La Vie du comédien est un pluriel

Je me souviens…


Rome, 2003

J'étais sur la place d’Espagne.

Adossé à la rambarde, je fumais ma dernière cigarette, la dernière dont je me souviendrais avant longtemps. Avec un peu d'appréhension, j’en savourais la moindre bouffée, en observant l’activité des vendeurs à la sauvette, plus bas sur la place. Le soleil brillait sur la capitale aux sept collines, c'était une journée merveilleuse comme l'on n'en vit qu'en mai, l'une de celle que l'on ne voudrait jamais quitter.

Espoir naïf s'il en est, car tout a une fin.

La chaleur du feu se rapprochant de mes lèvres finit par me ramener à la réalité. Je sortis de ma veste un petit cendrier de poche et y rangeai ce mégot, dans un long soupir. Le moment était venu…

Je descendis les escaliers au pas de course. Peu à peu, au fil des rues, je m'éloignai de la foule, des monuments et de la gloire de Rome, pour déambuler dans de petites ruelles. À l'ombre des bâtiments voûtés, je m’approchais peu à peu de mon propre oubli. J’avançai lentement, au gré de mes envies, les dernières. J'humai une dernière fois l'air de la capitale, m'exaspérai une dernière fois du bourdonnement incessant de la ville. Me manquera-t-il ? Perdu dans mes pensées, je m'arrêtai finalement devant une grande bâtisse en pierre blanche, ma destination : la maison d'édition "Memoria Umana".

J’entrai et saluai la standardiste, Julia, une petite guillerette aux cheveux noirs, et pris la direction de l'arrière-boutique. Une fois la porte de derrière franchie, on passait rapidement de la petite imprimerie au complexe militaire et ce pour mon plus grand plaisir, étant bien plus habitué aux seconds qu'aux premiers. Un portique, deux gardes bien armés, avec bien sûr toute la cavalerie derrière, des gars à nous. Un endroit sûr, en somme. Le plus sûr que je connaisse en tout cas.

Je montai quelques escaliers et déambulai dans les locaux refaits à neuf, pour m’arrêter devant une porte entrouverte. J’y passai la tête et saluai son occupante. Blonde, cheveux courts, elle semblait rassembler quelques dossiers sur son bureau, de façon convulsive. Elle leva la tête et me salua à son tour :

« T’es en retard Lucius 2, mais ça m’arrange, moi aussi. »




Parfois, on nous utilisait comme appâts. Les autres seraient morts à notre place de toute façon. Mais c’était jamais drôle à faire. D'autres fois, on nous embauchait juste en tant que spécialistes, mais on s’en foutait, c’était le même prix.



Somalie, 1994.


La scène était tout simplement horrifique. Le pauvre homme avait été déchiqueté et éparpillé dans la ruelle, façon puzzle. Personne ne savait exactement ce qu’on traquait, mais on le pensait responsable de cela.

La plupart des mercenaires présents eut un haut le cœur. Pas moi. Leur ex-collègue était méconnaissable. C'est toujours un choc de voir quelqu'un que l'on connaît, ou que l'on a connu, disparaître de cette façon. Parfois, cela provoque un accès de rage chez les survivants, la feu de la vengeance. Ça gueule, ça vous fait de grands serments, ça jure de retrouver le salopard responsable et de lui faire la peau. Parfois, ça tire en l'air. Mais pas ici. Pas devant cette silhouette déformée. Tous étaient blêmes. Personne n'osait lever les yeux, élever la voix.


« On a un problème, entama le meneur d'escouade, livide. Rompre le silence devait lui avoir coûté, mais il le fallait. Il faisait ce qu'il fallait, ou du moins le croyait-il.

— Plus gros que vous ne le pensez, répondis-je.

— Ce truc l'a complètement débité… surenchérit son second avec un temps de retard sur son supérieur, élément quasi réglementaire chez le pauvre homme.

— La vache… Chef, on est équipés pour ce genre de choses ? questionna le petit barbu. C'était la première fois depuis sa rencontre que je le sentais hésitant. Intéressant.

— Ça fait quelle taille à votre avis ? » interrogea finalement le grand con.


