Nom : Inconnu
Prénom : Inconnu
Surnom : Toubib
Sexe : M
Âge : Probablement entre 30 et 40 ans.
Taille : 1 m 82
Poids : 95 kg
Caractéristiques physiques reconnaissables : Tache brune dans le dos de la blouse, probablement un tatouage sur la clavicule, canines métalliques.Implication : Vraisemblablement médecin clandestin au service des mafias locales. Aucun contact direct avec l’individu. À priori présent lors des trois descentes de la rue Saint-Honoré. Dernière personne vue avec trois individus disparus.
ᛉ
La sonnerie m’a fait sursauter. Le réveil affiche 17 h 30. Simple rappel de mes petites chaînes d’humain. “Le peuple de la nuit se lève”, disait je ne sais plus quel auteur. Mais il a sûrement copié ça ailleurs. Nous sommes mardi, c’est le début des emmerdes. Le lundi soir, c’est plutôt calme. Pas parce qu’ils sont fatigués. Peut-être qu’ils veulent faire mine d’être sages. Être raisonnable une ou deux fois par semaine, ça ne fait de mal à personne. Mais le mardi, c’est le jour des ordures. Le moment où tout le monde a bien pris le temps de se rappeler qu’il vivait une vie de merde, pas intéressante, ennuyeuse. Et comme c’est le deuxième jour d’une nouvelle semaine inutile, on veut oublier tout ça. Tout ça, c’est pour les normaux.
— Vous pouvez bouger votre bras ?
— Oui, merci docteur.
— Mon plaisir. La prochaine fois, prenez-vous une balle après quinze heures, histoire que je puisse dormir.
Il sourit, tant mieux. J’aime pas les pleurnicheurs qui supportent pas les blagues. Et je n’aime pas non plus les gens qui me réveillent, donc disons qu’il paiera juste plus cher que d’habitude.
— Pour le paiement, vous savez comment faire ?
— Bien sûr. Combien ?
— 400, pour cette fois.
— Pardon ?
Il a le visage crispé. Il a les moyens de se payer mes services, ça l’emmerde juste parce qu’il pensait que ça allait être moins cher.
— Tarif de jour avec supplément réveil. Je peux encore défaire les sutures.
— Ce ne sera pas la peine. Mais on ne m’avait pas prévenu…
— C’est le prix à payer pour savoir tout ce que je mets dans votre corps et pour un service de grande qualité. Vous penserez à ne pas trop forcer dans la semaine.
Il remet sa veste de costard, me salue et quitte les lieux. Je n’ai pas vraiment écouté sa réponse, principalement parce que je m’en fiche. Maintenant, je dois aller travailler.
Quand je quitte mon appartement, il est presque dix-huit heures. Je croise les premiers dealers juste en bas de la rue. Ici, que du classique. Cannabis, shit, crack. Si tu as les bons contacts, codé’, ecsta. Mais c’est la défonce gentillette. Je laisse traîner mon regard sur les passants, la plupart s’en foutent qu’on vende du crame-neurones juste là. Oui, ils s’en foutent. Parce que personne n’est discret, ici. Les gamins ne prennent même plus la peine de faire mine de se cacher, j’en vois même qui fument en attendant leurs clients. Je descends les marches du métro et me presse dans cette foule de travailleurs qui semblent tous aller au même endroit, dans le sens inverse d’une autre foule. En une dizaine de minutes, j’atterris dans les profondeurs de la ville.
