Ça ne s'arrêtera donc jamais. C’était donc voué à l’échec, aussi longtemps que les autres existeraient. Non, qu’ils pensaient. Encore et toujours la conscience, à l’excès, elle venait lui pourrir la vie. Ou bien c’était autre chose. Quelque chose… de plus… Hé !
Le directeur du Site se réveilla avec peine. Pourtant son esprit semblait en état d’alerte. Par conséquent, il s’empressa de dissiper le flou qui voilait ses yeux et de rassembler ses souvenirs. C’est en voyant la poussière descendre de ce qui restait du plafond qu’il se souvint d’une traite : l’intrus, les alarmes, la brèche de… non. Il n’y a pas eu de brèche de confinement. Mais alors, cet intru c’est…
Il se redressa non sans peine, mû par un empressement dû à la découverte de l’identité de celui qui avait dévasté les lieux. Il chercha le tiroir de son bureau, lequel était à terre, y prit son arme de service, et sortit de son bureau.
Tout était perdu, à en juger l’état des locaux qu’il traversait en boitant. Il décida de descendre aux cellules de confinement malgré les risques, ne serait-ce que pour constater l’ampleur des dégâts causés par l’intrus. C’était idiot, il le savait, mais qui l’en empêcherait ? Voilà bien trois semaine que l’on avait pas eu de nouvelles des O5, et il était sûrement le dernier membre debout du site. Si l’homme était encore aux cellules, il se devait d’y descendre.
Le troisième ascenseur était intact, les gardes n’ayant pas eu le temps de le faire sauter pour condamner l’entrée à l’envahisseur. Ils gisaient sur le sol : le directeur dut pousser l’un d’eux qui bloquait le passage. Il n’eut pas le temps de vérifier s’il était mort. Il supposait que non, si les affirmations des autres Sites étaient exactes.
Ce ne fut qu’une fois les lourdes portes refermées qu’il eut le temps de mesurer exactement la nature des événements. Il passa la main sur son crâne. Celle-ci rencontra au passage une substance chaude et poisseuse. C’est donc à cause de ça qu’il n’avait rien vu de l’attaque. Il avait dû être lourdement assommé par un débris au début de celle-ci. L’ascenseur descendait lentement, les néons défilaient et ravivaient les souvenirs…
- Ça va faire trois incidents en une semaine, cracha le combiné.
- Je sais bien cela, mais où voulez-vous en venir ?
Le directeur était quelque peu inquiet de cet appel, compte tenu des récents événements.
- Non, vous ne savez pas tout, et nous avons longtemps délibéré des mesures à prendre. Votre Site forme les meilleurs agents de la Fondation, et ils se sont révélés inefficaces à protéger les Sites auxquels ils ont été attribués.
-Je vous assure que j’ai fait de mon mieux, et je…
-Non, vous ne semblez pas avoir compris la raison de mon appel. Trouvez-vous normal que nos meilleurs agents échouent à protéger la Fondation d’une attaque individuelle par deux fois ?
Le directeur crut avoir mal compris. Il se redressa sur sa chaise, prenant un intérêt nouveau à la tournure que prenait la conversation. Il balbutia :
- Qu… Com.. Vous av… individuelle ? Une attaque ou une personne ?
- Une personne. La même pour les deux incidents.
Il s’effondra de nouveau au fond de son siège, en état d'incompréhension. Il ne dit pas un mot pendant de longues secondes. Une seule personne ? Par deux fois ? Comment pouvait-elle…
- Vous êtes toujours là ?
Il s'empressa de répondre :
- Par tous les diables, de quel site de détention s’est-il échappé !
- Il est tout ce qu’il y a de plus extérieur à la Fondation. C’est un civil, et c’est son armement qui est le plus à craindre. C’est à l’aide d’une onde de choc dont l’origine nous est encore inconnue qu’il a mis KO l’ensemble du personnel la première fois. La seconde ce fut un agent neurologique qu’il a disséminé à travers les systèmes d'aération du site.
- Mais pourquoi se donner autant de mal ?
- Il s’attaque aux anormalités.
- Pardon ?
- Il s'avère que toute trace d’anormalité disparaît après son passage. Les objets reviennent à un état normal, ou disparaissent quand il est impossible qu’il en soit ainsi physiquement. Sachez qu’il a réduit notre classe Keter le plus surveillé à un dragon de Komodo qui s’est décomposé dans l’acide de son confinement. Un autre a été retrouvé à l'état de momie dans son cube de roche métamorphique, désormais rien de plus qu’un simple sarcophage. Un mini trou noir et une lune miniature ont tout simplement disparu. Même le personnel de recherche présentant des anomalies n’a pas été épargné. Eux et les entités humanoïdes touchés par les attaques en sont bouleversés.
Le directeur était de plus en plus incrédule. Un tel individu était tout bonnement impossible, c'était inconcevable de faire tout cela seul. Il demanda donc à l’O5 qu’il tenait à l’autre bout du fil :
- Qu’attendez-vous de moi ?
