condensés dans une salle paraissant trop petite pour accueillir autant de végétation. Il pouvait presque deviner les contours des tables d'accueil, des machines et des murs, recouverts par les feuilles et les plantes. En face, la porte menant à la pièce suivante était encore visible, recouverte d'un genre de lierre sombre d'où fleurissait quantité de fleurs jaunes au cœur rougeoyant, véritables brasiers de pétales.
Probablement vénéneux.

À ses côtés, le Dr Topy se mit à trépigner, mal à l'aise, ce qui se comprenait aisément.

« – J'aime encore moins cet endroit maintenant, murmura-t-il d'une voix dépité, dont les intonations trahissaient tour à tour le regret et l'envie profonde de tourner les talons. Bref, qu'est-ce qu'on fait ? On est censé vérifier qu'aucune base de donnée locale n'a été compromise. »

Namyar consulta sa montre – assez luxueuse et incroyablement solide, qu'il avait récupéré lors d'un héritage. Jamais autrement il ne serait payé un tel artifice –, plus pour se donner le temps de réfléchir que par véritable curiosité. Sur son poignet, les aiguilles tournaient, indépendamment des événements et de son état d'esprit, uniquement sensibles au temps qui passait. En ce qui le concernait, il n'avait aucune envie de se jeter là-dedans.

« – Peut-être que l'on recevra une prime pour acte héroïque, plaisanta bravement le Dr Aloices pour se donner du courage. »

Cela lui fit réviser sa position.

« – Qu'est-ce qu'on attend, allons-y ! s'impatienta-t-il, tout en poussant assez brutalement le Dr Topy dans le dos. »

Ce dernier n'émit qu'une faible protestation, avant de se laisser entraîner, vaincu par la détermination butée de son collègue. Derrière eux, Ariane s'empressa de les suivre.

Ils s'enfoncèrent dans la jungle.


L'ambiance autour d'eux semblait avoir radicalement changé. Ils venaient de quitter les corridors longs, froids et déserts, mais toujours familiers, du Site Aleph, pour entrer en plein inconnu. Le groupe évoluait maintenant de salle en salle, selon le parcours indiqué sur chacune des cartes se trouvant affichées dans le bâtiment ; mais ils se trouvaient incapables d'en retrouver la structure première, la fonction originelle. Leur blouse crissait contre d'innombrables feuilles et lianes qui dissimulaient les murs et les objets ; de temps à autre, le regard du Dr Topy s'illuminait d'une vague lueur lorsqu'il reconnaissait un angle connu, une zone dans laquelle il avait déjà officié, mais cela était rare.

Chose curieuse, les éclairages artificiels étaient toujours fonctionnels, et soigneusement évités par la mousse et les plantes, comme si elles ne voulaient pas plonger dans l'ombre leur domaine.

La chaleur avait considérablement augmenté. Aucun des chercheurs n'osa cependant retirer ses vêtements, les jungles tropicales étant connues pour leur écosystème hautement venimeux. Et cette dernière était en plus anormale. Mieux valait ne pas courir de risque.

Namyar grimaça en écrasant un énième moustique sur la paume de sa main gauche. Le centre de contrôle s'était bien foiré : la vie animale, à plus forte raison la vermine, pullulait.

« – Heureusement qu'il n'y a que des moustiques, marmonna Hugo tout en chassant le nuage d'insectes qui s'approchait dangereusement de son visage.
– Ils font partie d'un ensemble, nota l'assistant-chercheur Namyar. Si vous voyez des moustiques quelque part, vous y trouverez probablement des lézards et batraciens aussi. Donc des oiseaux. Et autres prédateurs plus gros. »

Le visage du spécialiste en amnésiques perdit un peu de ses couleurs, et il se tut, troublé. Son regard allait nerveusement de buisson en buisson, scrutant le moindre frémissement.

Hormis un léger soupir, le Dr Aloices resta cette fois-ci silencieuse. Elle n'avait sans doute plus le courage de lui dire que c'était la cinquième fois qu'on lui faisait cette réflexion.

Namyar, lui, n'était plus à ça près. Surtout, il était fasciné : en tant que grand amoureux de la nature, cette jungle nouvelle était une aubaine. Mais les détails le laissaient perplexe. La végétation foisonnait de fantaisie et de particularités uniques ; et de ce qu'il avait pu en voir à l'ombre d'un grand arbre, dans la canopée grouillante au-dessus de sa tête, ou encore se dissimulant de justesse dans un fourré épais pour fuir les marcheurs, le règne animal était tout aussi singulier. Mais même l'anormalité avait ses propres règles de fonctionnement ; ici, la forme était belle et le fond grossier. Un écosystème bien primaire, en somme, sur tous les plans. Il nota cela dans un coin de sa tête.

