La Rafle de Beth

Tous les dieux doivent mourir.

Marshall, Carter et ce qui aurait dû être Dark se considérèrent à l'unisson. Ils calculaient chacun un aspect de la demande signée H.W. qui leur avait été soumise, ou plutôt rectifiée. Quand le personnage bien portant s'était présenté au club parisien de l'entreprise il y a un peu moins d'un mois, Dark se souvenait qu'ils n'avaient pas été marqués par sa personne. Sa demande, elle, était malgré tout bien singulière.

Marshall, Carter et ce qui avait été Dark n'avaient pas pour habitude de refuser une demande. Ils étaient durs en affaires, mais le client repartait toujours avec ce qu'il voulait. Sauf durant une vente aux enchères, naturellement. Les clients repartaient alors généralement avec ce qu'ils croyaient vouloir. Mais de là à accepter la requête de H.W. ? Il leur fallait au moins faire une rapide réunion.

Marshall, Carter et ce qui aurait pu être Dark n'avaient pas mené une telle opération depuis bien longtemps. Oh, ils avaient déjà tenté et réussi le coup, mais il y avait de l'argent à la clé. Beaucoup d'argent. Ils n'avaient aucun intérêt à s'y frotter dans le cas échéant. Un tribut, rectifia Dark. S'il n'y avait pas un quelconque tribut à la clé, c'était une très mauvaise idée. Heureusement pour leur client, celui-ci s'était montré très persuasif. Ils avaient enfin terminé la réunion, pesé le pour et le contre et Dark avait envoyé ses ordres à ses Investisseurs.

Marshall, Carter et ce qui ne peut définitivement pas être Dark effectuèrent la correction dans leurs registres. Le 07/02/2016, un petit paragraphe surligné vit le mot "Aleph" rayé, pour être corrigé par un petit "Beth" entre les lignes.



Les viscères puantes de sang frais et de graisse rassie éclatèrent sous les sept mâchoires du grand-oncle Važeremäräd VIII. La grande salle à manger sentait terriblement et Oscar, l'intendant général du manoir Ronachiir, agitait discrètement son mouchoir. Ce n'était pas tant l'odeur que la graisse qui le gênait. Celle-ci serait une horreur à récupérer sur les boiseries, et comme toujours il ne pouvait qu'espérer que ses maîtres soient suffisamment cléments pour ne rien laisser traîner. Tant qu'ils ne détruisaient pas le mobilier comme après cette partie de chasse peu fructueuse qui leur avait un peu trop ouvert l'appétit en 1859. Comment s'appelait-elle, déjà ? Fichtre, il n'y avait pas eu suffisamment de restes pour donner une sépulture décente à cette pauvre femme. Le sang des normandes est particulièrement corrosif sur les tapisseries, aussi les faisait-il retirer aux heures de repas. Les tapisseries comme les normandes.

"Jeune maître ? Puis-je me permettre, vous n'avez pas touché à votre assiette. Y a-t-il un problème avec la préparation de votre chevreuil ?"

Le Karciste en bout de table - vraisemblablement le propriétaire du manoir - releva une de ses deux têtes en fronçant des sourcils à l'attention de son fils, pendant que l'autre attaquait goulument la cuisse d'un cheval, la faisant glisser le long de son œsophage en prenant bien soin de briser progressivement les os de ses couronnes de dents rotatives. Sa femme exprima verbalement la moue de son mari.

"Et bien, Roland mon chou, mange au moins le flanc ! Pour faire plaisir à tonton Važeremäräd."

Važeremäräd VIII suspendit brièvement son repas pour rugir de ses sept mâchoires qui sourirent à son petit-neveu, des morceaux de graisses, muscles et tendons coincés entre les dents, avant de retourner à son repas de plus belle.

"Non, je l'aime pas, il est pas bon.

— Bon sang, choupinet ! Que tu es difficile ! En plus, je suis sûr qu'Oscar te l'a préparé comme tu aimes ta viande.

— En effet, jeune maître. Romarin, sel de Guérande, baigné deux heures dans de la sauce lacrymale suprême, et un filet de cannelle fondue dans du miel, du sang de bouc et de la sève de pin.

— Tu vois ? Oscar se donne beaucoup de mal pour toi, mon chou.

— Je vous en prie, madame, la cuisine est pour moi plus une passion qu'un fardeau.

— N'essaye pas de le défendre, Oscar. Ce sarkillon ne mérite pas qu'on le gâte comme je vous autorise à le faire."

Le père avait grondé, et tous s'étaient tus à l'exception de Važeremäräd, qui avait un rendez-vous important avec une montagne de canards croustillants. Quant à la cousine Minsaranajka, elle était muette par nature, aussi son silence était plutôt habituel. L'insulte avait fusé. Sarkillon était un mot que le Karciste Satusütsi - Samzun de son identité auprès des locaux - avait ramené d'une soirée entre gentlemen anormaux à l'issue sanglante, où il avait été introduit au terme "sarkicisme", qu'on ne pouvait définitivement considérer autrement que comme une insulte.

Roland était tout à fait détestable, mal élevé, et ce surnom dégradant était tout à fait justifié. Venant de son propre père cependant, ça n'était plus tout à fait pareil. Roland se contrefichait royalement des autres et du comportement qu'il adoptait, mais ne pouvait pas nier que la nature des relations qu'il entretenait avec son père le rendait triste. Mais il était trop jeune et borné pour s'autoriser à calmer son égo et arranger les choses.

"C'est ça, ouais.

— Et je te prierais d'employer un autre ton, jeune homme.

— Et toi d'abord."

Satusütsi reposa sa fourchette. Reposa étant le synonyme de planter violemment dans la table, ce qui fit grimacer Oscar puisqu'il entendit distinctement un craquement interne qui sillonna dans le bois de hêtre en partant de Satusütsi jusqu’à son fils dans un coup de semonce électrique. Anne de Quiguer sursauta, coincée entre son mari et son enfant, impuissante. Le Karciste Satusütsi était réputé pour son bon coup de fourchette, et celui-ci signifiait que le repas touchait à sa fin, du moins pour Oscar.

