Il n'y avait aucune raison pour que cela se déroule mal. Absolument aucune.
Artyom n'en était pas à sa première conférence. Féru d'histoire et fervent initiateur de l'événement auquel il s'apprêtait à participer, l'homme aurait d'ordinaire écouté les papillons d'excitation qui faisaient usuellement frémir ses boyaux, et mis toute sa passion dans la préparation du séminaire. Mais, cette fois-ci, des circonstances tout à fait exceptionnelles le rendaient plus fébrile que jamais.
À commencer par la présence de son idole depuis l'enfance, la réincarnation miraculeuse d'un génie du début XXème siècle, Nikola Tesla, au sein de T-263, un humain moderne.
Ce dernier s'avançait justement vers lui, vêtu d'une redingote qui donnait l'impression de se retrouver devant un comédien, la projection historique d'un personnage maintenant disparu – ce qui d'une certaine manière, se trouvait être tout à fait vrai. Physiquement, l'homme n'avait rien en commun avec son ancienne apparence : jeune et blond, grand, deux yeux verts… Cela devait être étrange d'apercevoir tous les matins, dans son visage, le reflet d'un inconnu, songea Artyom.
Le Dr Tesla arrivait sur lui ; aussi l'expert linguiste interrompit le cours de ses réflexions pour l'accueillir avec un sourire crispé, et une poignée de main qui se voulait ferme.
« M. Tesla ! fit-il d'un ton aussi respectueux que possible. C'est un honneur que vous ayez accepté de prendre part à cette conférence.
– Je vous en prie. fut sa seule réponse, polie. Je ne pouvais pas ne pas venir. L'inventeur le voulait. »
Tout en essayant de ne pas montrer à quel point cette rencontre le ravissait, Artyom ouvrit le bras pour l'inviter à entrer dans la salle de conférence ; à l'intérieur, son collègue et conférencier principal de l'événement, le chercheur Baudry, était en train d'organiser ses fiches sur l'estrade, devant le grand écran blanc qui d'ordinaire aurait servit à projeter le Power Point, si l'intéressé avait accepté d'en user lors de ses interventions. Fébrile, l'homme releva brusquement la tête et leur adressa un grand sourire.
« Ah ! Voici donc l'expert de cette conférence… M. Tesla. Un plaisir de vous avoir parmi nous. »
Sans attendre de réponse, le chercheur Baudry vint directement à leur rencontre. Il semblait jubiler.
« C'est le grand moment, hein ? Enfin, dans quelques heures… Ce projet est fascinant. Merci de l'avoir proposé, Artyom. Sans ton aide, rien de tout cela n'aurait vu le jour. »
Le Russe bredouilla deux trois mots, disant que cela n'était rien. Il se sentait plus stressé qu'autre chose, à tel point que toutes les paroles qu'il formulait dans son esprit demeuraient coincées dans son œsophage, quelque part entre l'estomac et la pomme d'Adam.
« Rappelez-moi donc le programme, s'il vous plaît ? s'enquit à ce moment-là leur invité, permettant ainsi d'éviter un silence qui aurait été gênant pour tout le monde.
– Très simplement, nous avons décidé de nous concentrer sur les différentes catégories de réincarnations… Leurs caractéristiques propres, le confinement approprié, leur impact sur l'histoire avec un grand H… Naturellement, il vous revient d'exposer votre propre anomalie, M. Tesla… Un café ? »
L'intéressé eut un sourire énigmatique quand il vit que le mug lui étant tendu présentait une bobine tesla sur sa surface en céramique, mais secoua la tête.
« Non merci, je ne préfère pas.
– Moi non plus. avoua Artyom. Peut-être qu'une tisane vous conviendrait mieux ? J'en ai apporté avec moi. »
Cela sembla davantage parler au génie. Baudry avait emmené une tasse portant la mention "Not dead yet", quand Artyom, lui, avait simplement un mug vert décoré avec des formes géométriques, que sa fille lui avait fait il y a bien longtemps pour la fête des pères.
Carburant à la caféine et à la tisane, les trois hommes continuèrent à discuter des détails de leurs interventions, alternant les remarques de formes et les tentatives de style. Même si le chercheur et les deux conférenciers avaient eu le temps de bien préparer leur texte à l'avance, c'était la première fois qu'ils se retrouvaient ensemble pour la "répétition finale". Le pré-résultat leur parut satisfaisant.
Assez pour que, l'heure venue, ils s'installent avec une confiance relative devant leurs collègues éminents.
Devant la salle de conférence maintenant remplie, Artyom n'en menait pas large. Situé à sa droite, le chercheur Baudry exultait, semblant indifférent au trac. Le chercheur Tesla se trouvait lui-même assis à la droite du conférencier majeur, et le Russe était incapable d'évaluer son état. Quelque chose lui disait cependant qu'il était le seul à être atteint d'un cas de stress aussi proéminent… Et pour cause.
« Salutations, mes aimables collègues, fit-il en maîtrisant ses émotions et en se composant une mine affable, puisque c'était à lui que revenait la lourde tâche du discours d'ouverture. Je suis heureux que vous ayez fait le déplacement aujourd'hui pour cette conférence, qui me tenait beaucoup à cœur en tant que grand amateur d'histoire. Le sujet que nous aborderons aujourd'hui, à savoir "Réincarnation et Histoire des hommes", ne compte que peu d'experts ; c'est pourquoi nous sommes très chanceux d'accueillir le seul spécialiste français de l'étude générale de la métempsycose… M. Baudry. »
L'intéressé se leva un instant pour saluer, prenant à son tour la parole :
« Je tiens à remercier le Dr Dvornikov, qui, puisqu'il est trop humble pour se présenter lui-même, verra son portrait dressé par mes propres soins. Bien qu'il ne soit "qu'un simple expert en linguistique" – je le cite ici–, il dispose d'un intérêt très prononcé pour les événements historiques, et de connaissances particulièrement poussées en la matière. C'est également lui qui eut l'idée de proposer cette conférence, et lui qui prit contact avec moi pour l'organiser. C'est donc lui qu'il faut remercier pour cette journée, et j'aimerais que nous lui rendions honneur par de nombreux applaudissements.
– Ce n'est rien… marmonna le destinataire des remerciements, très gêné, mais en vain. »
La plupart des chercheurs étaient très intolérants au bruit, particulièrement ceux atteints de syndromes quelconques les rendant plus sensibles aux sons forts. Les applaudissements consistèrent donc en une marée de mains se levant en l'air pour s'agiter, à la manière des sourds ; cela fut suffisant pour qu'Artyom grimace discrètement. Il n'aimait pas cette attention.
« Merci, merci, souffla-t-il, en échouant à réprimer le rouge qui lui montait aux joues, ce qui tira quelques sourires amusés à l'assistance. Hm hm… Mais M. Baudry n'est pas le seul intervenant dont nous pouvons nous montrer reconnaissant de la présence aujourd'hui. Vous le savez sans doute, mais parler d'un groupe sans lui donner voix lors de la discussion, est sans aucun doute le meilleur moyen de laisser porte ouverte aux préjugés comme aux erreurs scientifiques. »
Toutes les personnes présentes dans la salle étaient dotées d'accréditations de niveau 2 ou supérieur ; le chercheur n'avait donc pas besoin de s’embarrasser de mesures de censure.