Un silence passa, avant que le dernier membre du groupe, "Le balafré", eut enfin la bonne idée de nous gratifier de sa sagesse :


« Aucune putain idée. Il fallait dire que le pauvre n'avait pas mes connaissances…

— Je ne parlais pas de la taille, quand je disais que c'était un gros problème. Et non, vous n'êtes pas équipés pour ceci. Ou plutôt pas prêts. Ils me regardèrent, surpris.

— Je veux dire, continuai-je, vous connaissez une méthode pour découper un homme qui laisse des traces d'explosion sur les murs ? »


Les cinq hommes levèrent la tête. Le mur avait en effet un drôle d'air, comme criblé. Mais bon, tout le bâtiment était de toute manière plus proche du taudis que d'autre chose.


« Vous noterez également le petit trou dans lequel vous vous tenez, messieurs. Sans le cadavre du pauvre homme, on jurerait l’action d'une grenade. »


Cette fois-ci, ils baissèrent les yeux. En effet, un petit cratère creusé était aisément identifiable.


« C'est quoi votre nom, à vous ? me demanda le meneur.

— Oscar, sixième du nom.

— Et bien, "Oscar", vous avez que ça à foutre de nous raconter des conneries et de ralentir la troupe alors qu'on a une saloperie comme ça au cul ? Ça fait des jours qu'on combat dans la ville ! On m'avait dit que vous étiez des tordus à la Commedia, mais on va tout de suite arrêter ce petit jeu avant la psychose. Vous allez me regarder le cadavre de ce pauvre type une dernière fois : regardez-moi ces lacérations et dites-moi qu'il n'a pas fini découpé ! Bordel même un gosse verrait ça ! »

Je regardai la carcasse une fois de plus.

« C'est vrai qu'il y a comme un air, mais non, pas déchiqueté. Pour être honnête, je pense que vous êtes maintenant bien dans la merde et moi avec. Selon moi, on a affaire à un écrivain mémétique.

— Je vous ai demandé de vous arrêter, j'ai pas le temps pour vos conneries. Dernier avertissement, on bouge.

— J’aurais juste une dernière question, » demandai-je en sortant de ma poche un zippo doré, gravé du blason de la Commedia, mimant d'allumer une cigarette. Tous avait les yeux rivés sur l'objet. Parfait. La première fois que l'on s'est rencontrés, votre équipe et moi, c'était au Maroc, en 92, c'est ça ? »

— Oui, pourquoi ? » Me demanda le grand con, alors que les autres acquiesçaient de la tête.


Je souris. C'est toujours jouissif de réussir son coup. Je remis brusquement mon zippo dans ma poche, leurs regard se dispersèrent.


« Regardez vos pieds un instants, tous. Ne levez pas la tête. Que ceux qui sont déjà allés au Maroc lèvent la main. »


On sentit un frisson passer. Personne ne lâcha son arme, mais surtout, personne ne leva la main, hormis le grand con.


« En 1992, je n'étais pas au Maroc, mais en Indochine, c'est précisé dans mon scénario. Il y a de ça deux minutes, vous ne connaissiez même pas mon nom.

Je ne pu m’empêcher de sourire…

« Messieurs, on reste : le tueur est parmi nous. »




Une fois, j’ai tué un dragon. L'une de mes meilleures expériences. Une autre fois, j’ai eu un super pote.



France, 1998.

J'adorais ce bar. Mon préféré du Mans.

Kevin me fit un large sourire en apportant les bières. C'était sa tournée, j'avais déjà payé la mienne. Presque six ans que l'on ne s'était pas vus, une honte pour des amis comme nous. Entre temps, j'avais pris quelques cheveux gris, gagné une ou deux cicatrices… Je m'étais même débarrassé de ma barbe et de ma crinière, reliques de mes jeunes années. J'avais énormément mûri, alors que lui n'avait finalement pas changé d'un pouce. Kevin restait Kevin, et on ne le voyait pas devenir autre chose.