Ce dernier se leva pour aller dans sa chambre. Satusütsi savait que son entêté de fils voudrait toujours avoir le dernier mot, aussi fit-il de son mieux pour ignorer la remarque lancée alors que le garçon claquait la porte. Il grimaça, regrettant le temps où l'on pouvait se permettre d'avoir suffisamment de domestiques pour ouvrir et fermer les portes, ce qui aurait pu éviter cet accès insolent de colère sourde, cet écho de claquement désagréable qui s'évanouit sur le silence de la tablée, troublé seulement par les mastications grognantes de Važeremäräd VIII, qui butait sur un crâne de chien particulièrement costaud et glissant de graisse.

"Grand-oncle, un peu de tenue !"

Važeremäräd sembla tressaillir de toute sa masse, et referma six de ses bouches bavantes et postillonnantes afin de terminer ses bouchées plus poliment, la septième encore occupée à suçoter goulument la cervelle du malheureux cabot.



"Sandwich ?"

Hervé Werter tendit le pavé de pain de mie à son collègue. Celui-ci ne détourna pas les yeux de sa cible, renifla à peine l'air et rembarra le vieil indicateur.

"Un sandwich ? Sans blague, Hervé, vieil enfoiré, un peu de respect pour tes papilles."

Ancré dans le sable, l'homme bedonnant fronça ses sourcils perlant de sueur.

"Pas besoin d'être désagréable. Je les ai faits moi-même."

Roland Ronachiir, à contrecœur, arracha la nourriture des mains de Hervé et mordit dedans comme s'il n'avait pas mangé depuis une semaine. Ce qui était, en soi, tout à fait exact. Il grimaça et recracha sa bouchée pour redonner le casse-croûte à son préparateur.

"Non, tu m'excuseras, c'est tout bonnement infect pour moi.

— Il faut que tu manges. Tu vas être beaucoup trop faible pour mener une telle opération.

— Permets-moi de te rectifier : je serai beaucoup trop affamé. La nuance est importante."

Hervé savait ce qui rigidifiait ainsi les traits de corps et d'esprit de son partenaire. Le meurtre de la petite-fille de son acolyte justifiait-il cependant de telles représailles ? Non, se ravisa-t-il, non, à l'origine, si nous sommes ici, c'est pour tout autre chose. Il s'épongea le front inutilement, puisqu'il dépensait finalement bien plus de sueur à chercher un carré de vêtement qui soit sec qu’il n’en épongerait en fin de compte. Il aurait fallu être fou pour traverser la moitié des étendues hostiles, parsemées de villes tantôt dans un état qui faisait pâlir son confort occidental, tantôt qui surpassait celui-ci. C'était pourtant la meilleure solution, considérant que Marshall, Carter & Dark Ltd. leur avaient fourni les localisations des principaux postes de surveillance de la région.

Roland s'imprégnait de l'image du Site-Beth, la disséquait de son regard carnassier. Celui-ci semblait être construit en carton-pâte, avec ses structures blanches polygonales et sa pyramide en verre. Il ne fallait pas s'y tromper : le blanc salissant et salît de la structure apparente était on ne peut plus renforcé. L'avantage et le désavantage de Beth, c'est que c'était un site pour humanoïdes, et a fortiori des humanoïdes sensibles et conscients : les cellules n'étaient pas plus solides que pour le confinement d'anomalies prédatrices, elles étaient presque toutes construites sur le même modèle. Un site en préfabriqué aux allures de base lunaire. Un préfabriqué d'une solidité hors normes, mais un préfabriqué quand même. Un immense complexe de personnes curieuses, d'agents en convalescence et de chercheurs-psychologues. Un amas de chairs grouillantes dans un carcan de métal.

Roland n'avait pas envie de parler. Il savait au fond de lui que beaucoup d'innocents mourraient aujourd'hui, et ça le chagrinait, mais le semblant d'éthique qui aurait pu lui faire reconsidérer l'attaque avait giclé au nez de la Fondation avec le sang de sa petite-fille, crachat carmin et insolent qui mettait l'organisation face à ses contradictions. Aleph était leur cible initiale, mais ils avaient dû reconsidérer leur projet.

Son plan était relativement simple. Rentrer, tout casser et enlever le plus de monde.



"Je vous remercie de vous être présentés aussi nombreux à la réunion. À l’ordre du jour d’aujourd’hui, nous recevons le Docteur El Meddeb du Site-Aleph qui viendra nous parler de son travail et de sa façon de gérer sa particularité dans la vie de tous les jours, ainsi que dans le cadre du programme de réinsertion du personnel anormal."

De l’intérieur, le Site-Beth avait plus l’apparence d’une gigantesque médiathèque que celle de la station lunaire à laquelle on aurait pu s’attendre. Moquette bon marché et lino couinant cohabitaient au sein d’espaces biscornus qui rejetaient les angles de quatre-vingt-dix degrés au maximum. Des escaliers colorés aux rambardes de bois verni reliaient les quatre étages des grands open-spaces. Il ne s’agissait pas là de l’apparence des zones de confinement, mais l’architecture interne du site avait quelque chose d’on-ne-savait-quoi de confortable, et du même coup d’un peu ennuyeux. Gaes Galgata, le directeur du site, décrivait celui-ci comme un hôtel high-tech, coincé entre un progressisme des installations permanentes et une esthétique hérité des rénovations des années 2000.

"Bonjour, je suis le Docteur Doha El Meddeb, je suis chercheuse spécialisée en anomalies fauniques, et j’officie sur le Site-Aleph au même titre que mes collègues. À Aleph, nous bénéficions d’un programme d’insertion des individus anormaux. Ça ne s’applique pas à tout le monde, bien entendu. Les chercheurs et tous ceux qui peuvent être utiles à la Fondation sont retenus, et tout dépend ensuite de la dangerosité de leur anomalie."