J’ai encore du temps avant d’arriver à la clinique. Alors je regarde les corps. Les nouveaux, étendus, et les anciens. Je reconnais tous les symptômes. La peau tirée, rongée, blessée de partout. Les yeux vides, presque morts. On voit les consommateurs assidus ! J’en ai pris, une fois. Heureusement que je me suis arrêté. C’était… très désagréable mais étrange. J’ai eu une gaule d’enfer pendant quatre heures, j’étais pas foutu de me retenir de trembler pendant cinq jours et j’ai perdu le toucher sur l’auriculaire de ma main droite. Sur le moment, j’avais mal, sous chaque centimètre carré de ma peau. C’est indescriptible. Par contre, les hallucinations étaient incroyables. Je vivais ce que je voyais dans ces visions, même si ça me dégoûtait. Mais j’aimais ça. J’avais envie de me faire déchirer la gorge encore et encore. Et puis, dans la descente, on s’endort un peu, assez pour voir les rêves, pour se balader dans l’inconscience. Mais on ne tombe jamais vraiment dans le sommeil, on vit le plaisir physique de cet instant, on voit le mur écroulé du squat où on s’est défoncé le crâne. Et c’est bon, putain. Mais dès qu’on s’en libère, on se souvient juste de la douleur. Très con, d’ailleurs, leur dosage chimique n’est pas encore assez pur pour qu’on ait toujours envie de profiter un peu du rêve, même quatre ans après. Les visions, par contre, elles rattrapent tout. C’est grâce à ça qu’ils ont dégagé les précédents gros fournisseurs. Ils produisent de la qualité physio et visio. Les paumés adorent et crachent les billets sans compter. Et la plupart ne veulent pas arrêter.
Je jette un œil sur le côté pour retrouver la fille d’hier. Complètement défoncée, rongée jusqu’aux os, pas capable de faire plus d’un pas sans s’éclater. On m’a dit qu’elle traînait dans le coin depuis que son dealer l’a lâchée. Pauvre gosse. Dès la deuxième prise, le sevrage devient plutôt compliqué. En fait, je ne crois pas me souvenir d’avoir vu quelqu’un arrêter sans séquelles. Une prise, c’est déjà dangereux. Consommer régulièrement aussi, mais c’est quand on n’en reprend pas qu’il y a des problèmes. Un des fabricants m’a dit que ce n’était pas volontaire, tous ces effets secondaires, et que c’était même plutôt mauvais pour les affaires. La pauvre gosse, quand même. L’expression “la peau sur les os” fonctionne plutôt bien pour elle. J’ai l’impression qu’elle n’a plus la moindre masse musculaire. Elle n’a même plus de quoi trembler, elle gémit faiblement en continu. Les autres camés font même pas attention à elle, trop défoncés pour ça. Je la prends sur mon dos, sans faire attention aux regards. Ce n’est pas la première fois que je fais ça mais je doute qu’un de ces types ait quelque chose à y redire. Elle tombe bien, fallait que je teste quelque chose ce soir. Et la clinique n’est plus très loin. Les autres devraient arriver plus tard, donc je la pose dans mon cabinet.
On a du bon matériel et le bâtiment, aménagé dans une de ces grandes avenues branlantes, a été construit avec tout le nécessaire pour pratiquer la plupart des opérations. Les murs étaient en bois, quand j’ai commencé à exercer. Et quand on rend de bons services, les gens ont envie de nous récompenser. Cette clinique est devenue plus grande. Quelqu’un a ramené des matériaux pour faire notre premier vrai bloc opératoire. Puis on a eu notre alimentation électrique, puis l’eau, puis le gaz. Et maintenant, cet édifice qui s’étend sur deux étages surplombe le tunnel désaffecté. Les murs peints en blanc, complètement immaculés brillent presque. Une sorte de cathédrale, un lieu saint où viennent toutes les personnes qui cherchent à extraire le mal de leur corps. Et parfois, un mec vient vomir sur nos murs. Personne ne va l’attraper pour le faire nettoyer, ça on s’en charge sur notre temps libre. Ou on laisse. Et ce blanc s’assombrit par endroits. Comme autant de taches. De loin, une cathédrale. De près, un assemblage de briques, de béton, de bois et de verre. Un bel assemblage, mais un assemblage quand même. Je regarde à travers les rideaux. Je vois la portion de rails manquante. On s’en était servi pour mettre nos limites par rapport aux camés. Avant, on avait des lampes halogènes, sur les côtés de la clinique. Finalement, on a investi pour les mettre sur le plafond du tunnel. Et d’autres sont venus s’installer. Des laborantins clandestins qui te proposent de mener toutes les expériences possibles tant que tu les paies. Ils ont demandé la permission de se coller à notre bâtiment. On a accepté, pour que ça solidifie le bordel. Et ça a bien marché. C’est particulier, comme environnement. J’aime dire qu’en termes de compétences, de talents, on n’a rien à envier aux centres de recherche officiels. Limite, on est meilleurs qu’eux. Parce qu’on fait des choses qu’ils n'oseraient jamais tenter.
