La Théorie des adultes, 2

Les gens discutaient, partout dans le défilé. Les parents qui s’étaient prêtés au jeu restaient sur les bords, surveillant d’un regard distrait leur progéniture. Bien sûr, nombreux étaient ceux qui, par désintérêt ou manque de temps, manquaient à l’appel. Mais on avait la politesse (ou non) de ne pas le faire remarquer.

Tout était donc en ordre : les déguisements, flamboyants ou rapiécés, coloraient le défilé. Mais il y eut un problème. Quelque chose d’étrange, que tout le monde avait vu puis décidé d’ignorer, s’était produit. C’était en tête de cortège. Alors, les spécialistes auto-proclamés des choses étranges s’étaient mis en mouvement. Jouant des coudes pour progresser lentement tout en tirant la langue aux mécontents, Archibald, habillé comme le héros de Pokémon Heartgold, et Mathilde, déguisée en Sheikh (ses parents n’avaient pas voulu pour Link), menaient l’avancée. Les deux autres petites filles rechignaient davantage.

"C’était juste un cercle bizarre, il y a plein d’explications logiques. Et il ne s’est rien passé après ! protestait Héloïse.
— Ça, t’en sais rien. Il faut qu’on le voit de nos yeux pour vérifier, insista Archibald.
— Et j’ai cru voir des symboles, ajouta Mathilde.
— Paréidolie, tu as vu ce que tu voulais voir dans ce contexte, donc une raison de croire qu’on a affaire à un truc étrange.
— Raison de plus pour aller vérifier !"

Héloïse ne répondit pas. La méthode était claire : s’il était possible qu’elle ait tort, il fallait le vérifier. Sans quoi, elle ne serait pas une scientifique. Elle accéléra le pas.


Plus tard

Personne n’osait parler. Le crayon frappant le bureau, d’un rythme sec et soutenu, était assourdissant. Ils avaient baissé les yeux face au regard perçant de monsieur Bouyran, leur maître d’école. Ils ne savaient pas ce qui les attendait et ça les terrifiait. Ils auraient dû rester discrets, pensaient-ils, et blâmaient un peu Camille. Mais ils avaient suivi son élan. Il ne fallait pas qu’ils fuient leur responsabilité dans cette affaire.

"Je repose ma question : pourquoi vous avez fait ça ?"

Le "ça" en question, c’était quand Camille avait marché sur le costume de Théo. Puis qu’il avait piaillé et qu’un de ses amis avait repoussé la petite fille. Puis les choses avaient quelque peu dégénéré. Héloïse n’avait pas tout de suite pris part à la bagarre mais quand une des autres filles avait mis une baffe à Camille, elle n’avait pas hésité avant de lui envoyer son poing dans la mâchoire. L’autre fillette en avait perdu une dent de lait. Mathilde s’était aussi impliquée mais trois garçons s’étaient jetés sur elle pour la maîtriser et lui tirer les cheveux avant que des adultes ne se décident à intervenir.

Pourquoi avaient-ils fait ça ?

La réponse évidente était "parce qu’ils ne nous ont pas laissés passer". Mais cela ne serait probablement pas une bonne réponse. Ils allaient être sermonnés puis attaqués sur leurs actions et punis. "Parce qu’on devait enquêter sur une apparition étrange et peut-être magique" ne serait sûrement pas une réponse adéquate non plus. Et ça les conduirait à devoir expliquer pourquoi ils étaient intéressés par ces choses. Avec d’autres adultes, ils auraient donné l’impression de se moquer d’eux et auraient été réprimandés. Mais avec l’instituteur, ils avaient le sentiment qu’il en serait autrement. Il avait une règle magique, il était sûrement au courant de certaines choses. Mais ils ne devaient pas lui en parler.

Camille s’en mordait les doigts. Elle aurait voulu éviter tout ça. Et Archibald aurait voulu avoir quelques instants pour leur parler d’une stratégie d’interrogatoire afin de ne pas donner d’information de valeur tout en faisant en sorte d’en extraire le maximum. Mais il n’avait pas ces instants.

"Je ne vais pas vous laisser partir juste parce que vous avez perdu votre langue, dit le professeur qui s’impatientait.
— On s’est disputés et je me suis énervée, lâcha Camille.
— Et je suppose que le fait que tes trois amis t’aient rejointe pour pousser les autres n’est qu’une malheureuse conséquence ?
— On était énervés aussi, répondit Mathilde, toute penaude.
— Je pense que vous vous rendez bien compte qu’être “énervé” ne justifie pas de marcher sur les costumes de vos camarades. C’est bien clair ?
— Oui monsieur.
— Bien, maintenant, pourquoi vous êtes-vous disputés en premier lieu ?"