« C'est pourquoi j'ai l'immense plaisir de vous annoncer que le Dr Tesla, réincarnation de l'homme de science portant ce même patronyme, a accepté de nous épauler dans cette tâche que fut l'organisation de cette conférence, et s'est même proposé comme intervenant. »
Le spécialiste en électrotechnique et en confinement électromagnétique accueillit les hommages d'un mouvement de la main. "Proposer" n'était pas le mot : c'était plutôt Baudry qui l'avait supplié de prendre part à cette conférence, au grand dam d'Artyom. L'homme n'avait pas été difficile à convaincre, la perspective de pouvoir expliquer de lui-même son anomalie semblant lui paraître appropriée. Il ne se manifesta pas, laissant l'organisateur reprendre la parole.
« Les réincarnés, s'ils ne sont pas nombreux relativement à la densité humaine subsistant depuis l'aube de notre espèce, jouent pour la plupart un rôle majeur dans notre histoire commune : ils transcendent en partie la mort, et peuvent user de cette particularité pour se constituer comme figures majeures, motrices de notre société. Il est important de ne pas confondre réincarnation et immortalité : en règle générale, une personne réincarnée est capable de mourir. L'esprit associé au corps se verra simplement projeté dans un second corps, puis un troisième, et ainsi de suite. La réincarnation n'est cela dit pas garante d'éternité : la plus grande partie des réincarnés voit cette capacité disparaître après un certain nombre d'itérations, ce qui les voue à une mort définitive. »
Comme dans un jeu de balle savamment orchestré, le chercheur Baudry reprit la main tout sourire, laissant son confrère linguiste reposer sa langue et calmer son rythme cardiaque. Il fut bien plus à l'aise dans sa présentation, cela se voyait qu'il maîtrisait le sujet et qu'il s'amusait à faire ce qu'il faisait. Son aisance orale était surprenante pour sa qualité de chercheur, un métier qui ne favorisait pas toujours le contact humain.
« Mais qu'est-ce qu'une réincarnation, au juste ? La réincarnation, c'est la pluralité des vies humaines. Il ne faut pas se fier aux apparences : c'est une science complexe que celle-ci, qui divise sur plusieurs points la communauté scientifique. Toute réincarnation implique une mort préalable dans un passé plus ou moins lointain : dans le jargon, on désigne ces réincarnations sous le terme d'itérations, opposées à l'éclosion, la première vie que le sujet a vécue et celle où il s'est véritablement construit sur le plan psychologique. Ah, une petite clarification que j'ai failli oublier : la réincarnation est intimement liée à la notion de vie, donc d'organique : toute transposition d'un esprit humain dans un objet non-organique ne relève pas de ce domaine, et ne sera pas abordée lors de cette conférence. Il s'agit d'une science à part entière, la théorie de la transposition des essences. Il faut également la différencier des cas de possessions, qui impliquent qu'un esprit défunt dérobe le corps d'un esprit vivant ; des résurrections, qui désignent le retour d'un corps mort à l'état de vivant, en plus de l'esprit qui l'habitait auparavant ; ou encore des différents corps éthériques qui permettent à l'esprit d'agir sur l'environnement sans corps organique. Bien ! Maintenant que ces points sont éclaircis, entrons dans le vif du sujet ! Cette conférence se divisera en plusieurs parties selon les différentes classifications de réincarnations, et l'impact que ses représentants ont sur l'histoire.
– Définissons dans un premier temps ce qu'est une figure historique, reprit Artyom, bien plus posé cette fois-ci. Il s'agit d'une personne, voire d'une communauté, dont les actions ont marqué la société et contribué à la modifier de façon conséquente, si bien qu'elle sera retenue à travers l'évolution du temps ; en résumé, une figure historique est un moteur de l'Histoire, de nature humaine. Une figure historique est en général la conjonction d'opportunités saisies et de compétences remarquables ; il existe des configurations psychologiques qui, si elles ne sont pas propres aux figures historiques, tendent à les faire maturer et à permettre leur émergence. C'est pourquoi le premier sujet abordé sera les structures mentales que la réincarnation construit au sein de l'esprit humain, et en quoi ces structures permettent aux réincarnés de se constituer plus facilement en tant que figures historiques. »
Artyom sentit depuis sa place le raidissement discret du principal concerné, qu'il avait déjà remarqué lors de la répétition. C'était une chose d'entendre des études sur sa propre particularité, c'en était une autre de se voir décortiqué sur le plan psychologique par les-dits experts. Aussi, le chercheur fit-il quelques minimes modifications dans son discours d'origine, soucieux de respecter la sensibilité de leur intervenant.
« La mentalité humaine étant ce qu'elle est, chaque cas de réincarnation est doté d'une psychologie unique lui étant propre. Nous ne ferons que présenter de simples schémas récurrents, et communs au réincarnés comme aux figures historiques. Ces schémas psychologiques tendent à se manifester lors de la troisième ou quatrième itération ; l'éclosion est en règle générale une vie des plus banales durant laquelle le sujet n'a pas conscience de sa particularité, l'itération seconde un stade intermédiaire durant lequel le sujet se questionne sur l'anomalie dont il est victime, ce qui entraîne diverses réactions allant du déni à la panique. Les structures mentales dont nous parlons peuvent être utilisées pour déceler les réincarnés au sein de la population, une méthode efficace dont mon confrère plus savant saura mieux vous parler que moi.
– Nous parlons ici de schémas de pensée bien précis, aisément décelables par tout psychologue un tant soit peu compétent. Les enfants trop précoces, les personnes disposant de compétences et de connaissances n'étant pas liées à leur parcours professionnel, peuvent indiquer un réincarné situé dans une itération récente, ayant par conséquent des difficultés à contrôler son anomalie ; ce statut s'accompagne en général de divers symptômes post-traumatiques, comprenant une angoisse vis-à-vis de la mort, de la perte des êtres chers, de l'éternité, ainsi qu'une fascination irraisonnée pour les thématique de l'immortalité et de la réincarnation – les réincarnés représentent une partie non négligeable des conversions au bouddhisme ou à l'hindouisme. Par la suite, il devient plus difficile de les identifier par ces biais : au fil des itérations, les sujets tendent à accepter leur condition et à se réinsérer dans la société. Apparaissent alors des structures mentales plus avancées et permanentes, qui se figent au fil des réincarnations : nous ne nous intéresserons qu'à certaines d'entre elles. Le rapport qu'ont les réincarnés avec la mort joue définitivement un rôle dans leur proportionnalité à devenir des figures historiques : on constate notamment deux tendances majeures, la première étant que les sujets perdent toute peur liée au décès et n'hésitent pas à se placer dans des situations dangereuses ; la seconde est au contraire une conscience exacerbée de la fragilité de la vie, surtout celle des autres, et des efforts qu'il faut faire pour la préserver. »
Le Dr Tesla clarifia un instant sa gorge, avant d'embrayer sur la suite. Il avait une jolie voix, et une détermination certaine à aller jusqu'au bout de cette conférence, avec dignité, même s'il en était l'un des sujets principaux.