On a aussi de quoi faire nos analyses. À la limite, on aurait du mal à cloner un humain. Mais j’en connais qui ont de quoi le faire, alors ils pourront toujours me prêter leurs cuves. Le plan, pour ce soir, c’est de la sortir de là. Elle n’a plus les moyens de consommer, c’est le meilleur cadeau que je puisse lui faire. Les effets secondaires risquent probablement de la tuer, ou d’en faire un légume. Mais j’ai des idées de traitement pour ça. C’est très expérimental, évidemment, mais ça devrait au moins alléger le fardeau. Ou pas… Faudra tester.
— Y’a quelqu’un ?! Merde, Toubib ?!
— J’arrive.
Et ça commence déjà ? Ils sont précoces, aujourd’hui. Aux dernières nouvelles, il n’y a pas eu de tirs cet après-midi, mais les nouvelles ne sont pas vraiment fiables. Je place rapidement les perfusions sur mon invitée puis je redescends. Trois hommes sont là, deux qui semblent bien portants, un plutôt amoché. Il a l’air balafré, estropié, malade. Une plaie sur sa jambe m’inquiète particulièrement. De loin, on dirait que ça a été fait avec deux, trois scies. C’est sale, pas mal fait, salement fait. Plus ils s’approchent, plus je peux contempler les détails. La plaie ne saigne pas et n’est pas purulente. Mais la cicatrisation bave, comme si c’était à vif, des tissus de peau à peine faits, comme pour empêcher le sang de couler tout en restant assez fin pour qu’on le voie traverser la jambe. Je les guide dans la clinique jusqu’à la table d’opération. L’homme gémit, se crispe, gratte la table puis me regarde, fiévreux. Il essaie sûrement de parler, ses lèvres s’agitent. Seulement, aucun son ordonné ne sort. Sa gorge n’est pas obstruée, c’est un bon point. Je le déshabille pour contempler le reste. La jambe est foutue. Je ne peux pas réparer ça. Les os ne sont pas bien placés, même pas fracturés. Les traces d'ouverture ne sont même pas vraiment des entailles. C’est simplement comme ça.
— Bon, qu’est-ce que vous voulez que je fasse ?
— Vous pouvez remettre sa jambe en état ?
— Impossible. Enfin il faudrait que je brise l’os, que j’essaie de tout remettre en ordre avec des broches, mais ce n’est pas dit que j’y arrive.
— Comment ça ?
Je lâche un soupir. Ça me fait chier, voilà, ça me casse les couilles de devoir leur annoncer qu’il va falloir amputer, parce que j’aimerais bien étudier sa jambe. Peut-être que je pourrais prévoir un plan…
— Je pense qu’il est très improbable que je parvienne à sauver la jambe. Et même si je mets en place tout ce qu’il faut, ce n’est pas certain que tout guérisse correctement. Les os, les tissus et les vaisseaux sanguins ont été déformés. Je ne sais pas si c’est définitif. Il faudrait que je supervise tout le processus de reconstruction, et je ne vous parle pas du coût. Même si je faisais ça seulement au coût du matériel, on partirait bien haut. Pas trop haut pour vous, mais assez pour plomber votre compte pour quelques années.
Les deux hommes se concertent, le silence se pare du souffle de leur acolyte. Un souffle plus calme, maintenant qu’il est posé.
— Et si vous l’amputez ?