La tuile. Il fallait vite une excuse. Camille s’apprêtait déjà à en donner une…

"Pas toi, Camille, tu serais tentée de mentir."

Elle referma la bouche. Elle n’était pas douée pour savoir si elle mentait sur le coup mais il l’avait déjà prise à défaut plusieurs fois. Il fallait une autre solution. Mais les autres n’étaient pas doués. Sauf si Héloïse faisait son truc des yeux brillants. Ça ne marcherait sûrement pas, mais c’était la seule autre option.

"Monsieur, on a vu quelque chose de bizarre alors on a voulu s’approcher pour voir d’où ça venait."

C’était une réponse adaptée, mais qui les entraînait doucement dans le pétrin. Il fallait éviter que le professeur se montre trop curieux. Sinon, il comprendrait pour le reste. Il avait l’air légèrement intrigué, pour l’instant.

"Et il n’y avait aucun moyen d’assouvir votre curiosité sans empiéter sur les autres ? L’étape où vous vous battez était obligatoire ?
— Non, mais on n’a pas pensé à autre chose, reconnut la jeune fille châtain.
— Eh bien, à l’avenir, vous y réfléchirez à deux fois. Il me semble que cette école ne vous apprend pas à être des petits tyrans capricieux."

C’était les règles une, deux, trois et quatre. Ils avaient fait du mal et avaient ignoré les autres options. C’était impardonnable. Ils les connaissaient bien. Aussi, leur affliction fut particulièrement visible. Monsieur Bouyran ne s’attendait pas à un tel résultat et ne savait pas s’il devait s’en féliciter. Il s’adossa dans son siège.


Avant

Ils étaient en train de remonter et une ombre passa sur eux. À droite du cortège, monsieur Bouyran se déplaçait. Il ne les avait pas remarqués mais il allait vite vers le bout du défilé. Il avait vu, lui aussi.


"Monsieur, pourquoi vous alliez aussi vers le truc bizarre ?"

Ça leur était revenu.

"Vous ne pensez quand même pas être les seuls à l’avoir vu ? J’ai pensé que quelqu’un faisait une blague avec des produits pas vraiment appropriés pour un carnaval, il fallait que j’aille vérifier."

C’était une vraie explication. L’explication logique d’un professeur soucieux de ce qu’il se passait dans l’école. Mais ce n’était pas la seule. Camille avait remarqué que la réciprocité verbale n’avait pas été respectée. Dans le langage de la tromperie, ça voulait dire que sa réponse et sa justification avaient été plus longues que la leur. Plusieurs petits mots lui mettaient aussi la puce à l’oreille. Il avait réfléchi à cette réponse. C’était bizarre. Il n’aurait pas dû avoir besoin de mentir, et il s’en sortait bien en général. Pourquoi montrer d’une manière si évidente qu’il cachait quelque chose ? Camille sentait que les autres l’avaient perçu, à leur manière. Peut-être que c’était un piège et qu’il ne fallait pas qu’ils tombent dedans ?

Fabrice Bouyran s’était rendu compte de son erreur. Il l’avait lu dans l’œil de Camille. Il n'était pas habitué à mentir aux enfants. En fait, il avait été trop incertain sur la marche à suivre. Devait-il les confronter pour l’histoire de la règle ? Les interroger au sujet de l’incident de juin dernier ? Ou alors parler de l’accès disparu ? Ils étaient souvent sur les lieux de ce qui l’intriguait. S’ils avaient vraiment fait disparaître l’accès, alors il leur devait une fière chandelle. Les agents qui étaient venus investiguer avaient eu l’air fin et étaient repartis sans plus d’examens. Il préférait éviter les ennuis et le fait qu’il ne leur ai pas non plus parlé de la forêt était dû à l’absence d’opportunité. Mais il savait qu’il ne pouvait pas les garder en sécurité. Il ne pouvait pas non plus éviter les problèmes. Il fallait leur expliquer, leur apprendre que c’était dangereux, que leurs actions avaient des conséquences. Qu’ils feraient mieux d’arrêter. Il avait peur qu’il ne soit trop tard pour les raisonner. Et ça faisait des années qu’il n’avait plus fait ça. C’était compliqué. Il pensa à altérer leurs souvenirs mais il ne savait pas jusqu’où il pouvait aller. Il faudrait qu’il lise dans leurs pensées mais ils ne le regardaient que pendant ses réponses. Et s’ils étaient capables de le sentir, ça chamboulerait tous ses plans.