Après plusieurs minutes de marche, le Dr Topy s'exclama soudain, un peu plus fort que le spécialiste en étude comportementale ne l'aurait voulu :

« – Où est le docteur Aloices ? »

Namyar se retourna : effectivement, la jeune femme n'était nulle part derrière eux. Il jura.

« – Allons bon, où a-t-elle bien pu passer ? »

Ils revinrent sur leurs pas, heureusement imprimés dans la mousse et indiqués par de nombreuses branches cassées.
La jeune femme n'avait rien. Elle était simplement immobile, a priori saine et sauve, levant les yeux vers le haut avec une expression fascinée sur son visage.

« – Chut ! intima-t-elle à ses collègues lorsqu'ils débarquèrent, la bouche pleine de questions. Regardez. »

Lentement, elle tendit le bras vers le plafond de branchages et d'arbres qui les surplombait.
Perché sur une longue branche, plus basse que celles qui allaient s'écraser contre le plafond en un fouillis compact, se trouvait un oiseau. Qui, sans émettre un son, battait intensément des ailes, tourné en direction de la jeune femme.

« – Il n'est pas beau ?! s'émerveilla celle-ci, admirant du regard sa robe grise et rouge, ses formes à mi-chemin entre celles du paon et celles de la colombe. Je crois qu'il m'aime bien. »

Namyar, le seul expert en l'occurrence, regarda un instant la créature ; puis observa avec un peu plus d'attention les feuillages derrière elle.

« – Sans vouloir vous décevoir, je crois qu'elle essaye plutôt de vous avertir de ne pas vous approcher plus près. Cette femelle défend son nid et les œufs qui s'y trouvent. Sauf erreur de ma part, votre t-shirt bleu électrique n'est pas à son goût. »

Ariane abaissa son regard à hauteur de celui de son collègue – Dieu ce qu'il n'aimait pas être le plus petit –, la bouche légèrement entrouverte.

« – Oh, » lâcha-t-elle avec un dépit évident, quoique maîtrisé.

L'oiseau lâcha un cri d'avertissement et releva les plumes de sa longue queue faite de duvet et d'étoffe, à la manière d'un paon. Ce qu'aucun des chercheurs n'avait noté était que ces dernières étaient couvertes d'un genre de surface réfléchissante, qui renvoyait la lumière. L'éclat leur transperça vivement les yeux, qu'ils se couvrirent de manière sommaire, par réflexe.
Au même instant, du bec de l'animal jaillit un flot de bile, propulsé à une distance incongrue, qui alla atterrir tout près de la pointe des chaussures de l'assistant-chercheur.

Par dessous ses doigts qui protégeaient sa vision, Namyar vit la mousse commencer à se liquéfier sous l'effet de ce qui devait être un très puissant acide.

« – On va s'écarter, » marmonna-t-il à l'attention de ses collègues, leur faisant sèchement signe d'évacuer.

Prudemment, les trois explorateurs laissèrent Maman-oiseau et ses petits tranquille.

Reprendre leur route fut très pénible. Plus ils s'enfonçaient, et plus les plantes foisonnaient, plus il était difficile de se tailler un chemin dans la végétation, pas sans outil adapté. Ils suaient à grosse gouttes. De plus Namyar n'était pas tranquille. Il se méfiait d'une grande partie de ce qu'il croisait, surtout si cela était intensément coloré. Dans la nature, c'était souvent signe de venin mortel.

De plus en plus souvent, ils croisaient le chemin de petites créatures, adorables ou effrayantes tour à tour, à la physionomie indescriptible pour le commun des mortels. C'était un curieux mélange bigarré d'évolutions incommensurablement esthétiques, comme un crayonné d'enfant doué de ses mains ; et de chose beaucoup plus sombres et dangereuses, que seul un être torturé aurait pu créer.

L'assistant-chercheur était perplexe. La plupart de ces créatures étaient visiblement des proies, qui auraient dû fuir l'inconnu et ne pas se précipiter dans leurs pieds. À moins que…

À moins qu'elles ne fuient quelque chose de plus gros… ?