— Je peux faire ça très proprement pour faciliter la pose d’une prothèse. Je connais des bons fabricants, d’ailleurs, et je peux vous faire l’installation.
Pitié, dites non. Je propose ça seulement pour ma réputation médicale, je veux faire tous les prélèvements possibles sur cette aberration physique. Si je peux en disposer pendant quelques jours, il y a même moyen que je comprenne comment reproduire cette chose. Et si c’est une altération du génome…
— Coupez ça. Coupez, et on trouvera un moyen.
— Très bien, je vais me préparer et je vous fais ça.
Et merde. Bon, je vais prendre des seringues supplémentaires pour tout ça. Il me faut aussi une glacière pour conserver les tissus. Je pourrais peut-être maintenir la jambe en vie le temps de tout analyser…
Dans la salle d’opération, je sens les regards des deux autres. Par honnêteté, je leur ai demandé si je pouvais faire des prélèvements, pour essayer de comprendre comment c’était arrivé.
— Il a été capturé par une bande des Lulis, c’est tout.
Oui, je sais que ce sont des salopards et qu’il vaut mieux éviter de rester seul avec eux plus de cinq secondes. Mais ça, on s’en fout. Moi, ce qui m’intéresse, c’est comment une bande de dégénérés bizarres ont pu déformer à ce point l’œuvre de la nature.
J’ai pu récupérer beaucoup de tissus, ce sera utile. J’ai envoyé un message à Morg’, il fera les analyses en arrivant. Maintenant, c’est le grand moment. Il ne devrait pas se réveiller et j’ai déjà préparé de quoi cautériser. Le garrot est en place, je peux commencer à couper. Pas trop doucement. Je n’ai pas pu lui donner autre chose que de la morphine et ce n’est pas sans risque. Il a vraisemblablement pas mal de trucs dans le sang, je préfère éviter les réactions indésirables. Je retire le tibia…
— Merde.
Je me retourne vers les deux hommes, ils me regardent, l’air inquiet. J’allume le micro pour qu’ils puissent mieux m’entendre.
— Le tibia n’est pas la seule partie affectée. Je vais devoir faire des vérifications à l’intérieur de sa cuisse et il est possible que je doive tout retirer jusqu’au bassin.
— QUOI ?!
Ouais, c’est pas la joie. J’aurais dû faire les examens avant, mais on était dans l’urgence.
— Je fais mes observations et je vous tiens au courant.
Je coupe, pas la peine qu’ils m’entendent ou qu’ils me parlent, je vais avoir du mal. Surtout que je n’ai plus de quoi prélever ces tissus. Heureusement, la partie atteinte s’arrête légèrement au-dessus du genou. Ça va simplement être plus dur de mettre en place une prothèse. Je reprends le micro :
— C’est moins grave que ce que je pensais, je vais simplement couper un peu plus haut. Par contre, il n’aura plus de genou, ce qui risque d’augmenter le prix de la prothèse.
— Si c’est juste ça, ça nous va, docteur.
Tant mieux.
Tout se découpe bien, la structure n’est pas beaucoup plus résistante sur la partie affectée mais j’ai peur que ça se propage avec le temps. Il faudra faire le point avec eux avant de le laisser partir. De toute façon, il passera au moins la nuit ici. Il n’y a pas de tumeurs, j’ai assez de tissus pour faire un moignon propre, tout se passe bien. J’ai bien pensé à déplacer le garrot, à boucler les vaisseaux sanguins…
L’opération n’a duré que deux heures, en comptant les prélèvements. Morgan a eu le temps d’arriver et de commencer les analyses. J’ai pu rassurer les confrères de mon patient et ils sont installés dans une des petites chambres qu’on met à disposition des blessés graves. J’ai préparé la facture, pour qu’ils puissent la prendre avant de partir. Ils m’ont remercié pour tout ça mais je n’ai pas trop perdu mon temps. J’ai donné mes recommandations puis j’ai couru jusqu’au laboratoire. Mais il n’y a pas grand chose à tirer de cette jambe inerte, ni de ces lambeaux de chair. Je remarque seulement quelques trous, il y a eu des injections. Mais pas de résidus dans le sang, de ce qu’on a relevé. En tout cas, s’il y en a, ils sont sûrement masqués par la drogue. Ils l’ont complètement shooté. Ou alors c’est que leur méthode implique l’utilisation de cette saloperie.