Garcien détestait cette ambiance de start-up décadente, qu’il trouvait malsaine et désagréable. Il ne se privait d’ailleurs pas pour analyser son environnement de mille façons peu flatteuses et parfois un peu contradictoires. Tout ce qu’il fallait retenir, c’est que Garcien était un humanoïde anormal, qu’il détestait le Site-Beth et qu’il se trouvait à une énième réunion d’anormaux certainement pas anonymes. Ils étaient huit, de 23 à 57 ans, assis sur leur chaise en cercle devant la chercheuse qui avait fait tant d’efforts pour s’habiller normalement, que Garcien ne pouvait pas s’empêcher de voir ses habits comme un costume, spécifiquement porté pour les interventions de ce genre.

"Prenez le Docteur Cendres, par exemple. Elle et son iguane de compagnie ont fusionné suite à un incident impliquant une anomalie. Triste histoire. Malgré la part animale qu’elle a gagnée, son profil psychologique — ou plutôt leur profil psychologique, et oui — n’ont pas été jugés problématiques pour qu’elle puisse continuer ses recherches. C’est très loin d’avoir été facile pour elle, mais aujourd’hui elle s’est très bien réintégrée parmi ses collègues. Mais parlons plutôt de moi, et de vous tant qu’à faire. Comme vous pouvez le voir, j’ai huit yeux. Non seulement on a des difficultés à savoir comment prononcer « huit yeux » mais en plus je ne vous cacherais pas qu’on a des difficultés à me regarder droit dedans lorsqu’on m’adresse la parole."

Il faisait partie de ces acariâtres qui donnaient du fil à retordre aux psychologues du site qui cherchait à le réintégrer au sein de la communauté anormale, déjà parce qu’auparavant il s’en sortait très bien dans la société normale, et que sans cette altercation avec la Gendastrerie Nationale Française il serait encore tranquillement assit à son bureau, à répondre à des courriels et préparer des croquis architecturaux en attendant sa retraite. Au lieu de ça, on le forçait à rester dans une cellule impersonnelle — il aurait pu refaire la décoration, mais rien ne lui semblait naturel et il se butait à considérer son habitat comme un lieu étranger et presque hostile — et à assister à ces stupides réunions. Car Garcien Marotte n’était pas enclin à accepter pleinement son anomalie comme on lui demandait de faire à longueur de journée. C’était une malédiction, plutôt une gêne de son point de vue, et il n’avait pas besoin d’un environnement qui le ramenait en permanence à cette réalité désagréable.

"Si vous y réfléchissez bien, ça n’est pas si différent d’un handicap physique, ou d’une banale particularité corporelle. Bien sûr, c’est plus compliqué dans les faits, mais ça ne devrait pas l’être. On a dû vous le répéter et malgré tout, vous avez sûrement dû entendre le contraire, nous sommes tous des êtres humains. Pour ma part, ce sont surtout des problèmes d’ordre relationnel que je peux rencontrer. Je ne suis pas particulièrement handicapée par mes yeux, si ce n’est qu’ils se dessèchent assez vite et que je ne peux pas les humidifier suffisamment par moi-même. Comme je vous l’ai dit, c’est plutôt mon apparence qui désarme mes collègues, qui peut s’avérer problématique au quotidien."

L’anomalie dont était victime Garcien, il ne préférait pas y penser, ni même en parler. Il évitait si bien la question qu’une forme de déni s’était installée dans son esprit, et que lui-même aurait été sincèrement bien incapable de la décrire avec clarté. Son psychologue pensait que Garcien souffrait de dysmorphophobie, et quelques séances supplémentaires auraient permis de diagnostiquer une forme particulière d’apotemnophilie, un trouble de l'identité et de l'intégrité corporelle. Garcien ne reconnaissait pas son anomalie, et en l’absence de possibilité d’être soigné devait bien pouvoir vivre avec. Certes, cela le déprimait assez souvent, mais il avait ses cachets et s’en était étonnement bien sorti pour un presque soixantenaire.

"On reproche parfois directement aux individus anormaux comme vous et moi d’être un rappel constant des dangers que représente le simple fait de travailler à la Fondation. Effectivement, j’ai obtenu ces yeux après un test sur une anomalie. Mais pour autant, il ne faut pas nous invisibiliser sous un prétexte aussi stupide. C’est une chose que d’autres branches plus strictes et moins éthiques sur l’utilisation des Classes-D n’ont pas très bien compris. Tout le monde sait ce que sont les Classes-D ?"

Le Docteur Rosemund, qui conduisait la séance, hocha la tête. Garcien la lança en arrière en soupirant.

"Bien. Le sort des Classes-D est très déshumanisant à la Fondation, et il est malheureusement nécessaire que le sacrifice de certains puisse assurer le bien-être de tous. Certaines anomalies l’exigent et la Fondation ne joue souvent qu’un rôle secondaire dans ce problème éthique. En tant qu’individus anormaux, nous représentons symboliquement beaucoup de choses qui posent problème dans le fonctionnement de la Fondation. Mais assez parlé de généralité, je vais vous dérouler une journée type. N’hésitez pas à m’interrompre et à me poser des questions, sur moi, sur vous ou autre chose !"

Une question fusa, une personne qui ne voyait pas bien le lien avec les Classes-D, mais Garcien n’écoutait déjà plus. En fait, peut-être bien que Garcien était dégoûté de sa vie depuis bien longtemps. Ou peut-être qu’il était dégoûté de l’anormalité. Dans tous les cas, il était sur le point de vivre une expérience mouvementée, qui à terme ferait son bonheur et le malheur d’à-peu-près tous les autres.