« Les réincarnés auront donc bien plus de facilité à se lancer à corps perdu dans un projet qui les tient à cœur, ceci même si leur santé s'en retrouve compromise. Les scientifiques se négligeant, les sportifs allant jusqu'à l’aliénation de leur corps, les penseurs torturés… La plupart des spécialistes pensent en effet que Pascal fut un réincarné d'une itération récente, située entre la troisième et la cinquième : un homme en haine profonde de son corps, puisque celui qui lui échoua cette fois-ci souffrait de dysfonctionnements profonds… Car si les réincarnés ne craignent pas la mort, la douleur leur est toujours profondément désagréable. Les travaux du Dr Angueloff, précurseure en la matière, ont démontré en outre que sa foi si prononcée serait liée à des péchés commis dans une de ses vies antérieures, pour laquelle il était persuadé d'avoir été puni par le divin en recevant des maux physiques. Ses derniers mots n'étaient d'ailleurs pas, contrairement à la croyance populaire, "Puisse Dieu ne jamais m'abandonner", mais "Puisse Dieu ne jamais m'abandonner, dans cette vie ou dans les suivantes". Ses proches ont tu cette dernière partie afin de ne pas jeter le déshonneur sur son décès. »
Il se permit de reprendre une gorgée de tisane, avant de continuer :
« Parlons maintenant de la seconde tendance, celle où le sujet prend à cœur la vie des autres en raison de leur fragilité. Cette dernière ne pousse pas les réincarnés à se lancer dans de grands coups d'éclats, mais à consacrer certaines de leurs itérations au bonheur des autres, notamment de leurs proches. Ces actions sont moins remarquées, bien que toute aussi importantes sur le plan de l'évolution : on en retrouve notamment au sein de la médecine ou de l'humanitaire. Les grandes évolutions sociales et la lutte contre la discrimination ont toujours accueilli en leur sein des réincarnés très engagés, simplement parce que la quasi-totalité des réincarnations transcende les notions d'ethnie, de sexe, de classe sociale… Les réincarnés sont plus à même d'adhérer à l'idée selon laquelle les êtres humains méritent tous les mêmes droits et le respect mutuel, bien que la tendance inverse puisse également être observable. Certains sujets se trouvent confortés dans leurs préjugés étant donné leurs expériences passées, et s'affirment très réfractaires au changement. Les réincarnés ont ainsi tendance à ne pas apprécier les technologies les plus récentes et à éviter de s'y confronter. »
Une main se leva dans l'assemblée. Ce fut Baudry qui prit la question.
« Oui ?
– Est-ce que cela veut dire que Mère Theresa, ou mettons Malala Yousafzai, sont des réincarnations ? »
Les trois conférenciers se jetèrent un coup d’œil, se concertant silencieusement.
« Non, répondit finalement Aryom. Comme nous l'avons dit précédemment, les figures historiques et les réincarnés ne font que partager des schémas de pensé atypiques, mais qui se retrouvent également dans l'homme commun. De manière générale, les réincarnés n'agiront dans l'ordre du social que si leur itération les confronte à un territoire, une société où des droits dont ils jouissaient auparavant ne leur sont plus accessibles, pour des raisons de despotisme ou de discrimination. Par la suite, ces sujets auront davantage tendance, dans les itérations suivantes, à militer pour l'égalité et les droits de l'homme, et à tenter de faire progresser la société.
– La faire progresser sur le plan social, intervint Baudry, mais pas seulement. Pour certains réincarnés, la perspective d'une éternité supposée leur permet de se fixer un objectif bien précis : tout expérimenter, tout connaître. L'accumulation de savoir et de sensation, sans crainte des conséquences. Cela s'affilie souvent à une certaine nonchalance d'être, le sentiment que rien n'est grave dans la vie. Poussée à l'extrême, cette structure de pensé peut aller jusqu'à un égocentrisme surdimensionné et la disparition totale de toute empathie, voire de tout intérêt envers autrui.
– Les figures ayant marqué l'histoire ne sont pas toutes des exemples de dévotion ou de science, rappela le Russe en reprenant la parole. En accumulant des connaissances à chaque itération, les réincarnés disposent alors de moyens de pression supplémentaire pour obtenir… Oui ? »
Une autre question leur fut posée :
« Mais le cerveau humain n'a-t-il pas des limites établies ? Comment peuvent-ils vraisemblablement se souvenir de deux vies avec précision ? Qui plus est des connaissances pures qu'ils ont accumulées ?
– Excellente question ! apprécia Baudry, le seul véritablement habilité à y répondre. Voyez-vous, il n'existe aucune certitude, rien que des théories ; l'une d'entre elles est néanmoins acceptée par tous comme étant la plus probable, c'est celle des extensions éthériques… Un genre de prolongement de la mémoire qui ne relèverait pas du plan physique, mais de l'immatériel, une excroissance de l'esprit qu'il emporterait avec lui à chaque itération… et qui serait bien plus efficace que notre mémoire corporelle. Toutefois, elles ne se rendraient disponibles après seulement que le cerveau organique ait atteint une certaine maturité, autrement le flux d'information serait nocif pour l'individu en bas âge. Vous conviendrez sans aucun doute que, dans le cadre de la recherche et de l'évolution des sciences, il s'agit là d'un atout majeur à l'origine de plusieurs découvertes significatives. On peut émettre l'hypothèse que ces extensions éthériques seraient a priori sans limite, et pourraient accueillir les souvenirs d'un nombre infini d'itérations ; difficile de vérifier cela, sachant que nous connaissons peu de cas de réincarnation ayant le potentiel de tendre vers l'éternité. Pour plus de renseignement, je vous invite à vous référer à l'excellent ouvrage Extensions éthériques et cerveau : où se trouve la mémoire humaine ? des Drs Choenyi et Okamoto, experts dans ce domaine… M. Dvornikov, si vous voulez bien continuer ?
– Hmm… Oui, bien entendu. Je disais donc, certains réincarnés usent de leur particularité pour exploiter certaines failles du système dans leur propre intérêt, comme l'on pourrait s'y attendre. Couplez cela aux divers troubles mentaux menaçant les réincarnés, et vous comprendrez à quel point ces individus peuvent se montrer dangereux, et marquer de façon permanente les esprits. Un traumatisme subi dans une itération reste gravé dans celle qui suit. Un des cas les plus célèbres, Jack l'éventreur : il a été démontré depuis plusieurs années déjà que le meurtrier n'était autre qu'un réincarné. Une travailleuse du sexe tout à fait stable sur le plan mental, ayant déjà vécu de nombreuses itérations dans la discrétion et l'équilibre les plus complets, qui fit une très mauvaise et malheureuse rencontre donnant lieu à l'itération suivante. Et ainsi survint la naissance du fameux meurtrier que tout le monde connaît sans pouvoir pour autant se prononcer sur son identité. Quand la mort ne veut plus rien dire pour soi, il devient plus aisé d'orchestrer celle des autres.