— Messieurs, j’ai pu faire quelques analyses. Je ne sais pas si ça vous intéresse mais je suis venu vous demander si vous savez quelque chose.
— Sur quoi ? Sur comment ils ont fait ?
— Je me doute bien que vous n’êtes pas au courant, mais si vous savez pourquoi il s’est retrouvé avec eux, pourquoi ils lui ont fait ça, ça pourrait aussi être utile.
— Comment ça ? Vous allez pouvoir déduire de ça comment ils l’ont détruit ? Vous vous foutez de ma gueule ?!
Pas obligé de me crier dessus.
— Parfois, je croise leurs membres. Donc si je sais ce qu’il s’est passé, je pourrais peut-être essayer d’obtenir des informations.
— Et ça va lui servir à quoi ? Ils vont lui faire repousser la jambe ?
Bon. Ça suffit.
— J’en sais rien et je m’en fous. Mais si grâce à ça je peux trouver des infos pour savoir comment traiter les prochains qui viendront me voir avec une partie du corps complètement déformée, bah je prends. Donc si vous ne voulez pas m’aider, dites le, comme ça je retourne faire quelque chose de productif.
Il y a un moment de silence. Léger flottement.
— Ouais. Désolé.
— Y’a pas de mal, Toubib. C’est ma faute. Je suis sur les nerfs.
— On ne sait pas vraiment comment il s’est retrouvé avec eux. Il nous a appelé tout à l’heure en nous demandant de l’aide. Ça faisait trois jours qu’on le cherchait. De ce qu’on sait, il ne leur avait pas cherché des noises…
— Comment vous avez su que c’était eux, du coup ?
— Quand on l’a récupéré, ils étaient dans la rue d’à côté. On est passé devant eux avec lui, ils ont ricané.
— Ça vous suffit pour les incriminer ?
— Ils n’ont pas regardé sa jambe. Ils savaient déjà, c’étaient nos têtes qui les amusaient.
— Oui, bon, ce n’est pas vraiment une preuve irréfutable. Ils ont toujours tendance à rire des trucs glauques. Et vous n’avez pas suivi complètement le regard de plusieurs individus pour vous assurer qu’ils ne matent pas la jambe de votre pote. Ou alors vous avez loupé une carrière dans la police en tant qu’enquêteur…
— Vous moquez pas de moi, qui d’autre ça pourrait être ? Vous en connaissez beaucoup des mecs bizarres qui trempent dans ce genre d'affaires ?
— C’est la première fois que je vois ce type de blessure. Enfin, première fois de manière aussi marquée. Les effets secondaires de la brumeuse, mais là c’est trop propre. Enfin c’est sale et propre, vous avez compris ?
— Ouais, non.
— Bref, effectivement, ce sont les plus suspects. Vous ne voulez pas laisser la police s’en charger ?
— Sérieusement ?
Ouais, question un peu conne.
— Oubliez ça. Idée à la con.
— Pas de souci, c’est le bordel.
— Bonjour !
La voix a retenti depuis l’entrée. Une voix un peu trop enjouée pour quelqu’un qui se pointe dans une clinique clandestine. Je sors de la chambre et descends pour trouver trois personnes, non armées. La première arbore une grand sourire, c’est une jeune femme, comme l’indiquait le ton de sa voix. Grande, mais pas autant que moi. Des cheveux blonds, ondulés, bouclés aux extrémités, qui accueillent des mèches blanches ici-et-là. Un tatouage semble recouvrir sa nuque mais je n’en vois qu’une partie. C’est une Luli. J’en ai déjà croisé pas mal, je reconnais le contour du cercle. Peut-être qu’ils sont au courant pour le patient ? Je devrais leur demander…
— Bonjour, Toubib, c’est ça ?
