La Théorie des adultes ou le Pacte

Ce mercredi-là était férié. Donc pas d’école. Mais les parents n’avaient pas vraiment le temps de s’occuper d’eux. Ils avaient donc été autorisés à sortir jouer et s’étaient réunis près de l’étang. Ils ne furent pas étonnés d’y trouver les autres, mais la surprise prit le dessus quand ils virent Héloïse les rejoindre. Elle était souriante et, bien que sa mère n’attirait pas la sympathie, elle la remerciait aujourd’hui de l’avoir laissée sortir. La conversation porta sur l’antipathie qu’inspiraient ses parents et elle les défendit ardemment, expliquant combien ceux-ci étaient préoccupés. On lui demanda pourquoi, elle ne sut quoi répondre. Depuis que son frère passait plus de temps à la maison, et même avant, les choses s’étaient compliquées. Elle savait qu’il ne fallait pas demander pourquoi il ne mangeait pas tout le temps avec eux, où il passait quand il n’était pas à la maison ni à l’école. Elle s’était parfois prise de vilaines gifles en se montrant trop curieuse. Mais ne pas savoir la frustrait assez pour qu’elle tente à nouveau quelques questions intrusives. Elle sentait qu’on la prenait de haut dans sa famille.

Elle raconta tout cela à ses amis. Archibald resta silencieux. Il n’avait pas de frère ni de sœur, et il se demandait bien comment il pourrait embêter ses parents pour qu’ils se mettent à le frapper, pour qu’ils refusent à ce point de lui expliquer les choses. Camille s’en fichait. Pas de ce que traversait son amie, mais des raisons. Ses parents avaient toujours été corrects et gentils, même quand ses frères et sœurs les agaçaient. Elle pensait qu’il n’y avait pas de raison valable pour faire payer à quelqu’un la colère créée par autrui. Elle comprenait qu’Héloïse avait besoin d’aide, de soutien, mais elle ne pouvait pas transformer ses parents et lui répéter qu’elle devrait en parler à un adulte de l’école ne lui plairait pas. Alors elle ne disait rien. Mathilde ne comprenait que trop bien la frustration. Elle sentait que les baffes étaient moins fréquentes dans sa famille, mais elle savait, au moins partiellement, ce que vivait son amie. Alors, en commençant à marcher dans la forêt, les deux jeunes filles racontèrent en détail les nombreuses disputes avec leurs parents.


Ils trouvèrent, là où Camille l’avait repérée, la cabine. Il n’y avait pas de garde forestier ni de bûcheron dans les environs. Cette cabine-cabane, encore en très bon état, était sûrement abandonnée.

“Alors ? C’est quoi son truc bizarre ? demanda Mathilde.
— Je sais pas, mais j’ai eu une drôle de sensation dedans hier.
— Bon, on verra bien.”

Ni une, ni deux, ils s’y installèrent. Gilles, remuant la queue, humait l’intérieur et passait au crible de son flair la moindre planche de bois. Il n’y avait pas d’outils et, pour seul meuble, une large bûche qui faisait office de siège, ou de table. Héloïse et Mathilde, en retrait, souriaient largement.


“Vous m’avez pas répondu, l’autre fois.”

Il faisait froid. Pas très froid, mais les enfants remontèrent les fermetures éclair et ajustèrent leurs écharpes. Ils ne savaient pas pourquoi cette question les gênaient. Mais Héloïse ne comprit pas :

“J’étais là ?
— Non.
— C’était quoi, la question ?
— Pourquoi les adultes ne nous croient pas ?”

Héloïse s’apprêtait à répondre mais elle fut frappée par la détresse sourde de Camille. Elle aussi aurait voulu en parler. Mais elle savait que ce serait très ardu, c’est pour cela qu’elle essayait de se dire que rassembler des preuves servirait son exposé, un jour. Elle se demandait cependant s’il était seulement possible qu’un adulte prenne le temps de l’écouter.

“On s’en fiche de pourquoi ils nous croient pas, rétorqua timidement Mathilde, pourquoi on leur en parlerait, déjà ?
— Pour qu’ils nous expliquent ?”

Héloïse secoua la tête.

“Ils n’en savent sûrement pas plus que nous. Sinon ils nous auraient crus les premières fois qu’on a essayé. Si ce qu’on a vu était quelque chose de secret ou d’annonciateur de trucs graves, ils nous auraient interrogés afin de mener leurs enquêtes. Or, aucun, sauf les parents d’Archi, n’a pris le temps de nous interroger sur ce qu’il s’est passé.
— Les tiens aussi ?”

La question d’Archibald provoqua un léger malaise.