Marshall, Carter et ce qui était presque Dark se réunirent entre deux rendez-vous autour de la machine à café. Leur tasse était brûlante et leur regard froid. Ils consultaient leur montre à l'unisson. Marshall poussa un petit soupir.

Marshall et Carter regardèrent Dark, qui approuva en silence. Au même moment, un quart des ressources pétrolifères du Moyen-Orient disparurent de sous la surface de la planète, causant quelques tremblements de terre, un affolement général et la coupure temporaire de l'électricité de la moitié de l'Arabie Saoudite et des Émirats Arabes Unis par des gros bonnets affolés de la situation soudaine.

Marshall, Carter et ce qui était redevenu Dark savaient que l'affaire serait imputée à l'épuisement des ressource fossiles, que de toute manière ils en feraient bon usage et que leur pétrole serait rediffusé peu à peu sur les marchés, que ceux-ci s'en remettraient et que les fontaines continueraient à s'évaporer sous le soleil d'orient.

Seulement, les installations électriques du Site-Beth étaient désormais hors-service. Et sur le quart du pétrole du Moyen-Orient, celui des véhicules et des générateurs de secours ne faisait pas une grande différence.



"C'est l'heure."

Hervé tira sa manche sur sa montre, vérifia l’état de leur bidon d’essence par précaution et consulta son camarade. Roland était impassible.

"Qu'est-ce qu'on attend ?

— Du soutien.

— Très bien, mais qu'il fasse vite, ton soutien. Qu'en est-il de ton petit-fils ?

— Walter ? C'est un empoté fini."

Hervé savait néanmoins que Roland avait peur de le perdre comme il avait perdu Anny, mais il le laissa finir.

"Il ne nous serait que d'une utilité moindre. Si je dois faire appel à de la famille, je m'y prends avec ceux en qui j'ai confiance, et dont je sais qu'ils ne seront pas faciles à abattre.

— Très bien, en attendant, tes renforts ne sont toujours pas arrivés. Je t'ai fait confiance sur cet aspect de l'opération, mais en vérité tu n'as aucun moyen de rentrer sans que l'on se fasse tirer dessus, je me trompe ? Deux vieillards contre un site de la Fondation tout entier, quelles chances peut-on bien avoir ?"

Roland Ronachiir détourna les yeux du Site-Beth, où les employés commençaient progressivement à se rendre compte qu'ils n'arrivaient plus à ouvrir les portes. Il y eut un moment de flottement entre les deux hommes. Hervé se mit à sourire. Ils éclatèrent d'un rire franc et insouciant.

"Oh oh oh ! Roland, je t'assure, j'aurais beau me plaindre, je m'en souviendrai de ces moments !

— Tu m'as eu, vieil attardé ! Je t'ai cru sérieux pendant un instant, va.

— Allons bon ! Tu sais Roland, nous vivons dans un monde où quiconque connaît l’existence de la Fondation a déjà un gros avantage sur elle. Ma phrase se contredisait d’elle-même.

— Ne soyons pas présomptueux, n’est-ce pas ? Pas d'inquiétude, le troisième vieillard approche."

Hervé rit de plus belle, sa confiance envers Roland balayant ses doutes quant à la nature soudainement révélée du soi-disant soutien.

"Ah ah ! Ah ! Il serait temps, je commençais à m'inquiéter !

— Oh ! Pas de soucis, crois-moi, j'ai soupé en sa compagnie de nombreuses fois, il s'est toujours montré très ponctuel !"

La terre se mit à trembler et presque aussitôt, les collines qui entouraient le Site-Beth se déchirèrent violemment. Roland contempla le flanc visible du site qui était réduit en miettes, alors qu'un rugissement tonna et les rendit presque sourds. Les vitres sûrement bien plus renforcées que nécessaire de la pyramide en verre explosèrent.

Roland fit la moue, malgré tout un peu inquiet. Il ne s'attendait pas à une prise de poids aussi conséquente de la part de grand-oncle Važeremäräd VIII depuis sa dernière visite.



Oscar jeta les morceaux de viande dans la grande marmite et referma immédiatement le couvercle. Il jeta deux autres bûches et fit travailler ses bras noueux afin d’activer le soufflet, avec une énergie maîtrisée qui tendait tous ses muscles le temps du rapide effort. Il les secoua pour les dégourdir tout en se dirigeant vers les étagères d’épices. Comme on sélectionne des livres dans une bibliothèque que l’on connaît par cœur, Oscar fit gambader ses mains le long des condiments pour en faire basculer quelques-uns dans la poche grande ouverte de son tablier. Les pots scellés au fer vinrent s’entrechoquer dans l’habit du cuisinier. Il se redirigea vers les fourneaux en décrochant une gousse d’échalote et un couteau au passage.

Le Manoir Ronachiir n’avait jamais eu de cuisinier. Oscar lui seul s’était fait une place de choix dans le cœur de ses maîtres, qui étaient ravis de voir leur habituel régime carnassier bousculé par les habitudes culinaires de l’ancien Nantais. Lors de son embauche au Manoir, il avait vite compris que cuisiner lui permettrait de faire quelque chose qui lui plait, de ne pas s’embarrasser avec des tâches plus ingrates et de se permettre de les déléguer à d’autres domestiques, de survivre, bref qu’on lui fiche la paix.

La porte s’entrouvrit et Oscar réprima un soupir. C’était encore Roland. Le jeune maître espionnait régulièrement les cuisines, intéressé par son travail. Oscar était moins flatté par son comportement que dérangé par sa présence. Heureusement, il se faisait discret, persuadé qu’il n’était pas repérable. L’intendant du manoir préférait ne pas entrer directement en contact avec lui, déjà par prudence et instinct de survie, mais aussi parce qu’il était persuadé que Roland viendrait envahir son espace plutôt que de s’enfuir, pris sur le fait.