— Moi-même.
Les deux autres discutent, derrière. Ils sont étranges. Ils ne portent pas les tatouages caractéristiques et ils n’ont aucune ressemblance physique. On dit que les Lulis sont tous de la même famille. Et ce ne sont pas les cheveux blonds, ni la peau parsemée de taches étranges qui me font dire ça. Ils ont quelque chose dans leur démarche. C’est pas de l’assurance ou de la conscience mais une absence de peur, de crainte. Et ça les rend dangereux.
— Je suis venue vous demander un petit service. Ce soir, on organise un petit évènement au Noxygen. Et on risque d’avoir besoin de vos services.
Pas normal. Peut-être un piège. Chaque fois que j’étais dans les parages quand un Luli se faisait planter, on m’a interdit de le soigner. Là, dans une de leurs boîtes, je vais devoir assurer que personne ne crève ?
— Des gens risquent de mourir ?
Si c’est le cas, je veux pas être tenu responsable.
— Normalement non. Mais si ça peut vous rassurer on peut vous payer la moitié de votre tarif à l’avance.
— Vous connaissez mes prix ?
— Pas encore, mais je suis sûr que nous allons pouvoir trouver un arrangement.
Elle me regarde en souriant. Je me suis peut-être trompé. Elle n’a pas l’air arrogante, ni méprisante. Elle a sincèrement besoin de médecins et je sais que je ne suis pas le premier à qui ils demandent.
— Vous allez faire quoi ? Que je sache quoi prendre.
— Vous acceptez ?
— Pas encore, déjà soyez transparent avec moi.
— Nous allons recevoir un arrivage d’une variante de notre produit phare et nous devons faire les premiers essais ce soir.
— Vous allez tester ça sur vos clients ? Ça risque pas de foutre la merde ?
— Tout devrait bien se passer. Nous avons déjà fait quelques vérifications d’usage. Mais celle-ci n’est pas censée être dangereuse à la première prise, donc ce sera une petite expérience pour les habitués du Noxy.
Je soupire.
— Pourquoi faire appel à des médics extérieurs ? Vous gérez ça vous-mêmes, d’habitude.
— Nous ne sommes pas tous identiques, monsieur Toubib. Je travaille pour mon compte et je pense que j’ai besoin d’experts de la santé pour éviter les problèmes.
C’est cohérent. Il y aura sûrement moyen de récupérer des échantillons pour analyser tout ça. S’ils sont parvenus à neutraliser les problèmes de la première prise, peut-être que je pourrai étendre ça…
— Je vous fais un devis, je suis payé à la présence et au nombre de patients pris en charge, ça vous va ?
— Pas de problème pour moi. Soyez au Noxy vers 2 h 30, qu’on ait le temps de vous briefer et de tout préparer.
— Il y a une sortie sécurisée, en cas de descente ?
— Oui, la sortie du personnel. Je vous montrerai plus tard.
Je lui tends la feuille de papier. C’est cher, je le sais, plus cher que ce que je facture d’habitude, mais pas trop cher non plus. Je n’ai pas envie de prendre des risques pour rien.
— Vous êtes bien honnête, monsieur. Je pensais payer plus cher.
— Je ne serai pas contre un petit supplément si vous êtes satisfait de mes services.
Petit sourire en coin. Tant mieux.
— Vous connaissez l’adresse ?
— Oui, pas de souci, à plus tard.
Elle me salue puis quitte les lieux. Ma soirée risque d’être chargée, mais je pense à quelque chose.
— Je ne sais pas si vous avez envie de le venger ou autre chose, mais j’ai peut-être un plan.
C’est une idée à la con. Mais si on fait appel à moi plutôt qu’à des médecins Lulis, j’aurai probablement une fenêtre.
— Comment ça ? me demande le grand type en costard.