Alors il réfléchit un moment. Il pouvait aussi leur donner la punition à faire signer par les parents puis passer à autre chose, faire comme si rien d'étrange ne s’était passé. Mais il ne pouvait pas s’y résoudre. Il était vraiment un professeur, et il tenait à ses élèves. Il reniait sa vocation en les laissant face au monde sans au moins leur donner la possibilité d’en être protégé. Mais comment aborder le sujet ?

Le silence était de nouveau pesant. Camille brûlait d’envie d’interroger l’instituteur mais craignait que cela ne leur crée des problèmes. Mathilde avait commencé à taper doucement du pied. Et les deux autres petites têtes étaient tétanisées, occupées à envisager toutes les solutions possibles face à cette situation. Et surtout à ne rien faire pour en sortir. Il fallait une échappatoire, mais aucune ne semblait bonne.

"Il faut que je vous parle de quelque chose, les enfants."

Un bref regard, mais pas un mot.

"Je suis au courant de ce qu’il s’est passé dans la forêt…"

Ce n’était pas suffisant pour qu’ils parlent. Il pouvait très bien mentir, ou ne pas vraiment savoir mais avoir juste des hypothèses. Archibald serrait la mâchoire. Fabrice se demandait s’il devait vraiment faire ça. S’il en parlait et qu’ils n’étaient au courant de rien, ça pourrait peut-être lui causer des problèmes. Ou pas, qui croiraient des enfants sur le fait que leur professeur était potentiellement quelqu’un ayant des connaissances occultes ? Peut-être plus de gens qu’il ne pouvait l’imaginer pour l’instant. Mais il devait y penser. Était-ce vraiment la solution ? Ne pouvait-il pas juste lancer un sort d’oubli ? Il ne savait vraiment pas comment s’y prendre. Toutefois, il fallait bien commencer quelque part.

"J’ai aussi été mêlé à ces évènements et ça n’aurait pas dû arriver. Mais, quoi que vous fassiez, à partir de maintenant, il faut laisser ce genre de choses aux autres.
— Quels autres ?"

Héloïse était légèrement plus agacée qu’effrayée.

"Je ne vais certainement pas donner de nom. En fait, ignorez et attendez que d’autres personnes s’en chargent. Vous avez vu des choses qu’il ne faut pas voir. Maintenant, laissez les grands gérer."

Il avait dit ça d’un ton enjoué, pensant être plutôt convaincant dans ce rôle du professeur bienveillant. Mais il comprit bien assez vite que c’était un échec. Qu’avaient-ils vécu pour avoir l’air aussi sombre ?

"Et si on pense que laisser ça aux autres c’est pas une solution ?
— Vous pouvez venir me chercher…
— On n’a aucune raison de vous considérer comme fiable pour ces choses. Pour ce qu’on en sait, vous êtes seulement notre instituteur."

La voix d’Archibald était froide. Mathilde l’encourageait mentalement avec Camille. Il n’avait rien lâché et c’était ce qu’il fallait faire. Pour les adultes, les enfants n’étaient pas crédibles parce qu’ils avaient beaucoup d’imagination. Mais pour eux, les adultes n’étaient pas crédibles parce qu’ils mentaient tout le temps. Parce qu’ils mentaient, leurs enfants apprenaient à le faire et à ne plus croire les autres.

"C’est vrai, mais je le suis car je peux vous apprendre des choses, donc…
— Dans le domaine scolaire et social, oui. Seulement, ici il n’est question ni de l’un, ni de l’autre. Je mets donc en doute votre capacité à être pertinent."

Il était surpris. Il savait que ces enfants étaient malins mais les voir lui tenir tête était stupéfiant. Ils n’étaient pas insultants ou capricieux, pas même vraiment agressifs. Ils étaient raisonnables et ils parlaient bien tout en ne laissant rien au hasard. Il envisagea une autre approche.

"Pourtant, vous avez aussi vos failles. Je dois vous rappeler ce que vous avez fait à Théo dans ce cortège ?
Il nous avait insultés !"

La phrase de trop.

"Peut-être, mais vous avez été injustement violents avec lui et ses amis. Ça ne se fait pas. Dans le cadre de l’école en plus. Donc ça me concerne, donc je me permets de vous reprendre et de vous avertir."