Il n’arrivait pas à comprendre le jeune maître. Celui-ci était extrêmement difficile sur sa nourriture, et pourtant se passionnait pour le travail de son cuisinier. Oscar, au début, se demandait s’il jugeait ses préparations en silence, mais les visites étaient devenues systématiques. Il ne pensait pas que ses intentions étaient mauvaises, et s’était presque attendu à ce que des condiments disparaissent de ses étagères. Mais non, la cuisine était restée religieusement et minutieusement organisée. Roland ne pénétrait jamais ce sanctuaire qui transformait bêtes et plantes en une nourriture plus divine. Même Važeremäräd VIII, dans sa goinfrerie aveugle, avait avec le temps développé un appétit tout particulier pour la cuisine de l’intendant. Désormais, la vieille bête aurait été incapable de manger une viande crue qui n’ait pas été dignement préparée au préalable.

Oscar ne se rendait pas compte d’à quel point dégoûter de la viande crue un croyant Nälkä vieux comme les pyramides d’Égypte était un exploit. Pour l’heure, il adaptait inconsciemment sa posture pour laisser le jeune Roland assister plus en détail au découpage des dés de sanglier.



Étrangement, un voile de mystère entoure la fabrication du Site-Beth. La construction en elle-même n’ayant rien d’exceptionnel, le choix d’une terre aussi aride laissait perplexe. On dira que la tranquillité fournie par un tel emplacement fut le paramètre premier qui motiva ce choix, et il est vrai que le site datait d’une époque où les mesures de protection et désinformation se résumaient à chercher un coin paumé pour planter trente kilomètres de grillage. Sous cette apparente banalité, le site cachait tout de même quelques secrets, dans quelques détails architecturaux ignorés de tous.

Važeremäräd VIII avait du sable coincé entre les dents et n’en avait strictement rien à foutre. Il avait pulvérisé l’Aile Sud, ce qui embêtait bien son arrière-petit-neveu qui était au Nord. Cela faisait un moment qu’il n’avait pas pris l’air, et décidément les sols du désert ne lui permettaient pas de se repérer aussi bien qu’en France. D’autant qu’il était un peu sourd de l’oreille interne. La créature aux multiples appendices articulés renifla l’air stérile et déplaça ses 75 mètres vers l’odeur de Roland Ronachiir, emportant le département d’étude théologique avec lui.

Hervé Werter déglutit. Il s’agissait peut-être d’un site à moindre risque, mais c’était un site quand même. Une prison de haute sécurité pour des choses qui ne devraient pas exister auprès du consensus humain. C’est pourquoi un site de la Fondation, une fois éventré et quel qu’il soit, devenait l’un des endroits les plus dangereux de la planète.

Roland, lui, s’était déjà élancé à une vitesse absolument phénoménale, son gant volant derrière lui. Il était désormais toutes griffes dehors. Hervé savait ce qui lui restait à faire.



Beth n’avait jamais connu de réelle brèche de confinement majeure. Aussi le personnel courait dans tous les sens, les réactions étaient pour la plupart les mauvaises, en somme elles étaient humaines. Assister à la brèche était particulièrement douloureux pour cette raison. Il s’agissait d’un site à taille humaine, pour tout ce qui était – même en partie – humain. Les cris de paniques étaient donc plus nombreux, et le stress ambiant aurait fait vaciller n’importe quel individu, à la condition qu’il ne fut pas déjà dans un autre état émotionnel intense.

Roland découpa le P90 dont les fragments accrochés à ses griffes terminèrent leur course dans l’épaule de son propriétaire. Les restes du pistolet-mitrailleur se fracassèrent au sol et Roland était déjà parti à l’assaut du reste des agents, son bouclier de fortune hurlant de douleur. Ses collègues se refusèrent à tirer, sauf au dernier moment, alors que leurs organes et leurs os brisés volèrent devant leurs yeux. Quatre balles perdues et des giclées de sang s’imprimèrent sur les murs.

La rage qui habitait Roland était inhabituelle. Celui-ci n’avait jamais été réellement frustré, il ne faisait pas déferler sa colère en exorcisant de vieux démons ou même par plaisir. La mort de sa petite-fille était un catalyseur, certes, une ride à la surface des abysses tranquilles de sa conscience insondable, mais elle ne justifiait pas toute cette violence. Roland n’avait pas particulièrement de pulsion meurtrière et cela ne l’enchantait pas, mais la fin justifiait les moyens. Il n’allait pas faire d’état d’âme maintenant, alors il s’enrageait.

Désormais à couvert et loin des gardes, il retira son veston taché de sang et changea rapidement son gant de main afin de camoufler au mieux ses appendices osseux. Il restait quelques taches, mais cela servirait le réalisme. Il fallait juste que personne n’ait l’impression qu’il ait orchestré le carnage. Il renifla longuement l’air, puissamment, par à-coups. Les couloirs, les escaliers et les pièces qui suivaient sentaient la peur amère et la moquette acide. Il grinça des dents : la viande allait devoir être rattrapée avec du miel et du sureau, un tel environnement est nocif pour l’élevage. Soit dit en passant, l’humanité aurait mieux fait de prendre l’air plus souvent, c’est fou ce que l’on pouvait trouver comme cochonneries dans sa nourriture de nos jours. Pour l’heure, il fallait ouvrir les narines, les yeux et la gorge.

Roland se mit à hurler de terreur et s’engouffra dans les couloirs, en trébuchant et et en s’étalant de tout son long. Il se leva et repartit de plus belle, se mêlant à la foule. Roland n’était pas un comédien exceptionnel, mais la peur avait l’avantage d’être une émotion facile à imiter. Le personnel du site n’était d’ailleurs pas dans les meilleures dispositions pour repérer la comédie grossière. Les larmes coulaient sur ses joues crispées et c’était bien suffisant.