Pour être honnête, je n’avais pas vraiment fait attention à eux avant cet instant. Parce qu’ils n’étaient pas utiles. Mais s’ils acceptent de m’aider pour ça, je peux bien leur accorder un peu de considération.
— Une Luli vient de passer. Elle m’a proposé un travail au Noxygen, ce soir.
— Elle est toujours là ?
Il porte sa main à sa veste. Il veut juste la flinguer.
— Non, et restez calme.
— Je vais pas la tuer, couillon, juste lui faire regretter d’être née chez les mauvaises personnes.
— Calme-toi, Carlos. Toubib a une idée.
— Merci, monsieur…
— Clément.
— Bon, messieurs, j’ai donc un travail là-bas qui consiste à superviser les effets secondaires d’une nouvelle variété de brumeuse. Il y aura très certainement quelques-uns de ces enfoirés mais pas trop, vu qu’ils font appel à des gens extérieurs. Vous voulez vous venger et moi je veux les étudier. Je sais de source sûre qu’ils sont bien moins sensibles aux effets négatifs de leur saloperie que le camé lambda. Donc si je peux en obtenir un en vie, je pourrais analyser leur organisme histoire de comprendre pourquoi et de sortir les drogués de la galère.
— Pas gratuitement, je présume ?
— Moyennant une petite dette. Mais du coup, si vous m’aidez, je peux essayer d’en droguer un avec des substances tranquillisantes plus classiques, en mettant la bonne dose. Si j’y parviens, je vous appelle, vous venez le récupérer, vous l’amenez dans une planque que je vous indiquerai. Là, vous l’attachez bien et vous m’attendez.
— Et ensuite ? C’est quand qu’on y gagne quelque chose ? Tu pourrais faire appel à d’autres personnes.
— Oui, mais ça ne serait pas gratuit. Donc, une fois que j’ai fait les prélèvements, je vous le laisse et vous en faites ce que vous voulez. Et si vous avez besoin de mon aide pour lui appliquer quelques opérations, vous pouvez aussi compter sur moi.
— Quel genre d’opérations ?
— Retrait d’organes, amputations propres, ce que vous voulez.
— Vous avez une dent contre eux, Toubib ?
— Pas particulièrement. Je pense juste que vous proposer mes services gratuitement vous incitera à me proposer les vôtres.
Ils sourient, satisfaits de mes réponses. Parfait.
— Je marche.
— Moi aussi, on traînera dans le quartier et vous nous indiquerez où vous retrouver.
— Pas de soucis, vous avez mon numéro ?
— Non.
— Prenez celui-là. Et ne dites rien d’explicite par message.
— On connaît ce boulot, tu nous prends pour qui, le médic ?
— Mes excuses, je suis nouveau dans le monde du kidnapping.
Ils ont quitté la clinique après avoir appelé deux de leurs amis pour tenir à l’œil leur comparse blessé. Tout devrait bien se passer. Mais en attendant la petite sauterie, j’ai un peu de travail…
— Soif…
Oui, je sais que tu as soif… Marine. Je vais l’appeler Marine. Par rapport à son pull. Faut dire qu’elle est salement en manque. Elle reprend conscience, pour quelques minutes, pas plus.
— Vous… êtes…
Elle s’effondre à nouveau sur la table. Je l’ai un peu attachée pour que ce soit plus simple. Malheureusement, je ne peux pas tenter d’anesthésie. Mais je n’ai pas besoin de l’ouvrir, j’ai déjà fait les examens internes la dernière fois. Leurs organes sont au bord du gouffre mais tiennent pour des raisons inconnues, c’est fascinant. L’approche par nutrition stable et restauration des fonctions vitales n’a pas fonctionné, malgré tous mes efforts. Je vais donc tenter autre chose. J’ai préparé des perfusions, des poches de sang et beaucoup de médicaments. Il faut que je fasse attention aux doses, certains pourraient mal réagir. Mais j’ai pas réussi à mettre la main sur la composition exacte de cette merde. Je regarde mon plan pour ce soir. On va commencer par lui purifier un peu le sang. Les pompes et les seringues sont en place, les perfusions aussi, j’ai juste à réguler manuellement. Le sang que je vais lui injecter aura directement les produits nécessaires. On va y aller doucement.