- Que vous nous aidiez à le ralentir.
Ses paroles donnèrent des sueurs froides au directeur, qui se sentait dépassé par les événements. Il poursuivit :
- Le conseil des O5 a délibéré. Toutes les entités prioritaires sont en ce moment même en train d’être rapatriées vers votre site.
- Pourquoi moi précisément ?
- Les attaques ont eu lieu de façon méthodique. Notre homme s’attaque aux anomalies les plus proches après celles qu’il a effacées. Votre site est de géographiquement le dernier auquel il s’attaquera. Un centre de la CMO dévasté ce matin nous a permis de confirmer cette hypothèse. De plus, votre site est équipé des meilleurs agents, et vous avez vous-même l’expérience du combat. Au vu du sang-froid dont vous avez fait preuve par le passé lors de brèches de confinement, il semble désigné que l’on vous confie cette mission.
- Enfin mais quelle importance, si vous dites qu’il a les moyens de neutraliser des forces d’interventions entières ! Vous ne cherchez pas d’autres solutions qu’attendre que cet enfoiré se pointe et détruise toute les anomalies de la Création !
- Veuillez rester calme, je vous prie. C’est tout aussi difficile pour nous, mais il nous faut plus de temps. Concentrer le plus possible d’anomalies loin de cet homme nous donne le temps pour l'appréhender. Des infrastructures de quarantaine qui les contiendront seront fournies, au cas où vous vous soucieriez encore de la place pour les accueillir.
C'était bien la dernière chose dont se préoccupait le directeur, tremblant sur son fauteuil, ne sachant plus quoi dire ni que faire.
L’O5 mit donc un terme à la conversation.
- Bon courage. N’oubliez pas, nous sécurisons, nous contenons, nous protégeons.
- Nous sécurisons, nous contenons, nous protégeons.
Le directeur avait prononcé ces mots mécaniquement, sans aucune intention. À quoi bon, de toute manière. L’autre avait raccroché avant la fin.
Les semaines qui suivirent furent catastrophiques. Deux convois sur les quarante et un envoyés arrivèrent au site. Les nouvelles d’attaques furent nombreuses, répétées. Partout sur Terre, certaines anomalies éliminées influaient sur le terrain et la population, comme cette civilisation souterraine qui avait provoqué un éboulement à sa disparition.
Cette personne… non, cet anarchiste… il ne pouvait être normal. Ne se reposait-il donc jamais ? Le conseil des O5 ne répondait plus. On attendait alors le moment fatidique, et l’on se battrait. Après tout il était seul, il y avait encore de l’espoir.
L’ascenseur se stoppa. La voix annonça l'étage du confinement et les portes s’ouvrirent lentement, sans accroc. Ce fut stupéfiant. Le directeur avança lentement, comme s’il était rentré dans un sanctuaire, sentant l'omniprésence du crime qui venait d’être commis en ces lieux.
L’étage était calme. Sans toutes ces portes ouvertes et ces chercheurs inconscients, on aurait cru au début d’une journée normale. Aucune infrastructure ne portait de trace de forçage. Cela signifiait sans doute que les dégâts d’en haut étaient dus aux agents et au matériel de défense. L’intrus n’avait donc que faire de la destruction ou de la mort : c'était bien à l’anormalité qu’il s’en prenait. Restait à savoir comment.
Le directeur parcourut les salles et les couloirs. Il aurait dû poster des agents, même ici. Il le savait, il n’oserait pas aller à l'étage d’en dessous où ceux-ci gardaient les Keter. Trop peur de ce qui s’y trouverait. Certaines salles étaient vides, d’autres non.
Il vit défiler une statue brisée sur le sol, le dessin fixe d’une jeune femme apeurée, un serpent qui essayait de se débarrasser d’une couche de glue, un dentier, des fossiles, des objets en tout genre, des cellules vides, de plus en plus. Il s’affolait, courait à travers les couloirs, son esprit cherchait à savoir à qui appartenaient ces cellules, puis ne voulait plus savoir, tiraillé, ne voulant croire, ne voulant comprendre.
Il trébucha contre un chercheur qui gisait en travers du passage. La chute fut brutale. Sonné, il reprit ses esprits : c'était fini. L’essentiel des anomalies existantes s’était envolé à jamais, et cet… il traquerait les dernières et les nouvelles.
…
…
NON.
Il se releva et se dirigea vers l'ascenseur. Après quelques couloirs il l'atteint, et sans s’en rendre compte, en ruminant ses pensées, il se retrouva en haut. Il parcourut le site à la recherche de l’assaillant, faisant voler les obstacles dans la mesure de sa force, s’acharnant sur le moindre bris qui était venu souiller son établissement.
Il s’en fut en dehors du Site, projetant d’en faire tout le tour. L'idée que l’homme serait déjà parti l’effleura, et acheva de l’enrager. Il ne mit pas longtemps à trouver ce qu’il cherchait. Une silhouette blanche munie d’un immense canon qu’elle portait à bout de bras se tenait debout au delà des décombres. Le directeur prit une grande inspiration.