“Je ne leur en ai pas vraiment parlé. Et ma maman m’a dit que j’inventais des bêtises.
— Ah.
— D’ailleurs, il t’a demandé quoi, ton père ? demanda rapidement Héloïse afin de changer de sujet.
— Aucune information sur les lieux, ni la texture de la règle, seulement si j’étais devenu tout riquiqui moi aussi, si j’en avais profité pour aller dans le petit monde des chapardeurs.
— C’est quoi ?
— Une blague sur un film qu’on a vu une fois.”

Chacun fut déçu.

“Voilà, les adultes cherchent à ridiculiser ou à blaguer, et en faisant comme ça, on aura moins envie de leur en parler. Donc s’ils étaient au courant de quelque chose, ça ne serait pas dans leur intérêt parce que ça rendrait l’accès aux informations plus difficile et ça ne nous dissuaderait pas.
— C’est vrai, opina Archibald sans trop avoir compris.
— Donc les adultes ne savent rien de tout ça.
— C’est vrai.
— C’est bizarre, pourquoi nous on le sait et pas eux ? demanda Camille.
— Peut-être parce qu’ils n’ont pas le temps de chercher des trucs bizarres ?”

La tentative de défense des adultes était touchante, mais vaine face à leurs aprioris.

“Ce n’est pas une question de “pourquoi eux” ou de “pourquoi nous”, mais plutôt de pourquoi personne n’a l’air au courant.
— Parce que c’est très rare ?
— Si c’est ça, on a beaucoup de chance.”

Gilles se coucha au sol, regardant avec curiosité ses amis.

“C’est vrai, pourquoi on a commencé à tomber sur ces trucs seulement après la règle ?”

Un silence de quelques secondes suivit la question.

“Peut-être que le pouvoir de la règle c’est aussi de révéler les choses étranges du monde ? proposa Archibald.
— Un effet secondaire ? Faut l’ajouter dans le carnet ?
— Mais monsieur Bouyran doit être au courant, puisque c’est sa règle.
— Tu veux vraiment qu’on lui dise qu’on avait piqué sa règle ?”

Héloïse se souvenait de son “emprunt”, et en rougit.

“Non mais s’il peut nous aider, c’est pas grave d’être privé de récré.
— Il faut qu’on y réfléchisse, qu’on prépare un plan au cas où ça serait un méchant.
— On pourrait lui écrire un mot en découpant les lettres dans un journal ?”

L’idée leur plaisait, c’était malin. Camille s’en sortait bien avec ces choses-là.

“Donc il faut qu’on découvre qui est au courant. Et pour ceux qui ne le sont pas, qu’on cherche à savoir pourquoi.
— Et on pourrait pas en parler aux autres de la classe ?”

Héloïse arborait une moue pensive.

“Non, trop risqué. Si ce n’est que nous, on peut gérer les enquêtes. Mais si d’autres sont au courant et en parlent, ça nous retombera forcément dessus tôt ou tard.
— On peut juste bien choisir les personnes à qui en parler, protesta Archibald.
— Je ne veux pas qu’on leur en parle, ce sont pas mes amis, répliqua Mathilde.”

Camille opina du chef. Elle aussi, ça l’embêtait. Elle n’aimait pas trop les secrets, mais si les autres s’en mêlaient, ils voudraient passer plus de temps avec eux. Et elle, elle pourrait moins profiter de ses vrais amis.

“Mais peut-être qu’il y en a d’autres qui sont déjà au courant ?
— Il faudra qu’on le découvre sans en parler avec eux.”

Ils acquiescèrent. Archibald nourrissait une autre pensée. Il se disait que les autres ne pourraient pas vraiment comprendre tous les enjeux de la situation. Il savait qu’Héloïse percevait bien que tout ça n’était pas normal. Que le fait que des enfants comme eux discutaient des informations qu’ils pouvaient ou non communiquer avec les autres, non pas par peur de se faire punir, mais par peur de se faire ridiculiser, chose qui dépassait de loin les préoccupations d’un enfant de leur âge, n'était pas normal. Mathilde et Camille aussi devaient en avoir une vague idée. Les enfants de leur âge faisaient… eh bien, les mêmes choses qu’eux, sûrement, mais avec une certaine rigueur en moins, et surtout, sans autant discuter. Le carnet qu’il gardait dans son sac, le livre de mathématiques prêté par Héloïse et le carnet-super-secret-des-pensées étaient là pour le prouver. Il avait toujours une certaine angoisse, un léger malaise en repensant aux débuts de leur amitié. C’était quand il avait osé parler des lois, ce concept qui l’obsédait, qu’il avait aperçu l’étincelle dans les yeux de ses amis. Il savait qu’ils comprendraient, alors il voulut leur en parler :

“Vous pensez que les gens de la classe pourraient comprendre ce qu’on fait ?
— Je sais pas, répondit mollement Camille.
— C’est peut-être parce que je ne leur parle pas beaucoup mais je pense pas qu’on s’entendrait bien. Mes parents ne me prennent pas au sérieux à la maison. Mais les enfants ne se prennent pas non plus au sérieux, ou alors ils le font mais c’est trop ridicule et ils ne me prennent pas non plus au sérieux…
— Ça veut dire quoi ?
— Soit ils se prennent pas au sérieux et ne me prennent pas au sérieux, soit ils se prennent au sérieux à tort et me prennent pas au sérieux.”