– Tous les cas de réincarnés usant de leur anomalie pour nuire à la société ne sont heureusement pas aussi sombres que celui-ci, rassura Baudry, avec un sourire désarmant. La plupart se contentent de s'insérer dans des réseaux pré-existants de contrebande et de trafic, voire d'en créer de nouveaux. Les plus prévoyants mettent de côté le fruit de leur larcin en vue d'une itération future. Beaucoup de réincarnés usent de leur expérience pour se reconvertir dans les domaines de l'économie, surtout de la finance… Ce qui explique en partie les fluctuations constantes que subit ce champ d'expertise. Naturellement, les réincarnés font également d'excellents historiens… Peut-être avons-nous l'honneur d'en accueillir quelques uns parmi nous, ici même, qui sait ? »
La remarque s'attira les rires du public. Tout semblait magnifiquement se dérouler, à première vue.
« Mais nous ne faisons ici qu'émettre des généralités, rappela Artyom. Il existe énormément de types de réincarnations différentes… Que nous allons traiter dans la seconde partie de cette conférence. Ne vous inquiétez pas, la troisième partie conclura notre intervention, et ensuite nous vous laisserons tranquille. »
Il n'avait pas prévu que cela devienne une blague, mais visiblement l'audience sembla apprécier. Peut-être que finalement, l'événement allait pouvoir se terminer sans accrocs. Le Russe jeta un léger coup d’œil à ses collègues : si Tesla semblait impassible, Baudry jubilait.
Cela ne le rassurait aucunement.
« Nous autres, chercheurs en métempsycose, prenons en compte plusieurs grands facteurs lors de la classifications des réincarnations. Leur nature, bien sûr, mais pas seulement. On peut ainsi différencier deux origines différentes pour un cas de réincarnation, une anomalie aléatoire, ou plus exceptionnellement une expérience humaine. De même, les réincarnations peuvent être courtes, une dizaine d'itérations, longues quand cela dépasse ce nombre, et enfin "à potentiel d'éternité" à partir du moment où un réincarné atteint sa cinquantième itération et se trouve toujours en vie. Comme vous le voyez, un réincarné peut donc influencer sur une très longue durée la société dans laquelle il évolue. Mais ce qui nous intéressera particulièrement aujourd'hui sera la nature précise des réincarnations observables, et leur impact sur l'Histoire.
– La réincarnation la plus classique et connue du public est celle d'un individu qui après sa mort, voit son esprit projeté dans un autre corps humain par le biais de la formation d'un fœtus. C'est en apparence très simple, mais la réalité est beaucoup plus complexe, raisonna Artyom. Il existe une grande multitude de facteurs internes qui permettent une classification bien plus fournie. Commençons donc par la plus simple, celle que je viens d'évoquer : la réincarnation par continuité. Basiquement, elle se définit par un esprit humain qui se réincarne dans un corps humain, ceci à chacune de ses itérations, dont le nombre varie beaucoup trop pour que nous soyons en mesure de vous donner une moyenne effective. Je peux cependant vous parler des sous-classes que cette famille abrite : la continuité disruptive, dans laquelle chaque itération vécue par le sujet différera de la précédente ; et la continuité cyclique, plus exceptionnelle, où le sujet semble condamné à vivre dans chaque itération une répétition approximative de la précédente. Dans le premier cas, les réincarnés n'influencent l'histoire que par leurs propres actions et décisions. Dans le second cas en revanche, l'Histoire s'en retrouve affectée si la portée de l'itération est suffisamment importante pour que sa répétition affecte les événements de la société. Par exemple : selon des études récentes, puisque cette sous-classe n'a été correctement définie qu'en 2006, une seule et unique personne serait ainsi responsable de l'assassinat de Gandhi en 1948 et de Martin Luther King Jr. en 1968, voire peut-être du Président Kennedy en 1963. Il semblerait que ces cas de réincarnations aient été plus répandus dans le passé – peut-être un facteur génétique, héréditaire –, et auraient ainsi motivé la théorie du temps cyclique retrouvée dans la plupart des sociétés archaïques, qui voyaient l'écoulement du temps comme une suite de cycles immuables, et l'histoire comme la répétition éternelle de situations auxquelles était confronté l'homme. »
Baudry sembla pressé de reprendre la parole ; Artyom savait qu'il avait particulièrement hâte d'arriver au clou de la conférence. Il coula un regard en coin à leur invité d'honneur : celui-ci attendait patiemment qu'arrive l'instant où il devrait se lever pour expliquer sa propre particularité. Était-il inquiet ? En tout cas, cela ne se voyait pas.
« Une autre famille ayant inspiré de nombreux mythes anciens, notamment ceux grecs et romains sur les métamorphoses : la réincarnation trans-espèce. À notre connaissance, ces réincarnations sont toujours extrêmement courtes, ne dépassant pratiquement jamais la seconde itération : le sujet qui perd son corps humain se trouve réincarné sous une autre forme organique, qu'elle soit animale ou végétale. Si l'on ignore toujours la nature exacte de l'anomalie à leur origine, il a été remarqué que le sujet avait tendance à se réincarner en une espèce avec laquelle il avait eu une grande affinité de son vivant en tant qu'homme : les animaux domestiques et les plantes de jardins sont donc les premiers candidats. Les taux de réincarnations au sein des oiseaux sont pour une raison inconnue particulièrement élevés, surtout au sein des corvidés. Ces réincarnations sont typiquement déroutantes pour le sujet, qui ne conserve que quelques bribes de ses souvenirs et facultés précédentes. Pour un exemple plus moderne, la légende veut que Kafka ait été inspiré, lors de l'écriture de La Métamorphose, par le récit de son oncle, transformé en cafard et redevenu homme lors de sa troisième et dernière itération. »
Il fit une pause, se laissant le temps de respirer. Une âme peut-être un peu timide en profita pour poser une question :
« L'inverse existe-t-il ? Un animal ou un végétal réincarné en humain ?
– Le cas n'a jamais été observé par la science. En revanche, des réincarnations par continuité sont tout à fait possibles au sein du règne animal ou végétal. Les extensions éthériques semblent par contre être un phénomène spécifique à notre propre espèce ; le domaine scientifique s'est donc consacré principalement sur la métempsycose humaine, plus variée et plus conséquente. »
Baudry prit une gorgée, d'eau cette fois-ci, avant de continuer :
« Il existe également une famille très proche des réincarnations par continuité cyclique, mais dont les spécificités sont telles qu'une branche entière de notre profession est dédiée à son étude. Il s'agit des réincarnations conditionnées. Voyez-vous, lorsque l'on aborde un phénomène, naturel comme surnaturel, l'on en étudie les causes et les aboutissements. La question "Comment ?" est bien plus appréciée des scientifiques que la question "Pourquoi ?", qui relève davantage de la philosophie et de l'ésotérisme. Or, les réincarnations conditionnées nous confrontent à ce fameux Pourquoi. Il en existe deux formes : tout d'abord les conditionnements de suite. Pour que l'itération suivante se produise, le sujet doit accomplir une action bien précise, autrement son existence corporelle s'arrêtera là. Le conditionnement peut être de nature très variée ; une théorie, peu documentée il est vrai, affirme même que chaque être humain serait un réincarné conditionné par suite – que l'on nomme conditionné S.– ; mais que la faible probabilité d'accomplir son conditionnement nous condamnerait, dans la très grande majorité des cas, à ne pas dépasser le stade de l'éclosion. Quoi qu'il en soit, certains de ces conditionnements, tout comme pour les réincarnations par continuité cyclique, ont une portée largement historique. Je pense notamment aux Printemps arabes de 2010, qui furent motivés entre autres par une cellule de réincarnés conditionnés S., les Anciens Penseurs d'Orient, Nouvelles Idées de Changement dont l'objectif principal était d'obtenir de nouvelles itérations tout en faisant progresser sur le plan philosophique, idéologique et social le monde arabe. Elle comptait parmi ses leaders la réincarnation de l'intellectuel syrien Al-Kawakibi.