Roland ne savait pas pleurer sur commande. S’il pleurait, c’est qu’il venait de déboucher sur la grande pyramide aux espaces ouverts. Les derniers éclats de verres tombaient en pluie d’argent au gré des secousses provoquées par la bataille entre Važeremäräd et les défenseurs de Beth qui faisait rage au-dehors. Devant lui, des gens, partout, les grands espaces et les escaliers étaient noirs de monde. Roland pleurait car les odeurs qu’il sentait, les personnes qu’il voyait, ces personnes n’étaient pas toutes tout à fait humaines. C’était bien plus que ce qu’il avait imaginé, et Roland Ronachiir n’avait pour ainsi dire pas été confronté aussi souvent à l’anormal que son collègue Hervé pouvait le croire. Roland se retrouva projeté une semaine en arrière, tout excité à l’idée de rencontrer le personnel anormal du Site-Aleph. Ceux du Site-Beth étaient tous regroupés ici, et il y en avait au moins trente ou quarante rien que dans la pyramide. Leurs particularités défilaient devant son odorat, révélées ou dissimulées. Roland pleurait à la vue de tout ces demi-dieux qui allait l’aider à attendre son objectif. La salive se mêla aux larmes.

Roland se mêla à la foule, sélectionnant sa première victime. Il trébucha et entraîna l’homme à la peau transparente dans sa chute, lui crachant discrètement au visage. Les toxines firent presque immédiatement effet et l’homme se raidit, inconscient et paralysé. Roland fit semblant d’essayer de le réveiller, avant de regarder à droite et à gauche. Il leva l’homme et le fit glisser sur le sol en prenant la peine de donner l’impression qu’il avait des difficultés à le transporter, et le déposa dans un des couloirs d’entrée de la pyramide. Il ressortit et monta un étage afin de recommencer l’opération, toujours avec succès. Personne ne le soupçonnait encore, ils étaient trop occupés à fuir ou à transporter les blessés de l’apparition de Važeremäräd. Roland créa encore quatre autres faux blessés qu’il transporta au même endroit, à l’abri des regards. Il toisa ses prises. C’était très bien mais encore insuffisant. Il avait besoin de plus de chaos.

Au même moment, Važeremäräd fit une bonne action, celle d’accidentellement écraser et tuer SCP-406-FR en mettant fin à ses souffrances. Cela ne contrebalancerait cependant pas la mauvaise action qu’il avait effectuée cinq minutes plus tôt, à savoir de libérer SCP-242-FR-B de sa cellule. Le squelette enveloppé de flammes de Nathan Santoni était donc sorti faire une petite promenade pour admirer le spectacle avec dépit, brûlant malgré lui tout sur son passage.


La conscience de Nathan Santoni, membre de SAPHIR, refusait encore et toujours d’accepter les merveilles qui se déroulaient sous ses yeux. C’était bien joli, mais ceux qui croyaient à ces fantaisies anormales avaient toutes les raisons d’en avoir peur. En effet, s’ils avaient cessé leurs enfantillages et écouté la voix de la raison, ils se seraient posés devant ces illusions merveilleuses et observé avec curiosité. Ils se faisaient peur entre eux, et c’était le plus désolant pour Nathan. Ici, une femme victime d’une Singularité qui lui collait à la peau se faisait repousser dans la panique par une autre chercheuse, incapable de discerner une de ses semblables sous la carapace d’illusion. Heureusement pour la femme qui gisait au sol, Nathan ne faisait qu’un avec le feu purificateur, la Singularité qui détruisait toutes les autres.

La femme anormale se consuma dans un hurlement de souffrance. Nathan fut dépité de voir qu’elle était morte. Elle avait dû croire que ce feu imaginaire l’avait brûlée, et elle avait brûlé avec lui. Cela l’attrista et le frustra beaucoup.

Les incidents de l’Aile Est eurent des répercussions assez problématiques sur l’ensemble du site. Il existe une constante tout à fait informelle qui circule au sein d’une partie du personnel du Site-Aleph, inventée par un docteur durant son temps libre. La Constance de l’Improbabilité, souvent abrégée en Constance de Holt, stipule que dans la mesure où l’accumulation d’objets normaux ne mène qu’à des situations probables, l’accumulation d’objets anormaux mènera à des situations improbables. Et parmi toutes les situations improbables qui se produisirent au Site-Beth dans la panique, une nous intéresse tout particulièrement.

La balade de SCP-242-FR-B déclencha les alarmes incendies de l’Aile Ouest, inondant les moquettes d’eau. Par précaution et parce que la température anormalement élevée du squelette fit disjoncter le système électronique bi-décennal, tout le site fut inondé, du moins les parties encore connectées au système. Par miracle, un des couloirs qui menait à la pyramide de verre était encore connecté à l’arrivée d’eau. Dans ce couloir se trouvait Trisha Kuchipudi. Trisha n’avait pas toujours été un individu anormal. Depuis sa prise de contact avec une entité extra-terrestre suite à une soirée teintée de drogues dures et de rituels stupides trouvés sur le net, elle avait été capturée par la Fondation et emmenée au Site-Beth pour étudier son comportement et sa réinsertion. Plus précisément, il avait fallu envoyer une équipe lourdement armée qui avait dû couvrir le massacre de deux pâtés de maisons provoqué par son envie toute naturelle de prendre une douche.

À un tout autre endroit du site se trouvait Martin Cébron, que la pluie transformait douloureusement et temporairement en une très grande citrouille, ce qui était tout autrement handicapant. Mais Martin n’avait pas négligé le fait de porter sa combinaison intégrale, lui.

La dernière chose que virent les membres du personnel qui se trouvait dans la pyramide près du couloir 1B, ce fut un flash lumineux et une entité tentaculaire éthérée qui les aspirait comme des raisins secs.

La dernière chose que virent la plupart des individus anormaux qui fuyaient l’aile Est, ce fut un squelette enflammé en blouse blanche qui les incinérait en criant avec agacement que ce n’était même pas du vrai feu.