Namyar s'arrêta brusquement, ce qui manqua de le faire se heurter à Hugo.

« – Qu'y a-t-il ? demanda ce dernier, étonné.
– Retournez-vous, lentement. »

Il obéit sans mot dire, ainsi qu'Aloices. Pour finir, l'intéressé se tourna à son tour.

Il n'y avait rien. Pas un seul mouvement, pas une seule agitation, pas un seul petit bout de fourrure, de corne, bref, de danger. La jungle était déserte.

Puis la respiration du Dr Topy, à sa droite, sembla se stopper net.

« – Dans l'arbre, là-bas. »

Et effectivement, dans un arbre au tronc bas et fourchu, se trouvait une créature noire et tapie, dissimulée entre l'ombre et la lumière. Son regard était rivé droit sur les intrus.

Si Namyar était figé, ses compagnons l'étaient plus encore. Le Dr Aloices s'était remise à trembler, tandis que le Dr Topy était plus pâle encore que d'ordinaire.

« – Qu'est-ce qu'on fait ? » murmura-t-il, dans un brave effort de reprendre son sang-froid.

L'expert en comportement animal sentait la peur lui nouer le ventre ; mais sa bouche réagit d'elle-même, en bon professionnel qu'il était :

« – Ne bougez pas, ne lui tournez pas le dos. Il ne devrait pas attaquer si on est en groupe, si on ne se comporte pas en proie. Je crois que c'est un genre de félin. Tigre ou jaguar. Jaguar. Plus trapu peut-être. Habitué au sol et aux basses branches, pas à la grimpette de haut niveau. Surtout ne bougez pas, le temps qu'il faudra. Il devrait finir par s'en aller. »

Ses collègues hochèrent doucement la tête, terrorisés, mais obtempèrent avec une précision sans doute motivée par la peur, très primaire, de finir dévoré par un prédateur plus fort que soi.

Peut-être Namyar parla-t-il un peu trop fort, peut-être que les mouvements pourtant infimes et la peur émanant du groupe furent-ils trop attirants, peut-être que la bête était tout simplement fatiguée de la traque infructueuse.
D'un souple saut, elle bondit et fut au sol, toutes griffes sorties. Ses yeux fauves n'avaient pas quitté son futur repas.

« – Ok, courez et grimpez. Très haut, » capitula Namyar, qui avait repéré tous les signes d'un prédateur affamé et prêt à passer à l'attaque.

Pas besoin de le dire deux fois.


L'assistant-chercheur s'enfonçait dans la jungle, courant à en perdre haleine. Le bruit de son propre souffle marquait un temps irrégulier pour le rythme effréné que suivaient ses jambes. Ses yeux, eux, scrutaient les environs, à la recherche d'un arbre assez haut pour qu'il puisse y trouver refuge ; mais tout s'embrouillait dans sa tête, le décor comme ses propres pensées.

Derrière lui, il sentait la créature le suivre à une allure presque tranquille pour la monstrueuse étendue de ses capacités. Comme si elle jouait, ses pas se faisaient lourds, audibles, son souffle rauque et impatient.
Des trois humains ayant fui devant sa puissance, elle avait jeté son dévolu sur lui.

Putain, je déteste être le plus petit.

Il n'était pas judicieux de défier un prédateur à la course.
Vraiment pas judicieux.

Au bord du désespoir, Namyar aperçut enfin une cachette abordable, et obliqua immédiatement sa course dans la direction du tronc salvateur. Avec une agilité réticente, il commença à escalader l'arbre.

Bordel. On m'a jamais appris ça à l'université. Bordel.

En dessous de lui, il put presque sentir la respiration agacée du prédateur qui parvint in-extremis au pied des amples racines, voyant déjà sa proie lui échapper.

Brusquement, une douleur atroce lui déchira la cuisse droite.

Le jaguar venait de sauter et de planter ses griffes dans sa chair, pour le ramener au sol.

Les yeux subitement envahis d'une couleur rouge, Namyar lâcha prise et tomba. Son dos heurta le sol dans un choc sourd, violent.

L'homme ne resta sonné qu'un instant, toujours conscient, à la fois de la douleur, à la fois du danger. Il était allongé sur le dos, étendu dans un mélange de terre, de mousse et d'insectes écrasés.
Et la bête, en face de lui, raccourcissait la distance les séparant avec le trottinement tranquille d'une chasseresse émérite clamant enfin son dû.