Nos deux pintes s'entrechoquèrent, reprenant la douce mélodie de nos beuveries d’autan ; nous étions de retour en ville. Je portais lentement la mousse à mes lèvres, alors que Kevin engloutissait déjà la sienne en pensant à la suivante. Dire qu'autrefois j'essayais encore de le suivre…

Pour commencer nos retrouvailles, nous n'avons que peu parlé de ces dernières années vécues en solo. Ressasser notre gloire passée était plus que suffisant pour réussir la soirée. Nous avions tout fait ensemble, tout ; le pire, le meilleur. Souvent les deux. Peu à peu, c'est notre enfance qui reprenait.

Je ris en repensant à la BX, il le vit, me demanda pourquoi. Je lui dis. Il rit aussi. Ronds comme des queues de pelles, on avait décidé de reprendre la route avec la voiture de mon père. Trois tonneaux et un platane plus loin, nous sortions indemnes de l'accident. Un petit miracle, pour finalement retourner au bar d'où nous venions pour commander à nouveau ; c'était ça ou affronter mon paternel. On avait vite fait notre choix.

Kevin commença à imiter le visage de mon père en retrouvant sa voiture encastrée dans l'arbre le lendemain matin et j'explosais de rire. Il faut l'admettre, Kevin a toujours su raconter mieux que moi.

Les souvenirs fusaient, se confondant parfois avec la légende, la nôtre. Au fil du houblon, l'on déroule une fois de plus nos aventures. L'on reparle du terrain de foot de la colline, de l'odeur de la poudre quand on tirait les rats dans les décharges. Je ressens encore la texture du vert fatigué du billard du Mulligans ; je frissonne encore de honte en pensant à l'histoire de la mère Charot et bouillonne de fierté en pensant à celle de la mare et du chien.

Il laissa échapper son sachet de filtres et se pencha pour le ramasser, me laissant voir sa balafre sur le bras. Durement gagnée, bien entendu. Lors d'un combat surréaliste contre une douzaine de policiers. Je ne me souviens même plus du pourquoi de la manif, simplement qu'on y allait pour draguer de la socialiste, et que ça avait plutôt bien marché. Pour moi. Il fallait dire que je connaissais la légende qui avait forcé seule la ligne de CRS… Avec cet homme, j'avais tout partagé. Mes aventures, mes plus belles histoires, mes exploits. Nous avions même partagé une femme, une rousse au corps de feu, qui hante encore aujourd'hui mes rêves les plus lubriques.
Il sortit sa boîte d'allumettes. Même après six ans, il devait toujours détester les briquets. Il rit en me voyant réajuster ma veste, un vieux tic.

Mais j'avais de plus de plus de mal à sourire. Je savais ce qui allait suivre, car mon bon Kevin, je connaissais déjà ton secret…

Tu n'existais pas.




Les gens ne comprennent pas. Pourquoi faire ça. Le pouvoir que ça apporte. Jusqu'à ce qu’ils en aient besoin. Mais c’est pas comme ça qu’on tombe dedans.



Mexique, 1991.


J’avais passé une journée de merde, une de plus. J’aimais rarement voir le soleil se coucher, ça me rappelait que mon temps passait comme celui des autres, mais parfois, il n’y avait pas meilleur sentiment que de savoir que demain serait un autre jour.

Mes collègues m’avaient traîné dans le bar, près du campement, à moins que ce ne soit l’inverse… Comme souvent dans ce genre de zone de conflit, ce type de lieu devenait le repère de tous les mercenaires embauchés en renfort et la salle était déjà remplie de gens fort peu fréquentables, dont nous ne venions finalement qu'agrandir la liste.

L’ennemi résistait plus que nous le pensions. Nous avions perdu des hommes aujourd'hui encore et le conflit s'enlisait de plus en plus dans l’horreur. Quitte à perdre, le cartel avait décidé de sombrer dans le pire de ce que l’homme était capable et bien plus encore. Ils avaient commis des exactions dignes de la plus basse engeance et nous forçait à faire la même chose pour les combattre… Un enfer, l'Homme en plus.

Pas moyen d’avoir une table pour nous seuls et nous nous sommes assis parmi un groupe déjà présent. Je ne dis pas que la grande brune qui y faisait la conversation avait guidé notre choix, mais je ne dirais pas le contraire non plus.