Le Site-Beth était désormais soumis au chaos le plus total, et Roland cessa de prendre des pincettes dans sa chasse.



Hervé Werter était atterré.

Contrairement à Roland, il ne pouvait se retenir de penser à la terreur qui l’entourait. Pour lui aussi, la fin justifiait les moyens, mais dans un tout autre ordre d’idée. Il ne pouvait cependant s’empêcher de réprimer sa tristesse et des sanglots lui nouaient la gorge. Il s’était réfugié dans un coin, avait sorti son carnet de notes et griffonné à la hâte quelques mots glissés dans les mains d’un soldat sans identité qui gisait, emmitouflé dans sa combinaison. Hervé était incapable de déterminer s’il s’agissait d’un homme ou d’une femme. C’était en l’état tout autre chose.

Hervé se dirigea vers le camion de transport de troupe Renault le plus proche. Après avoir vérifié que celui-ci était vide, il vida le jerrican de diesel dans le TRM 10000 et alla s’installer au volant. La partie qui suivait était sûrement la plus difficile de toute l’opération. Il s’agissait de retrouver Roland près de la pyramide, à l’extérieur. Et malgré tout, Hervé Werter avait, pour diverses raisons, une difficulté toute particulière à lire une carte et se repérer dans l’espace.



C’était la centième fois que le Karciste Satusütsi lisait les textes anciens à Roland. Le jeune garçon était bercé de batailles antiques, de bêtes cosmiques et de figures divines. Les Archontes, les Klavigars. Ion. Le Grand Karciste Ion, le Roi-Sorcier d’Adytum, un être si puissant qu’il avait fédéré la Chair il y a plusieurs centaines d’années, un millénaire si ce n’était deux.

Roland était fasciné par les histoires de son père, de son culte, de son peuple. Il était si loin de ces gens qui avaient vécu si loin de lui, et les vestiges du passé comme son grand-oncle vivaient désormais sous une forme qui ne favorisait pas son identification à ces hommes transformés en bêtes par leurs croyances. Il avait pour les textes anciens un respect muet et curieux, lui qui n’était que le petit garçon d’une ancienne lignée noble recluse dans un manoir de la côte Normande. Les terres chaudes et pures de la Méditerranée antique lui paraissaient déjà comme un paysage fantasmagorique.

Cependant une question revenait souvent, timidement puis enfin plus du tout. Les réponses à cette question ne satisfaisaient pas Roland, et agaçaient visiblement son père, avec qui il avait déjà du mal à garder une relation tout à fait saine. Roland l’avait cependant bien compris : la disparition de Ion n’était expliquée ou écrite dans aucune des histoires que possédait son père.

Comment l’être le plus puissant de l’aube des grandes civilisations, l’apôtre divin qui avait érigé tout une théocratie, comment le Roi-Sorcier d’Adytum avait-il pu disparaître ainsi dans la nature ? Sa mort ou sa disparition n’étaient évoquées nulle part. D’un coup, il s'effaçait de l’histoire, et l’on décrétait pour une partie des adeptes que quiconque obtiendrait son pouvoir deviendrait le nouveau Grand Karciste, annonçant une nouvelle ère de règne de la Chair.

Cela paraissait impossible à Roland. Il se plongeait à corps perdu dans les anciens documents que son père avait conservés de son propre père, et que celui-ci avait rassemblé par le biais d’au moins quatre branches familiales durant le Siècle des Lumières. Le Grand Karciste Ion était la balance de l’univers, il garantissait la cohésion du monde et purifiait la réalité pour le compte de Važjuma la Dévoreuse. Mais sans Ion, qui purifiait la réalité ?

Son intérêt pour cet héritage mena peu à peu Roland a considérer que lui seul avait les clés pour comprendre le véritable enjeu derrière le rôle du Grand Karciste. Il ne savait pas pourquoi celui-ci avait abandonné sa place, mais en revanche il savait qu’il fallait la reprendre par devoir. La façon la plus rapide d’y parvenir était de manger des dieux, selon les textes les plus anciens et certainement les moins fiables. On ne mangeait pas les dieux, du moins seule Važjuma en avait la capacité.

À cette période Roland se demandait alors s’il y avait sur terre des créatures comparables à des dieux, si ce n’est à des demi-dieux.



Le Conseil O5 reçut assez rapidement la nouvelle d’une brèche de confinement. Il y avait eu un véritable carnage sur le Site-Beth, une immense créature aux bras et bouches multiples avait surgi des profondeurs du désert et attaqué le site, avant de se rétracter sous terre au terme d’affrontements difficiles et lourdement armés. Sa recherche et son confinement serait évalués sous peu, l’anomalie étant rentrée en état d’hibernation sous terre, à quelques kilomètres du site. Des anomalies étaient devenues incontrôlables, des individus anormaux étaient devenus incontrôlables, et tous étaient lourdement choqués par les événements.

Même avec toutes les thérapies de groupes et la meilleure volonté du monde, il n’était plus possible de cacher la stigmatisation que subissaient en silence les individus anormaux du Site-Beth. Dans la confusion, certains avaient été repoussés, bousculés, confinés en urgence ou abattus par erreur. Les chiffres variaient, on considéra au départ qu’il s’agissait d’une brèche de confinement majeure alors qu’il n’y avait eu que trois ruptures de confinement et d’importants dégâts matériels. Plusieurs individus anormaux avaient disparu et personne ne savait qui blâmer, ce qui n’arrangea pas les tensions. On alla jusqu’à supposer un complot des O5.

Le Conseil O5 savait pour le pétrole. Le Conseil O5 savait pour Roland Ronachiir. Il savait pour Hervé Werter. Mais pour l’heure, il ne pouvait rien dire. Il étouffa les témoignages de la camionnette qui avait fui derrière l’horizon. La lettre retrouvée dans les hangars véhiculaires fut récupérée, analysée et rangée dans un dossier sécurisé auprès d’une autre lettre similaire, entre les carnets de Roland Ronachiir récupérés dans les ruines de son manoir et quelques rapports, théories et demandes de subventions. On examinerait tout cela en temps et en heure.