Il n'eut que le temps de se protéger la gorge et le visage en levant le bras, avant qu'elle ne bondisse sur lui, ses deux pattes avant allant plaquer son thorax au sol dans une pression presque insoutenable.

Ses crocs se plantèrent dans son avant-bras, sa prise quelque peu gênée par les gesticulations de sa proie, mais crevant néanmoins la peau et les muscles.
Namyar rejeta la tête en arrière et hurla, incapable de bouger.

Craquement.
Gênée par quelque chose, la bête lâcha prise et recula, laissant libre l'otage de sa faim. Elle se mit à secouer la tête, la gueule entrouverte, comme souffrant d'une douleur.

Enfin libre de ses mouvements, l'assistant-chercheur se força à reculer, traînant sa carcasse malgré sa souffrance, cherchant désespérément à profiter de l'occasion pour s'échapper. Par hasard, ses yeux allèrent se poser sur son membre blessé.

À travers le tissu déchiré, au-delà de la plaie ouverte et des gouttes de sang qui maculaient son bras, brillait l'éclat de sa montre, fragmentée et explosée, dont certains composants avaient dû rester dans la gueule de la bête.

Fils de…

Une nouvelle douleur sourde s'éveilla en la poitrine du blessé : celle de voir de l'argent épargné aussi aisément gâché.

« – FILS DE… »

Une montre presque neuve qu'il aurait pu facilement revendre d'occasion à 50 euros, bordel.

« – Espèce de saloperie, ma montre bordel ! Ma montre ! »

La créature poussa un grondement sourd ; mais Namyar, d'un mouvement furieux, se mit sur ses pieds. Sa cuisse meurtrie le lui fit regretter, mais la souffrance ne fit qu'aller-venir nourrir sa colère noire.

Il inspira profondément, et se mit à hurler des insanités sur le félin en face de lui, avec un certain volume sonore.

Au loin, des oiseaux-miroirs aux plumes grises et rouges s'envolaient dans la canopée, par détresse,
cherchant un ciel qui n'existait pas.

L'assistant-chercheur ne se rendit pas entièrement compte du fait que le prédateur, blessé à la gueule et surpris par cette soudaine agression, prit le parti de la fuite après une brève hésitation, et s'en retourna dans les fourrés à la recherche d'une proie moins coriace.

Namyar jurait encore quand le Dr Topy et le Dr Aloices le retrouvèrent.
Il s'était appuyé au tronc de l'arbre, allongé au sol, vaincu par la fatigue. Mais il ne décolérait pas.

« – Une montre presque neuve… gémissait-t-il alors. Je te ferai un putain de tapis avec cette saloperie de jaguar, tu vas voir… »

Et à ce moment là, il réalisa qu'à quelques pieds de lui se tenaient ses compagnons d'infortune, n'osant pas encore l'approcher, un peu intimidés, l’œil plein d'un respect nouveau.
Il réalisa que malgré le danger, les deux individus étaient venus le chercher.

Il y avait quelque chose de… doux, dans cette pensée.

« – Restez pas plantés là comme deux crétins, venez m'aider… » gronda-t-il pourtant, retrouvant ses esprits et par la même occasion, sa gêne et sa douleur.

D'un même effort, Ariane et Hugo vinrent le soutenir pour qu'il se relève. Les blessures à la cuisse étaient superficielles, mais son bras était méchamment charcuté. Surtout, personne ne savait quelles bactéries, anormales ou non, portait cette créature.

« – Ça va aller, tu peux marcher ? s'inquiéta la biologiste, en voyant son collègue grimacer sous les soins sommaires qu'elle lui prodiguait.
– Je jure que je ferai un tapis de cette foutue créature, » fut sa seule réponse, lui attirant un sourire.

Quand Namyar fut un petit peu moins blanc, un petit peu plus solide, les employés se concertèrent.

« – Notre mission n'est toujours pas accomplie, lâcha le Dr Aloices d'une petite voix timide.
– Et nous nous sommes particulièrement enfoncés dans la jungle, rappela le Dr Topy, à peine plus assuré.
– Cela dit, si vous ne vous sentez pas de… »

Avec un soupir, Namyar quitta à regret le tronc auquel il était adossé, et riva son regard aux profondeurs tropicales.

« Ça a intérêt à être une sacrée prime, » murmura-t-il avant de se remettre en marche.

« – Ok. Couleurs vives, c'est que c'est venimeux. On va tout de suite s'en aller et refermer la porte derrière nous. Hein ? »

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