Je ne comprenais pas vraiment ce qu'elle racontait, on prenait la conversation en cours de route. Une Romaine ou une latine tout du moins, d’un groupe que je ne connaissais pas. Elle se nommait Fabiola, Xème du nom, ou un truc comme ça.


« Oui, ce qu'on dit est vrai, disait-elle.

— Impossible. Personne ne serait assez con pour se faire volontairement niquer le cerveau comme ça, doutait son voisin, dans un lyrisme typique du mercenaire à deux grammes.

— Et pourtant, je l’ai fait, comme tout le monde à la Commedia. Et on te "nique" pas le cerveau comme tu dis, on se contente de remplacer tes souvenirs par d’autres. Et je voudrais pas te décevoir… Mais si t'es con, même avec ça tu le resteras, il y a pas de traitement !

— Mais comment tu peux signer pour ça ?

— T’as plein de raisons de signer pour ça ! Le salaire pour commencer ! Tu verrais les baraques de nos retraités, ça fait envie !

— Oui enfin, c’est pas vraiment "toi" qui en profites…

— Bien sûr que si, et c’est ça l’astuce ! Tu t’engages, mettons cinq ans. Au bout du compte, ils te réintègrent tes précédents souvenirs, en gardant pour eux ceux de tes cinq dernières années. Sauf pour les gens qui restent chez eux bien sûr. En clair, tu vends cinq ans de ta vie contre suffisamment d’argent pour vivre à l’abri pendant un long moment. Un très long moment. Tu peux même enchaîner pour cinq, dix, quinze ans de plus, pour peu que tu le souhaites.

— Tu dis de la merde. Nous prends pas pour des cons, c'est impossible de "réinjecter" des souvenirs. On efface, c'est tout. C'est un sens unique.

— Impossible sans la bonne technologie oui. Mais ils l’ont. La preuve, la Commedia a réussi à intégrer le réseau Primordial après examen des Primats. »


Primordial. Ce simple nom suffisait à en faire rêver certains et à en faire enrager d’autre. Mais force est de constater que c’était ici une marque de confiance.


— Oui, enfin, encore que, faut pas avoir le sens des affaires pour jeter comme ça cinq ans de sa vie…

« Cinq ans de quelle vie ? s'énerva la brune, alors que l'attention de l’ensemble de l'établissement se tournait peu à peu vers elle. Soyons honnêtes, on a tous ici une vie de merde. La moitié d’entre nous vient boire ici pour l'oublier. L'autre continue le mercenariat parce qu'elle ne sait rien faire d’autre. Passé un certain âge, ceux qui restent sont complètement ravagés. SPT, paranoïas, envies suicidaires… On sait tous que dans notre branche, avec ses… "particularités", on a tous très vite des choses dans le placard qu'on ne préférerait ne pas avoir faites, ne pas avoir vues… L'oubli, l'ignorance, c'est une bénédiction. Il y a deux jours, quand on s'est fait tirer dessus par les aspirants du cartel, vous avez presque tous hésité à tirer sur ces gamins, parce que l'on ne tire pas sur un gosse de moins de vingt piges. Mais ce sont les faits. Ils tirent, c'est eux ou nous. Vous en êtes convaincus, mais dans vingt ans, leurs visages vous hanteront toujours. Pas moi. J'ai même pas hésité avant de tirer, et c'est pour ça que j’ai encore tous mes camarades aujourd'hui. J'ai fait comme vous ce qu'il y avait à faire, mais contrairement à vous, j'en dormirai toujours sur mes deux oreilles. »




Les gens imaginent que l’on meurt plusieurs fois. Mais c’est faux. On change de peau, d’histoire. Mais l’on ne meurt pas. Un peu comme Kevin au final.



France, 1998.


L'homme que j'avais devant moi, cet ami de toujours, n'avait jamais vécu. Une entité manipulatrice, s'insinuant dans mes souvenirs.

Je te reconnaissais bien là malgré tout Kevin, tu pars toujours trop vite en besogne ! Ces souvenirs que tu parasitais, ce ne sont pas les miens. C'est le piège de la nostalgie… Tu n'aurais pas dû te consacrer au passé, mais bel et bien au présent.
Savais-tu ce que j'étais devenu ?