– La seconde sous-classe est celle des conditionnements de fin, repris Artyom pour ce qui devait être sa dernière intervention dans cette partie-ci de la conférence. Un sujet particulièrement cher aux historiens comme aux experts métempsycoses. Le nom est explicite : tant qu'une action précise, le conditionnement, n'aura pas été accomplie dans une itération, le sujet continuera à se réincarner, encore et encore. Très souvent, le sujet est conscient de la nature de ce conditionnement de façon instinctive, sans pouvoir se l'expliquer, et cherchera à le réaliser. L'exemple le plus connu est celui de la Société Des Nations et de l'Organisation des Nations Unies : le président Wilson était la soixante-quatorzième itération d'un réincarné conditionné F., dont l'objectif était "d'unifier le monde". Devant l'échec de la SDN, sa soixante-quinzième itération, Roosevelt, participa à la création de l'ONU. Devant l'ampleur de la tâche, il est fort possible que notre ami y travaille aujourd'hui encore. Ce qui nous amène à la dimension contemplative de cette réflexion : théoriquement, les réincarnations conditionnées sont les seules à véritablement pouvoir se prolonger éternellement, les autres familles ne se définissant pas par un conditionnement, mais a priori par un nombre limité d'itérations. Dès lors la perspective d'une Histoire forgée par des esprits éternels doit être envisagée ; il existe par exemple des preuves de l'existence d'un groupe de mercenaires extrêmement fermé, dont les membres sont tous des réincarnés, souvent conditionnés S., se proposant pour des missions suicides à grande ampleur. De façon plus prosaïque, le cas des réincarnés par conditionnement confronte également la communauté scientifique à la thématique du destin : les conditionnements réalisés de l'homme façonnent-ils l'histoire, ou est-ce l'histoire qui s'arrange de façon à ce que ces conditionnements soient remplis ? Peut-être que cette question est trop obscure en ces termes ; aussi vais-je invoquer le paradoxe du Soldat Inconnu, mis en valeur dans les travaux du Dr Steiner. Le paradoxe du Soldat Inconnu se concentre sur un réincarné conditionné F., dont l'existence est avérée, qui ne connut que deux itérations en comptant l'éclosion. La première en 1892, la seconde en 1921. Il s'avéra que son conditionnement consistait à sauver son frère sur le front, ce qu'il put réaliser sous les bannières du IIIème Reich en 1944. Les recherches ont isolé une pluralité inhabituelle de facteurs rendant le-dit conditionnement très précis et spécifique, notamment sur le type d'arme utilisé, le camp dans lequel il devrait être au sein de la guerre et les conditions météorologiques. Le paradoxe réside en cette simple question : est-ce que les conditionnements du Soldat Inconnu ont suivi le cours de l'histoire, ou est-ce l'histoire qui s'est écrite de façon à lui permettre de les réaliser ? Les experts s'interrogent toujours. »
Le moment qui venait était important. Artyom adoucit sa voix :
« Et maintenant, voici venir la dernière famille de réincarnés. Mais je vais laisser la parole à mon confrère M. Tesla qui, naturellement, vous l'expliquera mieux que moi, puisque c'est celle à laquelle il appartient. »
L'intéressé salua d'un mouvement de tête très élégant, typiquement vieillot, le locuteur. Il parcourut ensuite l'assemblée du regard. Le chercheur Russe eut la fugitive impression de le voir déglutir.
« Je vais donc vous parler des réincarnations par strate. Oui, c'est un terme emprunté à la géologie, lequel désigne différentes couches de terrains sédimentaires qui se superposent les unes aux autres sur le terrain. Eh bien… Cette image est assez représentative. Les réincarnés par strate sont assez rares, lorsqu'elles sont une simple anomalie non-liée à l'homme j'entends. Quand un sujet meurt, il est ensuite réincarné dans un autre corps lors de l'itération suivante, tout comme lors d'une réincarnation par continuité. Différence cependant, il peut ne pas contrôler le corps dans lequel il vient d'échouer, puisqu'il s'agit bien de celui de quelqu'un d'autre. Toute nouvelle itération engendre une nouvelle personne, qui à sa mort sera déplacée dans le corps d'un autre être humain, et ainsi de suite. On nomme les réincarnés qui se trouvent dans leur phase de contrôle "itération active", les autres sont les itérations inactives, numérotées dans leur ordre d'apparition. Il faut savoir que l'itération active est placée en contact constant avec les itérations inactives, et qu'une communication mutuelle peut s'instaurer. Les itérations inactives peuvent même prendre momentanément le contrôle du corps, une à la fois.
– Mais n'est-ce pas particulièrement néfaste pour l'enfant qui vient de naître ? s'inquiéta un spectateur dans la salle sans même prendre la peine de lever la main. Toutes ces sensations, ces souvenirs d'adultes dans un corps à peine né ? »
Une question quelque peu ardue, mais heureusement, l'invité d'honneur avait été formé à y répondre :
« Non, du moins pas en temps normal. Il n'est pas approprié de parler d'extensions éthériques dans le cas des réincarnations par strate ; cependant le système fonctionne un peu de la même façon. Que ce soit par bon sens ou forcé par l'ordre naturel, les itérations inactives ne prennent contact avec l'itération active que très progressivement, au fil de ses expérience et de sa croissance. Elles sont toutefois pleinement présente au sein du corps, simplement endormies, si vous me passez l'expression. Lors d'expérimentations anormales, il a été possible de prendre contact avec des itérations inactives alors même que le sujet n'était âgé que de quelques jours. Mais il existe des exceptions ; et dans ces cas-là, oui en effet, l'effet est destructeur. S'il se déclenche trop tôt, le bambin n'a aucune chance d'évoluer normalement. Si au contraire il se déclenche trop tard, l'enfant ou l'adolescent risque de manifester des signes de dédoublement de la personnalité, ou de schizophrénie. Les réincarnations sous le coup de cette situation disposent en général de peu d'itérations, on appelle ça des réincarnations fausse-couche. »
La réponse sembla satisfaire, et le conférencier put continuer.