-Hé !
Pris de cours dans ses pensée, l’intrus se retourna. Il dévisagea l’homme en costume couvert de poussière qui se tenait devant lui. Celui-ci sortit à la hâte son arme de service et appuya sur la gâchette. Un cliquetis se fit entendre.
- Il est possible que ma bombe magnétique ait déformé le mécanisme de tir. J’ai dû la calibrer au maximum de ses capacités au cas où, j’en ai bien peur. J'espère bien que personne n’en est mort.
L'aplomb et le calme de l’homme en blanc stupéfia l’homme en costume. Il se calma aussitôt. L’homme en blanc détourna le regard vers le lointain, inexpressif. Il ne lâcha pas son arme.
- C'était le dernier.
- Il y en aura d’autres. Vous laissez la population sans défense face à cela.
- C’est vrai. Il y en aura toujours. J’ai vu les dossiers. Je les ai lus. Vous saviez que le Soleil en était une ? Et la parole, aussi ? Ces satanés anomalies. Il me faudrait une éternité pour les détruire.
- Vous n’y êtes pas obligé.
- Si. Vous ne savez pas ce qu’elles m’ont fait. Depuis que je les ai découvertes, elle m’obsèdent. Tant de choses incompréhensibles, tant de monstruosités inexplicables et d’objets fantastiques, c’en est trop pour ma tête.
Il semblait perturbé maintenant. Le directeur sentait que cela était une mauvaise idée, mais il brûlait de savoir.
- Comment avez-vous été mis au courant ? Comment avez-vous fait pour…
L’assaillant se retourna vers son interlocuteur et leva son arme, lui coupant la parole :
- Par celui qui m’a soufflé les plans de cette machine. Par celui que vous appelez zéro zéro un. Je ne sais ce qu’il avait en tête, sinon qu’il semblait placer une sorte d’espoir en moi et qu’il m’a révélé l’existence de chacune de ces putains de choses. À la fois si magnifiques… et si monstrueuses.
- C’est… c’est impossible, zéro zéro un est…
- Avez-vous la moindre idée de ce qu’est cette chose ?!
Le hurlement avait coupé net le directeur. Le visage de l’homme en blanc était désormais déformé par la haine, et ses mains étaient serrées sur les poignées de l’engin. Son visage ne tarda pas à devenir inexpressif. Il poursuivit.
- Je ne tiens pas vraiment à m’énerver. Le fait est que cette chose doit être déçue de mes actes. J’ai usé de la connaissance qu’elle m’a donnée pour supprimer l’anormalité, notament grâce à cet engin. Vous savez, tout est tellement plus clair grâce à zéro zéro un. Tout ceci prend sens, et il devient simple de supprimer un Thaumiel. Mais c’est seulement maintenant que je me rends compte que c’est impossible. Ces choses font partie intégrante de la réalité.
Le directeur ne savait plus comment réagir, laissant parler l’homme en proie à la folie qui lui faisait face. Celui-ci poursuivit d’un air grave, de moins en moins calme.
- Vous savez qu’il en existe d’autre ? Des mondes comme celui-ci ? Différents, certes, mais avec la même Fondation, les mêmes anormalités. Des milliers. Tant que les autres y penseront, tant qu’il la feront vivre par leur imagination. Vous imaginez des choses, Monsieur le Directeur ? Moi j’imagine que ce que l’on imagine est créé quelque part. Qu’il vit tant que l’on y pense. Et si un même univers diverge selon les personnes, il s’en crée tout autant de versions différentes. Ce monde n’est pas réel, n’est-ce pas ? Il ne peut pas l'être, alors il doit en exister beaucoup de versions, n’est-ce pas ?
Le directeur en était certain maintenant. Cet homme était fou. Peut-être que zéro zéro un en était la cause, ou pas. Il ne pouvait que continuer à regarder cet homme se convaincre de son discours, cherchant désespérément à trouver des réponses à ces questions.
- Il faut que je les purge. Jusqu’au dernier. Je vais partir. Mon canon permettra d'éliminer zéro zéro un de ma tête. Avec un peu de chance ça me transportera jusqu’au monde suivant.
- Pourquoi vous acharner ? C’est ridicule, vous êtes en train…
- De m’amuser. Tant de mondes, peu importe que j’en froisse quelques un. L’univers s’en fout. Seul zéro zéro un s’en occupe.
L’homme posa son canon à la verticale, l’embouchure droit vers son visage partagé entre la peur et l'excitation, et parla une dernière fois au directeur en état de choc :
- Canon… cela pourrait être plus recherché, mais son nom va de paire avec son utilité. Qu’en dites-vous ?
Il tira. Son corps disparut dans un grand éclat de fumée devant le directeur, qui perdit conscience sous l’onde de choc provoquée par l’arme. Un formidable coup de tonnerre retentit.
Ça y est.
Il était parti.
La purge avait enfin commencé.