Un "reconfiguré". Un homme à qui l'on prend régulièrement son histoire pour en inventer une autre. Et la dernière fois, c'était il y a quatre mois. Mon enfance, notre enfance, n'a jamais existé. C'est ainsi. Ce n'était qu'une belle histoire, écrite par une auteur sur un bureau, au troisième étage de nos locaux à Rome, implantée dans mon cerveau, à la place de l'homme que je fus vraiment. Mon réel ne commence qu'il y a quatre mois. Mon passé ne peut pas resurgir, ne peut pas me hanter. Il n'existe vraiment que sur les pages d'un scénario…

Et pourtant, te voici devant moi.

Mon cher Kevin, tu n'as pas idée de combien ce qui va suivre va me coûter. On sait que ce genre de chose arrive, lorsque l'on nous déploie comme appât et on y est préparé. Mais tout de même…

Il rit à gorge déployée en évoquant l'épisode de la cabane de chasse.
Je lui fit un sourire triste. Il ne comprit pas. J'appuyais sur la détente du pistolet hypodermique.
Il sombra rapidement dans l’inconscience, la surprise et la peur dans l’œil. Sur la fin, je ne sus même plus soutenir son regard. Ma cible était neutralisée.

Un appel et quelques secondes plus tard, mes collègues débarquèrent dans le bar et l'embarquèrent. J'étais désolé pour toi Kevin, sincèrement. Tu n'avais pas idée de ce qui allait suivre pour toi…

On me félicita. J'acquiesçai nonchalamment de la tête, et après mes obligations et la paperasse remplies, je m'éclipsai pour rejoindre ma chambre d’hôtel. Impossible de rester seul après un truc pareil, la procédure l'interdisait. Mais au moins, c'était un autre reconfiguré qui partageait ma suite. Il me vit, il comprit, il se tut. César, troisième du nom. Un modèle très humain. Je les aimais bien.

Après une douche d'eau froide, je me suis posé sur le bureau de la chambre. De ma valise, j'ai sorti ma " Bible personnelle ", le grand livre de mon histoire, le scénario " Xavier ". J'ouvris les pages se référant à mon enfance, et commençai à annoter au crayon de papier les passages corrompus par l'entité. Ce travail faisait mal. Toujours. Face aux écrits, je confirmais l'évidence : Kevin n'existait pas et n'avait jamais existé, en dehors de mes souvenirs altérés.

Je retins mes larmes. Il n'y avait plus que ça à faire. Cela peut te paraître étrange… Comment te dire, mon bon ami ? Au final, ton illusion avait pour moi un parfum amer de réalité, car la mienne aussi était aussi mensonge. Kevin, au final, tu n'existais pas plus que mes propres souvenirs…

Mais j'aurais tout de même voulu t'y voir.




On m’a expliqué pour le dragon. On nous donne un souvenir improbable auquel penser en cas d'interrogatoire. Cela permet de passer pour un très bon menteur, même si on ne l’est pas. J'aime bien ce souvenir. Mais je diverge. Où avais-je commencé mon histoire déjà ? C'était à Rome c'est ça ? Ou alors c'est ici que je l'avais finie ?



Rome, 2003.


« Les autres sont déjà passés ? demandais-je.

— Le premier et le quatrième du nom on été réécrits ce matin, le troisième a terminé son contrat. Le 5e arrive à Rome demain.

— Bien. »


Je crois que je l’ai toujours bien aimée, cette petite dame. 1m60 de caféine. J’étais content qu'elle ait été choisie pour être ma scénariste. Lucie Krown. J'espère un jour réellement me souvenir d’elle. Elle quitta son bureau d'un pas vif et m’entraîna dans son sillage.


« Cela me fait plaisir de te revoir, même si ce n'est pas pour longtemps ! Malheureusement je t'emmène directement en salle de réécriture, aujourd'hui on n'a le temps de rien. Bon, normalement, tout est bon, mais on va quand même profiter du chemin pour une dernière vérification. Le test t'avait bien classé "Logisticien" ?

— Oui.

— Fumeur c’est ça ?

— Oui.