« Bref. Ces réincarnations sont les plus faciles à repérer, puisque typiquement les sujets montreront des troubles sévères de l'attention et de la concentration, une certaine hyperactivité et une volonté presque maladive de se différencier des autres par la pratique quelconque d'une activité. Quel impact sur l'histoire, me direz vous ? Eh bien, au fil du temps, de véritables communautés d'itérations se sont formées au sein d'un seul et même individu. Bien qu'ils aient tendance à s'isoler du reste de la société, les réincarnés par strate constituent donc une mine de savoir et une somme d'expériences telle que la plupart échouaient en lieu de conseiller des grands souverains. On leur attribue les plus grands mouvements philosophiques des derniers siècles, surtout en Europe, comme celui des Lumières ou encore l'idéalisme allemand du XIXème siècle. La différence majeure entre cette famille de réincarnations et les autres, c'est qu'ici, il existe une identité plurielle, de multiples individus réunis en un seul ; au contraire d'une unique identité qui se définit et se prolonge par de multiples vies. »
Une main se leva.
« Donc, si je vous suis bien, vous êtes également touché par cette multiple identité. »
La question fit tressaillir de manière infime l'interlocuteur. C'était une corde sensible, que cette binarité de personnalité… qui tendait très fortement à donner l'avantage à la personnalité de Nikola Tesla, ce qui minait peu à peu celle de son hôte.
« En effet, répondit-il bravement. Quoi que mon cas soit quelque peu différent, puisque lié à l'expérience humaine. On peut dire que je suis, d'une certaine manière, l'itération première de notre réincarnation ; et que le jeune homme s'en trouve être l'itération active. Nous n'aurons jamais plus d'autre itération, aussi suis-je peu représentatif. Les réincarnations par strate ont la particularité de compter en moyenne une vingtaine d'itération ; bien qu'elles puissent parfois monter jusqu'à plusieurs centaines. Sans exception, ces cas précis tendent à s'exiler loin de tout contact humain et à se retrancher dans une îlots de solitude, pour méditer comme pour se protéger ; ou encore pour consigner leur savoir. La fameuse Bibliothèque d'Alexandrie était le fruit d'un réincarné par strate, comptant entre trois cents et deux mille itérations inactives, ayant reproduit de mémoire certains ouvrages. Et, si elle n'avait pas brûlée, nous aurions aujourd'hui la plus grande réserve de savoir que l'humanité ait jamais connue… En excluant éventuellement Internet, qui est d'ailleurs aujourd'hui l'un des outils les plus usités par la Fondation pour repérer les réincarnés par strate. En effet, quel meilleur endroit pour y concentrer ses connaissances lorsque l'on souhaite partager ses siècles d'expérience avec les autres ? »
Baudry sauta sur l'occasion d'introduire la troisième et dernière partie de la conférence.
« Car si les réincarnés ont marqué l'histoire, il faut savoir que la Fondation SCP a également affiné certaines de ses techniques grâce aux recherches leur étant affiliées. Nous aborderons donc les Réincarnations et la Fondation… Juste après une courte pause. Un buffet a été installé dans la salle auxiliaire, n'hésitez pas à vous servir, on ne vit qu'une fois ! »
Sa blague rencontra un bien moindre succès que l'annonce des petits fours, mais il ne sembla pas s'en formaliser. Alors que la salle se vidait progressivement, les trois conférenciers se levèrent, étirant leurs membres maintenant immobiles depuis trop longtemps.
« Comment faites-vous pour faire ça à longueur de journée ? demanda Tesla en grimaçant, en dirigeant son regard vers celui d'entre eux qui avait fait de cette activité, une profession.
– Ah, on s'habitue vite, fit Baudry en s'étirant sans aucune gêne.
– Si je puis me permettre, peut-être que l'usage d'un projecteur vous faciliterait la chose ?
– Bonne remarque, que je n'entends pas pour la première fois… Mais je ne suis pas vraiment doué avec tout ce qui est technologie… avoua le conférencier. Sur ce, je vous laisse un instant, je n'ai plus de café. »
Tandis que l'homme descendait de l'estrade pour se diriger vers la machine à café, ses confrères se regardèrent.
« C'est un sacré personnage, hein ?
– Oui, concéda Artyom d'une petite voix. On peut dire ça. Vous… Vous ne trouvez pas le temps long, ça va ?
– Pas le moins du monde. J'en ai plus appris sur mon anomalie lors de la préparation de cette conférence que durant les dix dernières années ! plaisanta l'intéressé avec un sourire.
– Vous savez, maintenant que votre partie est passée, si l'envie vous prenait de conclure ici votre intervention, personne ne vous en voudrait. M. Baudry et moi parviendrions à nous débrouiller. »
Le réincarné lui jeta un regard surpris, qui lui donna envie de disparaître dans ses chaussures.
« J'apprécie la proposition, mais cela me désolerait de manquer la fin d'une si belle conférence. Et je ne pourrais pas décemment vous faire faux bond ainsi. Non, je vais rester.
– Comme vous voudrez. Ce n'était que pour vous être agréable. Vous… Vous voulez encore un peu de tisane ? »
T-263 agréa d'un mouvement de tête. Artyom lui en fut reconnaissant, puisque cela lui permit d'échapper à cette situation fort inconvenante en tournant les talons.
Ils n'eurent qu'un temps réduit de pause, les horaires imposées étant très restrictives. Dix minutes plus tard, et les conférenciers comme les spectateurs étaient de retour sur leurs chaises, leurs panses, ou simplement leurs tasses pour les plus malchanceux d'entre eux, pleinement remplies.
« C'est un plaisir de vous voir tous de nouveau présents ici, commença Baudry. Permettez-moi d'introduire la troisième et dernière partie de cette conférence : les Réincarnations et leur histoire vis-à-vis de la Fondation SCP. Les réincarnations sont des anomalies pratiquement aussi vieilles que l'humanité, comme en témoignent quantité de mythes ancestraux sur le retour à la vie ; en cela, il s'agit également d'une des anomalies les plus étudiées par notre organisation. J'ai eu le loisir de vous donner un certain nombre de noms, ceux des spécialistes en la matière : pratiquement tous sont issus des rangs de la Fondation.
– Nous évoquions tantôt le Dr Angueloff, qui fut la mère véritable de la métempsycose moderne, reprit Tesla. Je veux dire par là qu'elle est la première à avoir mis au point des protocoles viables de pistage des réincarnés, et a grandement contribué par ses études à dresser des portraits psychologiques de leur structure mentale usuelle. Car il existe deux façons efficaces de déceler un réincarné : l'étude des dossiers psychologiques du monde entier à la recherche de patterns identifiables, ou la mesure d'Humes. Comme toute anomalie, les sujets ciblés sont associés à une plus faible moyenne d'Humes que le reste de l'humanité. La traque de réincarnés est particulièrement complexe, comme vous pourrez vous en douter, car leur particularité n'est pas visible au sein de leur environnement proche, et qu'ils ont tendance à affiner leurs échappatoires à chaque itération. Il existe une Force d'Intervention Mobile entièrement dédiée à leur capture, surnommée Une vie pour une vie, sur laquelle je n'ai malheureusement pas le droit de vous révéler plus d'informations.