Camille hocha la tête, l’air concentré.

“Personne ne te prend au sérieux, quoi, résuma Mathilde en souriant.
— Voilà, et je comprends pas pourquoi. Enfin, je vais devoir attendre des années avant qu’on commence à m’écouter et ça m’énerve.
— Moi aussi.”

Camille ne se plaignait jamais vraiment de sa vie, encore moins de sa famille. Elle n’avait, jusqu’alors, jamais eu de raison de le faire. Mais entendre les paroles d’Archibald lui avait rappelé le malaise qu’elle ressentait souvent. Ses parents étaient gentils, attentifs et présents. Mais ils se comportaient ainsi par devoir, enfin, c’était son impression. Devoir motivé par l’amour mais un devoir. Ils s’étaient dits qu’il fallait être de bons parents, et ils correspondaient à ce rôle. Mais étaient-ils de bons êtres humains, des personnes que Camille pourrait apprécier sans leur rôle ? Elle l’expliqua, et ses amis eurent un air pensif. Cela lui semblait injuste et ingrat, de se plaindre, mais aucun d’eux ne lui dit qu’elle avait de la chance, qu’elle devrait se sentir reconnaissante. Et ça la soulageait. Archibald reprit alors la parole.

“Si personne ne nous prend au sérieux, on finira comme les autres enfants, dit-il d’un ton grave.
— À jouer au foot ?
— Non, à être stupides.
— Mais Clément, et Diana, ils sont meilleurs que toi en classe, ils sont pas stupides.”

Archibald avait la fâcheuse tendance à se murer dans un mutisme opaque quand il cherchait ses mots. Il avait du mal à savoir lesquels utiliser, il reprenait d’ailleurs souvent des tournures de phrases des livres ou des films. Son père lui disait souvent, d’un ton moqueur et parfois admiratif, qu’il parlait comme un personnage. Et ça le frustrait, de se dire que les mots n’étaient pas les siens, de se souvenir que, quand il répondait à la hâte, il bégayait. Il avait appris, pour que les autres arrêtent de se moquer, à se taire quelques secondes pour planifier ce qu’il allait dire. Mais cette fois, il n’en eut pas besoin. Il avait déjà tenu ce discours sans pouvoir le terminer, un soir où sa mère l’avait grondé pour une mauvaise note (un assez bien écrit en rouge sur sa copie).

“L’intelligence c’est une notion floue et même les scientifiques sont pas tous d’accord sur sa définition. Mais à l’école, on est évalué sur notre mémorisation des méthodes et des notions mais pas sur nos méthodes individuelles de mémorisation, même si monsieur Bouyran nous aide beaucoup. Donc même s’ils sont meilleurs que moi en classe, ça ne veut pas dire qu’ils sont plus intelligents mais qu’à un instant précis, ils ont eu une meilleure mémorisation, ce qui peut s’expliquer par plein de choses qui ne sont pas l’intelligence. Comme le fait que Diana n’a pas d’amis et qu’elle travaille pour pas y faire attention ou le fait que Clément se fait taper par ses parents s’il n’est pas dans les meilleurs.”

Il avait un grand sourire, fier de sa démonstration. Et même si une voix dans sa tête lui disait qu’il ferait mieux d’aller discuter avec Diana et d’appeler de l’aide pour Clément, il pensait que ce n’était pas vraiment son problème. Il en parlerait à son père, ce soir.

“Et comment on sait qu’on est intelligent, alors ?”

C’était une question imprévue. Archibald avait lu, sans comprendre tous les mots, quelques articles sur le sujet mais il savait bien qu’il n’était pas apte à décréter quelle échelle serait adéquate. Héloïse y pensait aussi depuis quelques minutes, elle reprit alors le flambeau :

“On peut pas le savoir sans parler longtemps avec la personne, mais ça prend du temps, donc autant ne rien faire et écouter quand la personne parle, ou ne rien faire du tout et se concentrer sur soi.
— Ça veut dire qu’on est intelligents, nous ?”

Répondre oui serait prétentieux, mais Héloïse savait qu’elle l’était. Elle savait que Camille ne réfléchissait pas beaucoup, qu’Archibald était incertain mais plein de ressources, que Mathilde ne parlait pas assez mais qu’elle avait toujours l’air de tout comprendre. Est-ce que l’intelligence c’était réfléchir longtemps ?