— Pas de tatouage ?

— Toujours pas.

— Les antécédents médicaux, j'ai tout… Allergie aux tomates, une cicatrice de blessure par balle à l'épaule gauche, et une de coupure sur la main droite ?

— Oui. C'est tout. »

Krown s'arrêta un instant et me fixa droit dans les yeux.

« À jour dans tes vaccins et tes dépistages ?

— Oui.

— T’as rien fait depuis ?

— Non. »

Son visage se décrispa. J'aimais vraiment son sourire…

« Parfait ! »


L'interrogatoire dura tout le long du trajet, jusqu'à un nouveau portique, plus défendu encore que l'entrée du bâtiment.

« Tout me semble en ordre. Je vais devoir te laisser là. Je suis assez fière de moi pour ce scénario et les ajustements trouvés. Tu vas être satisfait. Enfin, du moins, tu le serais si tu pouvais t’en souvenir… J'ai transmis les derniers ordres. Tu vas voir, l’histoire de la blessure à la main est vraiment exceptionnelle. »


Elle m'enlaça.

« Tu me manqueras… Les Lucius aussi. »


Je n’étais même pas triste. J’avais eu une belle histoire et je savais que j’en aurai une autre tout aussi magnifique, grâce à elle et à son travail. Je lui rendis son accolade et lui adressai un dernier au revoir.

Les murs étaient blancs. L'éclairage était blanc. Les meubles étaient blancs. Tout était peint en blanc. Un hôpital en pire. Après un long couloir, j’atterris dans une pièce à la non-décoration similaire. Au bout de quelques minutes, deux hommes vinrent, me demandèrent de passer dans la pièce suivante et de me déshabiller pour un examen complet. Au bout d’une dizaine de minutes, ils estimèrent l’examen concluant et me tendirent une veste de treillis et un pantalon militaire.


« C’est ce que vous portiez en arrivant. Du moins, ce sera le cas dans moins d’une heure. »


Je me vois encore me rhabiller. La suite, je ne m’en souviens pas. Personne ne s'en souvient jamais.




Forcément, il y a des moments tristes, mélancoliques, mais pas que. Par exemple, dès qu'un abruti se rend compte qu'il peut modifier les souvenirs des gens, il ne se sent plus pisser. Et bordel que c’est jouissif de savoir qu'on a l’avantage sur eux.



Somalie, 1994.


« Dans un premier temps, vous allez retirer les chargeurs de vos armes. Ne regardez pas vos camarades, fermez les yeux. La première chose à faire dans ces cas-là, c’est de se désarmer. Son but est de nous éliminer un à un ou de nous pousser à nous entretuer. »


Pour donner l’exemple, je retirai le chargeur de mon fusil-mitrailleur, le posai à terre, et reculai de trois pas. Peu à peu, tous m’imitèrent. Bien.


« Vous êtes sûr de pouvoir gérer la situation ? me demanda le grand con.

— Bien sûr, lui répondis-je. Face à un manipulateur de réalité, ça aurait été une autre affaire, mais les écrivains mémétiques ne créent pas d'autre vérités, ils les cachent sous le mensonge. Et là-dessus, j'ai toutes mes chances. Mais messieurs, faisons plutôt le point, voulez-vous ? L’individu est capable de d’imprégner un objet quelconque d’une propriété mémétique, ou d'un croyance. Le test de zippo m’indique que cet effet est visuel. »


Le second lança un coup d’œil à son capitaine, qui lui rendit. C'est justement quand les coups d'œil et les regards commencent qu'il faut rester attentif. Je savais qu'il allait tenter de poser un effet sur l'un d'entre nous. Peut-être l'avait t'il déjà fait.