C’était un peu tiré par les cheveux mais ils avaient utilisé la même logique pour éviter d’avoir à se confronter à lui. Alors ils ne le lui reprochèrent pas mais se tenaient prêts. Il ne fallait pas qu’il profite trop de cette victoire pour prendre l’avantage.

"D’autant plus que vous avez fait ça pour rien, ajouta-t-il."

Ils auraient voulu protester, mais ils n’avaient rien à dire. Ils avaient vu les ficelles à bulles. Ils ignoraient ce talent d’Enzo, un de leur camarade de classe, et avaient été mi-déçus, mi-admiratifs. Et ça devait avoir été la même chose pour monsieur Bouyran. Ils ne savaient pas, et ça les effrayait, parce que lui, il avait compris.

Il ne voulait pas non plus les braquer. C’était compliqué pour lui aussi. Il se disait que c’était parce qu’il était conscient des enjeux mais il se doutait un peu de ceux auxquels faisaient face les enfants. Il avait échoué à établir un rapport de confiance dans le contexte actuel. Ils étaient méfiants et avaient toutes les raisons de l’être. Il pouvait seulement limiter la casse. Il avait une idée en tête, mais était-il prêt à aller si loin ? "Il est possible de les former !" "Mais les enseignements dès l’enfance ont tué la plupart des ordres." Et ainsi de suite, sans qu'il ne sache s’il devait être sévère ou s’il pouvait s’ouvrir à eux. Il envisagea une solution temporaire, pour se laisser le temps de trancher.

"Écoutez-moi : je ne veux pas vous embêter. Mais je ne veux pas non plus que votre attitude cause du souci à autrui, et ça inclut vos parents, c’est compris ?"

Héloïse releva la tête et riva ses yeux dans les siens.

"Ça ne vous concerne pas."

Elle sentit comme une étrange caresse dans son crâne et voulut détourner le regard sans y parvenir.

"Un carnet, donc."

Leur sang se glaça. Mathilde courut vers la porte mais ne parvint pas à l’ouvrir. Archibald se remémorait chaque article sur les enlèvements qu’il avait lus, essayant de se souvenir des arguments et lois évoqués par les avocats. Le cerveau de Camille était devenu blanc. Seule Héloïse resta froide et ferme. Elle essaya quelque chose en pensées.

"La planète, puis la strate géologique, puis la pierre, puis la structure, puis les molécules, puis les atomes, puis les électrons, puis les quarks, puis l’origine, puis les atomes, puis les planètes, puis les étoiles, puis les couches…"

Elle lui avait donné mal à la tête. D’ordinaire, exposés à la lecture, les gens se disaient qu’ils devaient se concentrer sur une pensée fixe. Mais en vérité il fallait mieux être capable de créer un flux de pensées assez important pour que le cerveau ne soit plus en mesure de donner les informations cherchées. Alors il avait dû attendre qu’elle se déconcentre. Puis il avait pris le carnet là où il était rangé. Elle l’avait regardé avec désespoir.

"Bien maintenant, vous allez m’écouter. Si vous voulez ce carnet…
— Non, dit-elle d’une voix ferme. Vous n’avez aucun pouvoir sur nous et nous ne négocierons pas sous la contrainte et le chantage. Venez, on s’en va."

Ils quittèrent le bureau en retenant leurs larmes. Ils ne pouvaient en parler à personne, ils ne pouvaient pas récupérer le carnet. Et lui, il pouvait faire ce qu’il voulait.

Monsieur Bouyran n’était pas si gentil que ça, finalement.


Héloïse ne leur en avait pas parlé, mais elle tenait à jour des copies du carnet. Au cas où quelque chose arriverait. Elle n’aurait qu’à l’amener demain. Elle extirpa la copie noire du carton à chaussettes et l’ouvrit. Elle reconnaissait les mots mais n’arrivait plus à les lire. Elle savait ce qui était écrit mais elle n’arrivait pas à visualiser la phrase, à la dire. À la place, son cerveau lut “Toujours pas envie de négocier ?”.

Elle s’effondra. Comment pouvait-il faire ça ?


Mathilde se sentait un peu malade. Elle aussi avait gardé quelques pages en double et n’avait pas réussi à les lire. Mais elle savait que le reste existait. Elle s’était rendue au bord de la rivière.

Le rocher habité avait disparu.


La cabane aussi.

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