– Avant même d'évoquer la manière de confiner des réincarnés, la question qui s'est posée fut la suivante : sont-ils réellement confinables ? enchaîna Artyom, en jetant un regard en coin à Baudry. Plus troublant encore : doit-on les confiner ? Les réincarnés demeurent profondément humains dans leur façon de penser et d'agir, et les cas de réincarnations sont beaucoup, beaucoup moins rares que ce qu'on peut croire. Il s'agit là d'une des toutes premières problématiques auxquelles le Comité d’Éthique a été confronté lors des prémices de son existence. Auparavant, les premières tentatives de confinement consistaient en l'ablation grossière des extensions éthériques, ce qui tendait à laisser derrière un corps vide de tout esprit humain, un véritable légume pour le reste de l'itération, et toutes les suivantes. Le ou les esprits étaient quant à eux stockés, mais cela équivalait à une éternité d'emprisonnement, alors même qu'ils étaient de toute façon destinés à mourir un jour ou l'autre par manque d'itérations. Cette méthode a été depuis abandonnée quand fut prise la décision de ne pas confiner les cas de réincarnation, en dehors des plus retors, mais plutôt de les surveiller et de les accompagner tout au long de chacune de leurs itérations. Ce n'est pas dans les méthodes usuelles de la Fondation, il est vrai – mais ce luxe lui est permis depuis l'invention d'un amnésique très spécifique ne fonctionnant que sur les extensions éthériques. Ce qui permet de supprimer les souvenirs d'anciennes itérations, sans toutefois supprimer entièrement l'esprit humain habitant le corps… Et de le rendre à la vie civile. Naturellement, cela ne fonctionne que sur les réincarnations par continuité, et les réincarnations trans-espèces à triple itération. Les réincarnations par strate doivent être traitées autrement : souvent par un confinement isolé, ce qui rejoint d'ailleurs en général leur propre volonté. Certaines se font même ensuite connaître de la Fondation durant l'itération suivante pour être re-confinés… Quant aux réincarnations à conditionnement, la tâche est bien différente. La Fondation ne peut pas leur permettre de vivre éternellement, puisque leur nombre d'itérations est conditionné par un facteur précis et non par une limite établie. Le confinement et l'amnésie ne sont donc pas une option, simplement un gâchis de ressources. Non, aider le réincarné à déclencher le conditionnement, voilà qui est plus radical. »
Une personne interrompit son discours pour demander :
« Vous avez répondu à la question du comment. Mais pas à celle du pourquoi ? Pourquoi les confiner ?
– Mmh… Oui, j'y venais. Les raisons sont simples : premièrement, la Fondation a eu pour projet, il fut un temps, d'utiliser les réincarnations par conditionnement pour tenter de prévoir l'avenir. Une opération complexe et rarissime, qui s'est avérée peu de fois fructueuse. La seule occasion à laquelle je puisse penser est celle d'un réincarné, introduit à notre insu en tant qu'agent de la Fondation, dont le conditionnement de fin était celui de protéger un Site contre une attaque de la Main du Serpent. Il prévint ses supérieurs du danger en révélant sa véritable nature, et parvint à remplir son objectif. Puisque cela revenait techniquement à mourir pour la Fondation, sachant qu'il avait sciemment choisi de ne pas prolonger sa vie dans une autre itération, le Comité d’Éthique a décidé de lui remettre la plus haute distinction. Au delà de ce joli conte, surtout, la Fondation n'a jamais perdu de vue une chose : comme toute autre anomalie, les réincarnés sont un danger pour l'humanité. Pour la normalité. Surtout, ils peuvent mettre en danger les autres, comme nous l'avons souligné par l'exemple à de nombreuses reprises… Mais aussi se mettre en danger eux mêmes. Je ne vous donnerai en aucun cas une estimation du nombre, ridiculement haut, de fois où un réincarné a gâché son itération finale en sautant sans parachute d'un avion, en mettant les doigts dans une prise, juste pour "voir ce que ça fait"… Le fait est, très souvent, les sujets en savent encore moins sur leur propre anomalie que nous. C'est pourquoi les cas de réincarnations doivent être surveillés d'aussi près. Bien que leur anomalie semble relativement bénigne à première vue, sur le long terme, leur mentalité se transforme, se façonne, jusqu'à s'ancrer dans des extrêmes que nous autres hommes, mortels, ne pouvons nous permettre. »
Le chercheur Russe gardait ses yeux rivés sur l'horloge en face de lui, observant avec une frustration croissante les aiguilles tourner. Il en sauta presque sur sa chaise lorsque Baudry lui fila un coup de coup discret, comme pour lui rappeler quelque chose.
« Ah oui ! On peut illustrer mes propos par… l'exemple du traumatisme d'Antigone. Mais… Je vais laisser mon collègue spécialiste, M. Baudry, en parler. Il a fait toute sa thèse sur ce sujet.
– Merci, fit le métempsycose, un large sourire sur les lèvres. Le traumatisme d'Antigone est un traumatisme spécifique aux réincarnés, qui survient lorsque l'un d'entre eux… Eh bien, se voit dans l'obligation de prendre sa propre vie pour échapper à une douleur ou une situation particulière. Bien entendu, il revient ensuite dans l'itération suivante, mais l'événement tend à marquer durablement le psychique de l'individu. Les symptômes sont les suivants : la perte totale de sensibilité vis-à-vis de la mort d'autrui ou de soi, d'empathie ; peur panique de la douleur ou l'emprisonnement ; apparition de plusieurs traits caractéristiques de la sociopathie. Sans omettre une certaine obsession de la vengeance. Et comme rien ne vaut mieux que l'exemple pour illustrer… Laissez-moi vous parler de la réincarnée Sophia Nagy. »
Artyom sursauta violemment, tandis que le Dr Tesla, lui, coulait un regard intrigué en direction du conférencier. Il avait été explicitement demandé de ne nommer aucun réincarné lors de la conférence.
« Sophia Nagy est en réalité le nom de sa première itération. Depuis, elle devrait en être à sa dix-neuvième à ce jour. Nous nous intéresserons à la seizième. Voyez-vous, Sophie avait de grands plans pour cette itération-ci : prendre le contrôle d'un réseau de drogues et prostitution, dans le Pacifique. Manque de chance pour elle… La Fondation l'a repérée.
– Julien… » souffla Artyom, tétanisé.
Il ne répondit pas. Baudry se leva de sa chaise, toujours armé de son magnifique sourire.
« Ils l'ont poursuivie jusque dans les retranchements d'une usine désaffectée, en Belgique. Elle n'avait plus beaucoup de solutions. Se laisser prendre, ou… s'échapper. L'emprisonnement à vie ne la séduisait pas plus que cela. Alors, elle s'est donnée la mort. Avec ce même pistolet que je tiens dans les mains. »
Il y eut des exclamations étouffées dans la foule lorsque le chercheur tira de sa blouse une arme à feu luisante, quelque peu datée. Il ne s'était pas départi de son sourire.
Artyom était tétanisé.
Ça ne faisait pas partie du plan.
« Pas un mouvement en direction de la sortie, messieurs, mesdames. La conférence n'est pas terminée. Cela vaut aussi pour vous, indiqua-t-il à ses deux confrères, qui s'étaient brutalement levés.