« En général, repris-je, "l’inscription" se fait par simple contact visuel sur l’objet, donc restez prudents là-dessus. L’effet demande généralement une petite seconde d’attention pour être effectif, ne fixez donc rien plus longtemps que cette durée. Ou même mieux, ne fixez qu'un élément précis, le bout de votre chaussure, un de vos lacets, au choix, et ne regardez surtout pas les autres. En-dessous d'une seconde d'exposition à l'effet, vous pourriez être simplement influencé, ou même être complètement épargné, mais ne misez pas trop dessus. Cependant, pas d'inquiétude. Vous avez de la chance que votre patron soit suffisamment futé pour engager un homme de la Commedia, mais vous êtes également malchanceux du fait qu'il soit trop pingre pour en embaucher plus. Et pour vous avoir recruté à la place. »


Le chef d'escouade grimaça, il n’aimait pas ce genre de sous-entendus, et je le savais. Je crus voir le petit barbu guetter sa réaction. Au final, le chef se contenta de grincer des dents, il était lui aussi pris au piège. Bien.


« De plus, il existe une probabilité non nulle que je sois selon vous l’écrivain. Permettez-moi de briser vos doutes à ce sujet. »


Je sortis mon glock 18, planqué sous mon gilet de protection. Je leur demandai de lever la tête vers moi, une demi-seconde environ. Ils s’exécutèrent, virent l’arme et recommencèrent à regarder leurs pieds.


« Bordel ! Qu'est-ce-que vous foutez avec ça ! » hurla le meneur, visiblement hésitant sur le fait de bondir sur son propre chargeur.


Le grand con ne put s’empêcher de jeter un regard vers son chef d'escouade, alors que le petit barbu glissa un regard discret à ses deux supérieurs. Le Balafré, lui, observait en coup de vent la réaction du petit barbu. Sans doute l’homme le plus rapide de la troupe, à surveiller. Je captais aussi un regard furtif au grand con de sa part, avec une pointe de colère.


« Si à l'instar de l’entité, mon but était de tous vous abattre, je l’aurais fait maintenant et vous n’auriez rien pu faire. Or, ce n’est pas le cas. Cependant, je pense avoir toutes les informations dont j’ai besoin. Je vous demande de tous fermer les yeux une seconde. Désignez-moi, s’il vous plaît, la personne qui pour vous ne peut être coupable. »


Chacun se désigna lui-même du doigt, sauf le grand con qui me pointa. Rien d’anormal.


« Maintenant, gardez vraiment les yeux fermés, c'est important, désignez-moi la personne que vous pensez coupable. »


Le second, le petit barbu, le grand con et moi-même avons désigné le balafré. Le chef d'escouade laissa sa main en l’air, pour ne désigner personne, alors que le balafré montrait le grand con. Je souris. J’avais gagné.

Je demandai au balafré d’ouvrir les yeux et lui fis signe de la tête de regarder son capitaine.


« S’il vous plaît, redésignez-le moi. Le coupable. »


Avec la terreur dans les yeux, le balafré changea son vote, pour se désigner lui-même. Il me regardait, implorant. J'avais du bol, l'entité n'était visiblement pas encore très entraînée à ce genre de situation.


« Vous me faites confiance ? »


Il acquiesça de la tête.

« Les autres ? »


Tous acquiescèrent, yeux clos.


« J’ai le coupable. »


Ils levèrent les yeux, alors que je mettais en joue le second. Le premier à avoir regardé son capitaine, et le seul que l'ordre des regards désignait coupable.

Il paniqua, trébucha et se cacha les yeux avec sa manche, se protégeant le visage. En vérité, je le pensais innocent. Non, j'en avais la certitude. Impossible qu'il soit coupable ou même de l'imaginer comme tel, alors que lui et moi fixions la manche qu'il mettait entre lui et moi.

Décidément, il n'était pas doué pour la chose.

J’appuyais sur la gâchette.




Au final, je ne regrette rien je crois. Rien depuis mon arrivée à la Commedia.



Mexique, 1991.


« Oui, enfin, pendant cinq ans, tu n’es plus vraiment toi… » continuait l’autre.

— Et alors ? répondit la brune. Pour finir dans ce métier, je ne sais pas quel parcours j’ai pu avoir, mais on finit rarement là par hasard. Au final, je suis heureuse. J’ai une nouvelle enfance de rêve, plus d’histoires à raconter que n’importe qui ici… Crois-moi, c’est plus que ce que je ne pourrai jamais espérer ! Et en dehors des missions de merde comme celle-ci, on a aussi droit à du lourd, du tranquille… pas mal de protection de VIP entre autres et crois-moi, ça t’en fait voir du beau monde ! On nous engage aussi parce que grâce à ces souvenirs, on est des gens éduqués. Le politique ou l’acteur, il ne veut pas du loubard analphabète - sans offense les gars - il veut de l'efficace, mais de l'efficace raffiné qui a lu Kant.