Elle se souvint alors de cette fois où ils étaient rentrés très tard. Sa mère l’attendait pour la punir mais Camille avait été lui parler et ça l’avait apaisée. Parfois, elle se demandait pourquoi elle était la seule à toujours bien s’en tirer. Elle mentait bien et savait tout expliquer, cacher les preuves de leurs forfaits. Ça, elle n’en parlait pas. Camille ne réfléchissait sûrement pas pour les problèmes de maths, mais elle savait comment se comporter avec les autres. Surtout les adultes. Si monsieur Bouyran n’était pas là, on penserait encore que c’était un petit ange tandis que les autres enfants souffriraient de ses farces.

La conclusion vint alors tout naturellement à Héloïse : ils étaient tous remarquables. C’était peut-être pareil pour les autres de la classe, mais ça serait ennuyeux de le vérifier.

“Je sais pas, mais pour moi, vous êtes intéressants.”

Ils sourirent, puis continuèrent les jeux. La cabane semblait changée, mais ils ne savaient pas en quoi. Ils commencèrent à l’inspecter en détail. Mathilde remarqua bien une rainure qu'elle était sûre de ne pas avoir vue avant. Elle chercha d’autres particularités mais les irrégularités du bois étaient si nombreuses qu’elle commença à se sentir perdue dans cette pièce exiguë.


Ils ne trouvèrent donc rien, laissant la page et les rubriques vides. La déception était minime : ils avaient passé le plus clair de leur temps à jouer et avaient commencé à monter une petite hutte avec des branches. Ils avaient aussi taillé des épées en bois grossières contre les pierres en jouant aux forgerons. Archibald avait, quant à lui, fabriqué un arc et taillé quelques flèches tordues.

Mais le carnet était sorti, et Archi voulait y écrire quelque chose. Il proposa donc d’officialiser leur petite bande.

“Pour quoi faire ?
— Parce que c’est cool, d’avoir un nom pour notre équipe. En plus, comme faut en parler à personne, il nous faut aussi un pacte.

L’idée était amusante, alors ils réfléchirent, proposant des dizaines de noms. Mathilde fit, à son tour, une suggestion :

“On pourrait être les Jacobusiers !”

Cette histoire que racontait monsieur Bouyran, à chaque début d’année, était géniale. Une simple bande de soldats français qui cherchaient les dépôts de munitions ennemis pour les rendre inutilisables, refusant toujours de tuer tant qu’ils n’y étaient pas obligés. Chaque année, un nouveau membre des Jacobusiers faisait son apparition dans l’histoire, et il avait même fait un petit livre où on pouvait lire les récits des années précédentes. Si bien que Marcel Jacobus n’était plus que la fondation d’un agrégat d’individus. Il s’était illustré pendant la première guerre mondiale, mais le maître avait dit que, jusqu’en Yougoslavie, il y avait eu des groupes se proclamant “Jacobusiers”. Ils adoraient ce nom. Alors ils l’adoptèrent et prirent en première loi de leur pacte la devise : “Ne pas être une raclure”.

“Et ne jamais causer du souci aux autres par méchanceté.
— Ne jamais faire du mal, même si ça peut faire le bien.
— Ne jamais transgresser les règles s’il existe une autre option.
— Toujours prévenir les autres pour chaque découverte.
— Ne parler du pacte et du carnet qu’avec les Jacobusiers.
— N’accepter un nouveau jacobusier que si tous les Jacobusiers sont d’accord.
— Ne jamais, jamais en parler aux adultes.”

Ils se regardèrent pendant qu’Archibald finissait d’archiver les règles. Puis, satisfaits et fiers, ils signèrent le pacte d’un doigt barbouillé d’encre.


Gilgamesh reposait sur le lit, suivant, les yeux clos, la respiration de son maître. Il avait passé une journée formidable ! On lui avait lancé plein de bâtons, et il avait pu se poser, les regarder parler. Il aimait beaucoup les discussions, parce qu’on le caressait sans faire attention. Il était content, il s’endormit doucement.


Camille avait parlé à sa famille de cette histoire de rôle. Sa mère avait eu l’air choqué et avait dit, sans élever la voix, qu’aimer n’était pas jouer un rôle. Son père avait gardé le silence. L’enfant avait serré les poings. Elle aurait aimé qu’Archi soit là pour leur expliquer. Mais elle essaya tout de même. Personne ne sembla comprendre, alors ils changèrent de sujet. Quelques regards l’interpellèrent. Sa grande sœur, Manon, semblait intriguée. Elle ne lui en parla pas, cependant. Et la maison s’endormit.

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