Lentement, tout le monde se rassit, ayant trop peur de s'exposer. Tous ici étaient des scientifiques rationnels. Ils savaient bien qu'aucun d'entre eux n'était capable d'esquiver les balles.
« Où en étais-je… ? Ah oui. L'obsession de vengeance. Sophia a donc passé les itérations suivantes obsédée par les responsables de cette abomination que fut son suicide. La Fondation SCP. Il lui fallut beaucoup de temps pour accumuler suffisamment d'informations pour l'intégrer en toute discrétion. L'équivalent de deux vies, en somme. Et aujourd'hui… Aujourd'hui elle peut se venger. »
Implacable, la sentence tomba :
« La salle dans laquelle vous vous trouvez a été soigneusement plombée d'explosifs par mes soins. Une simple commande vocale, et tout le monde dans cette salle meurt. Je m'en remettrai. Je crains qu'aucun de vous, en revanche, ne puisse s'en sortir aussi bien que ça. Et la Fondation perdra un nombre incalculable de ses génies.
– Mademoiselle Nagy, posez cette arme, marmonna le Dr Tesla, les yeux rivés sur le canon. »
Julien – ou plutôt Sophia – secoua la tête. Son sourire s'élargissait de seconde en seconde.
« Vous savez, M. Tesla, T-263… C'est un plaisir de vous avoir parmi nous. La perte d'autant de savants serait catastrophique bien sûr ; mais vous ? Vous êtes irremplaçable. C'est bien pour cela que vous êtes l'invité d'honneur de cette merveilleuse conférence. Vous souvenez de ce que ça fait, de mourir ? Eh bien… J'ai peur que vous soyez à court d'itération, Nikola.
– Je te conseille de lâcher ton arme, Julien, souffla Artyom, toujours immobile. Tu n'as aucune idée de ce que tu t'apprêtes à faire. »
L'intéressé se tourna dans sa direction. Ses yeux étaient déments.
« Ah, Artyom, mon ami. Je t'aimais bien, vraiment. Tu m'as après tout donné l'occasion d'orchestrer tout cela en proposant cette conférence. Sache que je t'en suis très reconnaiss… »
Le fracas du verre qui se brise résonna dans toute la salle.
Baudry s'effondra en avant, lâchant son arme. Ce fut le signal pour la plupart des membres de l'assemblée, qui se ruèrent vers la porte de sortie.
Artyom, lui, ne bougea pas. Il contemplait le Dr Tesla qui, tenant encore dans la main l'anse de son mug maintenant brisé, contemplait d'un regard étrange son œuvre étalée à terre, l'arrière du crâne sanglant.
Le regard d'un homme qui avait déjà affronté la mort une fois. Qui ne voulait plus jamais tenter le sort.
Quelques courageux scientifiques se lancèrent pendant ce temps sur l'estrade, cherchant à restreindre le réincarné dément. Ce dernier n'était pas entièrement inconscient ; dès qu'il sentit des mains l'immobiliser, il ouvrit la bouche, trop vite pour que qui que ce soit puisse l'arrêter, et se mit à hurler :
« Vidar et Némésis ! Vidar et Némésis ! »
Plusieurs chercheurs se mirent à hurler, certains se jetèrent même à terre.
Le seul événement notable fut le débarquement d'agents dans la pièce.
« On se calme ! Pas de panique ! se mit à hurler leur supérieur, tentant visiblement de canaliser les civils. Ne bougez plus, on s'occupe de tout. »
Pendant que ses hommes isolaient et faisaient évacuer les rescapés, dans un calme relatif, il se dirigea en compagnie de certains de ses hommes en direction de l'estrade, le pas lourd. D'un mouvement, il leur ordonna de saisir le fautif, ce qu'ils exécutèrent avec nettement plus d'efficacité que les scientifiques encore tremblants.
Le sourire de Baudry avait été complètement effacé de sa figure.
« Mes bombes… marmonna-t-il, de la détresse dans le regard.
– Neutralisées, répondit sans état d'âme l'agent. »
Ne s'occupant plus de sa prise, il se tourna en direction d'Artyom, qui était blanc comme un linge.
« Il avait une arme, énonça-t-il, absent.
–En effet.
– Il n'était pas censé avoir une arme.
– Les aléas des situations. Ne vous inquiétez pas. On ne l'aurait pas laissé s'en servir, soyez en sûr. »
Aux côtés des deux hommes, un toussotement se fit entendre. Le Dr Tesla avait retrouvé sa contenance usuelle, fort heureusement ; mais quelque chose dans sa posture laissait entendre qu'il n'avait pas du tout, mais du tout, apprécié l'expérience, et exigeait des réponses.
« C'est moi qui ai aiguillé la sécurité vers Julien, avoua Artyom, penaud. Il avait des connaissances bien trop pointues en histoire et en linguistique pour n'être qu'un simple expert en métempsycose, censé n'avoir aucune autre qualification. Je… Je pensais qu'il était infiltré.
– Ne blâmez pas M. Dvornikov, vint à son secours le chef de FIM. Cette mascarade n'était pas de son fait, même s'il a rendu un fier service à la Fondation en permettant l'arrestation d'une anomalie. Nous avions besoin de coincer ce type, dans une situation où il n'aurait pas l'occasion de se donner la mort pour nous échapper, encore une fois. Puisqu'il était notoire que les deux chercheurs étaient amis, ce rôle lui est naturellement revenu. Le… pistolet, n'était pas prévu au programme. »
Il n'y eut aucune réaction de la part du réincarné, peut-être encore sous le choc. Pendant que l'agent s'éloignait pour retourner à des occupations plus pressantes, Artyom cherchait comment se dédouaner.
« Je… Je ne pouvais refuser. » plaida le Russe, accusant le coup. Mais je ne voulais pas que vous, ou qui que ce soit d'autre, soit mis en danger, soyez en sûr. Jamais je n'aurais cru… J'en suis sincèrement navré.
– Ce n'est rien, se vit-il répondre, à sa grande surprise, après quelques secondes de silence. Vous n'avez fait que votre devoir, et somme toute, cela ne s'est pas si mal passé. J'irai même jusqu'à dire que cette conférence fut, en soi… Intéressante. »
Le dernier mot fut prononcé sur le ton de la banalité, un simple rictus seulement indiquant que son interlocuteur n'était peut-être pas tout à fait tranquille. Artyom lâcha un rire, plus par gêne paniquée que par amusement.
« Oui. Au moins Julien a-t-il décidé d'aller jusqu'au bout de son entreprise… J'espère sincèrement que l'expérience ne vous dégoûtera pas de prochaines conférences cependant.
– Aucun risque. Par contre… Si je puis vous demander une faveur… À l'avenir, évitez de me convier à des événements dont l'intervenant principal souhaite ma peau. Vous me feriez plaisir. »
Artyom se mit à rougir subitement, marmonnant son assentiment. Sans plus de cérémonie, il tourna les talons et s'éloigna, fuyant plus qu'il ne courrait.
Sur le moment du départ, en ayant enduré de longues formalités et témoignages pénibles après lesquels le Dr Tesla fut enfin relâché, l'inventeur comme le jeune homme conservèrent l'impression que le chercheur Russe était décidément un peu bizarre.