— T'as jamais vraiment lu Kant.

— Quelle différence ? "On mesure l'intelligence d'un individu à la quantité d'incertitudes qu'il est capable de supporter." Tu savais que c'était de lui ? Non ? Moi oui. Quelle est la réelle différence entre l’avoir fait et penser l'avoir fait ? Pour toi, rien. Et pour ceux qui ne le savent pas, ça n’en fait aucune. As-tu déjà rêvé de te taper une célébrité ? Moi je l'ai fait, je m’en souviens. Tuer un dragon ? Bon, ça, je ne l’ai pas vraiment fait, certes. Mais qu'est ce qui aurait pu m'en empêcher ? On lit des livres, regarde des films et joue à des jeux pour ressentir ce genre de sensations. Moi, c’est comme si je les avais vraiment vécues, l'expérience ultime. Je suis heureuse comme ça et c’est tout ce qui m’importe. Même si c'est faux, je me sens bel et bien vivante ; je me fous de savoir que l’on me ment, que je me mens à moi-même. De toute façon, on nous ment à tous, tout le temps. Vous voyez ce que l’on fait sur le terrain, et ce que l’on lit dans les journaux. Pour moi, c’est juste plus vaste que ça, mais je suis au moins sûre de ça, que l’on me ment. Et cela ne me dérange pas : je ne vis pas dans le doute, tout n'est que mensonge, mais je le sais. »


Elle se pencha en arrière, laissant la salle en suspension.


« En résumé, reprit-elle, pendant cinq ans, je garde le pognon et laisse les traumas, tout en me tapant ce qui sera sans doute le plus gros trip de ma vie. Pas d'hier, pas de lendemain, juste le temps présent. Le bon, le mauvais, je m'en cogne, je vis comme je l'entends et je continuerai sans remords, sans fantômes. Ici, vous vivez une guerre, je ne vis qu'une farce, une longue beuverie de 5 ans : la grande fête de ma vie. Pour conclure, demain on vous ramassera à la petite cuillère, là ou tout cela ne me fera pas plus d'effet qu'une énorme cuite avec un bon trou noir… C'est un rêve éveillé. »


Le pire, c'est qu'elle n’avait pas tout à fait tort.

« Et avis aux amateurs, on embauche. »




En définitive, je crois que ça m’a plu. Je n’étais plus sûr de vouloir oublier. Nous avions tous, à ma propre façon, été formidables. Pendant cinq ans… puis dix, puis quinze…

Plus la soirée dure, moins on a envie de l’oublier. Les meilleures années de "ma" vie, si le singulier a encore du sens pour moi… Je ne voulais pas les laisser filer, mais tout à une fin. Cependant, nous étions doués, j'étais toujours fidèle. Et à la fin de notre troisième contrat, on m'a proposé la solution. Le Graal, réservé à l'élite, à ceux qui ont vécus plus encore que les sept vies d'un chat.



Rome, 2011, temps présent.


J’émergeais enfin.

L’homme qui m'avait endormi me mit une lumière dans les yeux, pour vérifier ma pupille.


« Ne paniquez-pas, commença t-il. Il se peut que vous ressentiez une légère désorientation, voire une amnésie temporaire. Concentrez-vous sur mes paroles. Vous êtes à Rome, à la Commedia. Après examen et après vingt ans de service, le conseil des multiples a accepté que vous les rejoigniez au commandement de celle-ci, à la condition que comme chaque membre du conseil, l’ensemble de vos souvenirs et de vos identités en années de service vous soient rendus par le fil des Moires, condition que vous avez acceptée. Comprenez-vous ceci ?

— Oui. Pas d'inquiétude. Nous nous souvenons.

— Tout va bien ? » me demanda-t-il.


Nous sourîmes.


« Bien sûr. En réalité, nous allons pour le mieux. »

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