Le Site-Beth fut entièrement reconstruit, mais les plaies ne se refermeraient pas de sitôt. De Beth à Aleph, les humanoïdes et tout le personnel qui présentait des caractéristiques anormales ne se sentait définitivement plus en sécurité. À la moindre brèche, on leur sauterait dessus, on perdrait son sang-froid, on les déshumaniserait. Et au nom de quoi ? De quelle définition de la normalité ? La Fondation était obsolète sur ce point et le Conseil O5 le savait. La normalité était de plus en plus menacée, et d’ici un siècle la défendre aurait été absolument contreproductif. Deux siècles, avec un peu de chance. Il y aurait bien le temps de trouver une solution au problème d’ici là.

La Rafle de Beth avait déstabilisé l’humanité des individus qui travaillaient à la Fondation. Plus que jamais, chacun se toisait, se détaillait, se disséquait à la recherche de l’âme derrière les visages fermés, mais personne ne pu véritablement dépasser la chair qui portaient les stigmates de l’anormal.

Dans une petite maison de vacance sur la côte d’Azur, le calvaire de Garcien, l’anonyme du cercle de parole, cessa dans des larmes de joie et un craquement de vertèbres.



Roland aurait souhaité un lieu plus proche de la terre de ses ancêtres pour achever sa grande œuvre. Mais force était de constater que passer la frontière avec un camion militaire plein à ras-bord d’individus assommés et paralysés, pour la plupart comme sortis d’un tournage de film fantastique, aurait éveillé l’attention. Et Roland en avait assez des morts inutiles.

Pour l’heure, ses ingrédients primaires étaient à l’abri, les secondaires étaient tous rassemblés dans les différentes pièces de la maison, et les ustensiles, fours et autres outils étranges et exotiques jonchaient le rez-de-chaussée et le jardin. La mer Méditerranée était agitée et Roland était heureux. La préparation durerait au moins quatre jours, si ce n’est plus. Hervé était reparti à ses affaires et il lui était reconnaissant de l’avoir aidé.

Dans quatre jours, si tout se passait correctement, il attendrait l’Apothéose et reprendrait le rôle vacant du Grand Karciste Ion. C’était un honneur. Cela ne lui posait plus de problèmes. Il avait vécu suffisamment longtemps pour voir le monde, avait mangé, bu, chassé, vu, appris, était tombé amoureux deux fois, avait haï une fois, avait pleuré une autre fois, ri de plus nombreuses, et s’était fait un ami en bout de course. Il était enfin prêt à se sacrifier au nom de sa foi.

Tous les dieux doivent mourir. Roland esquissa un sourire. Son voyage était presque terminé.



"Cuisine ça."

Ce qui choqua Oscar, ce n’était pas le fait que Roland avait pénétré dans la cuisine. Ni même qu’il lui avait adressé la parole. Ni même son impolitesse ferme et plus convaincante qu’il ne l’aurait cru.

Ce qui choquait Oscar, c’était le cadavre de jeune fille qu’il avait déposé sur la table. Cette dernière avait des ailes. Roland affirma l’avoir pistée grâce aux témoignages d’une petite secte occulte de la région, puis chassée à la jumelle. Il avait grimpé aux arbres et attendu des heures durant, absolument immobile et indétectable, et était redescendu le soir. Son manège avait duré plusieurs semaines, il l’avait vue plusieurs fois, et finalement elle était passée suffisamment près pour que Roland puisse lui tomber dessus.

Il était tard. Les funérailles de Satusütsi Ronachiir avaient mentalement épuisé Oscar depuis deux jours. Il ne pouvait pas faire quelque chose d’aussi horrible. Cuisiner des canards, des cochons, des faisans, du bœuf, du sanglier, du cerf, oui. De l’humain ? Non. Certainement pas. Mais cette fille, était-elle humaine ? Ses ailes… Oscar n’était plus croyant depuis longtemps, mais cette vision le perturbait au plus haut point. Ses valeurs se battaient avec son instinct de survie. Roland avait 17 ans et était absolument implacable. La fille était déjà morte, de toute manière. C’était surréaliste, ça ne pouvait pas être vrai.

Oscar attrapa ses couteaux, fit tomber ses épices et alluma les fours. Il arracha la robe éthérée comme on arrache la peau d’un lièvre et pluma les ailes comme il l’avait fait avec le paon du dîner de deuil. Il dépeça méticuleusement la jeune fille, pour de vrai cette fois-ci, puis découpa la viande et la graisse en s’adaptant à l’anatomie de la prise. Lorsque les première odeurs de cuisson s’élevèrent dans la cuisine, Roland saliva et Oscar pleura. L’odeur de la viande humaine l’avait sorti de sa torpeur, mais il ne pouvait pas s’arrêter maintenant. Ses larmes vinrent se mêler au bouillon.

Aux papilles de Roland, ce fut un délice. Aux narines d’Oscar, c’était un supplice. L’un dévorait avec une férocité peu commune dans la salle à manger, l’autre s’était effondré dans l’arrière-cour, brisé par cette ultime épreuve que lui avait fait subir la Famille Ronachiir, du moins ce qu’il en restait. L’odeur monta dans les chambres, s’infiltra dans les boiseries et s’imprégna dans les tissus.

Le manoir Ronachiir était marqué de cette odeur délicieuse et noire, et une centaine d’autres viendraient le hanter dans le siècle à venir. Roland était repus, mais sentait bien que ce n’était pas suffisant. Il lui faudrait parcourir le monde à la recherche des meilleures cuisines et des meilleurs ingrédients.

Tous les dieux doivent mourir. Roland esquissa un sourire. Son voyage allait enfin pouvoir commencer.

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