Alors que j’enfonce la seringue pour la première injection, une petite écaille apparaît dans mon champ de vision. Ce n’est pas de l’écaille de reptile, la peau s’est juste tendue au maximum pour créer un espace dur. Je vide toute la seringue dans son corps et j’attends. Ses constantes vitales ne s’améliorent pas, son rythme cardiaque est toujours beaucoup trop bas. Il ne faut pas forcer. Si j’arrive à les maintenir stable, ce serait déjà une victoire.
Merde. C’est pas du tout stable. On dirait que tout lâche. J’ai vérifié les organes, ça tient plus. Merde, merde, merde ! C’était dans le sang. Il faut que j’analyse son sang, il y a un composé qui fait tenir le corps. Quel merdier. J’ai pas le temps pour les analyses… Il faut de la solution nutritive, vite !
Pas le temps. Elle va crever. Peut-être que je peux la maintenir en vie encore quelques jours, le temps de vérifier si ça fonctionne. Je peux pas récupérer le rein et l’autre tient à peine. Faut que j’aille l’extraire.
— Où est-ce…
— Regarde pas.
J’ai ajouté une sangle pour qu’elle ne puisse pas bouger la tête. Elle n’a toujours pas la force pour bouger mais si elle se met à crier ça va me déconcentrer. Elle ne devrait pas sentir les coupures vu son état.
Je la sens qui tremble. J’ai retiré tout ce qui était mort de son abdomen. Elle gémit et si son corps semble plonger dans des eaux glacées, son front est brûlant. Mais il commence déjà à refroidir, c’est bientôt terminé.
Ce traitement est également un échec. Probablement parce que l’agent permettant la survie du corps malgré les défaillances se trouve dans le sang. Il s’attache aux globules et est amené aux organes pour que tout reste à peu près stable. Je ne sais pas, il va falloir des tests. Beaucoup de tests. Heureusement que j’ai pu récupérer pas mal de sang. Il faut que je me débarrasse du corps…
J’ai tous les échantillons qu’il me faut et je l’ai découpée en morceaux. Désolé, Marine, tu n’auras pas survécu. Ce n’est pas la première fois que je m’occupe d’un camé. Pas que ça m’intéresse particulièrement, mais s’il est possible de traiter cette addiction, de sauver ces âmes perdues, ce sera une belle porte ouverte vers le monde médical. Mais ça, c’est si cette drogue et les effets qui vont avec les intéressent. De ce que j’ai remarqué, personne, hors du monde criminel, n’a l’air au courant de cette saloperie. Pas que ça me dérange, mais c’est quand même bizarre. Surtout avec l’augmentation des consommateurs dernièrement. Et, dans tous les cas, les drogués qui se rendent compte qu’ils sont dans la merde pourraient bientôt demander un traitement. Si je suis le seul à pouvoir le fournir, ça me donnera le monopole sur ce petit marché. Bien sûr, faudra que je m’assure que personne ne balance. Qu’on sache juste où déposer une requête pour obtenir le traitement. Si possible, j’en ferai une pilule. Mais s’il faut toute une opération pour se détacher de cette merde, ça risque d’être complexe à camoufler. Encore plus si ces bâtards de Lulis s’en mêlent.
Je lâche les premiers paquets dans les égouts. Pas besoin d’y aller, on a un système pour faire disparaître nos déchets comme ça. Heureusement, nous sommes sous des zones résidentielles, donc ça pourrait venir de n’importe où et cette clinique n’est même pas censée exister. Bien sûr, ils pourraient enquêter un peu mais on a toujours bien réussi à éviter les descentes policières. Je fais mes derniers adieux à la mâchoire inférieure de Marine avant de prendre mes affaires. Il est bientôt deux heures.