Est-ce que je pensais vraiment que j’allais pouvoir m’en tirer ?
Il faut dire que j’ai fait un peu confiance aux deux autres couillons et que ce ne sont pas eux qui ont merdé. Oui, on a bien dispersé les corps partout pour être sûr que personne ne puisse remonter exactement jusqu’à nous. J’ai pas tous les détails, d’ailleurs, puisque je les ai laissés faire.
Mais le problème ne vient pas d’eux.
Le problème vient du fait que j’étais le médic de qualité sollicité au Noxygen pour la soirée où trois personnes, dont moi, ont disparu dans la pagaille.
Et devinez-quoi ?
Une de ces personnes est réapparue, toute seule.
Moi.
Donc, oui, effectivement, il y avait des chances pour qu’on commence à se poser des questions. Et c’était vraiment pas très malin d’y aller en utilisant mon nom après m’être fait recruter à la clinique.
Je ne pensais pas m’en tirer à bon compte. En fait, je pensais pas tout court. Un connard versé dans la psycho’ m’a dit que mon subconscient savait tout ça et qu’il avait quand même pris la décision d’ignorer les risques. Je pense que ce sont des conneries. J’ai été con, point. Pas besoin d’aller chercher Michou l’ignorance dans le fond de la boîte à penser pour lui faire porter le chapeau.
— Vous allez nous dire où il est, rapidement, ou on fouille les lieux et on sera pas vraiment accommodant.
— Déjà, on sait pas, ensuite, la clinique est un terrain neutre. Pas de conflit, pas de désordre, et vous savez ce qu’il pourrait se passer si ces règles n’étaient pas respectées, réplique Morgan.
Ouaip, c’est bien dit. Ici, on soigne tout le monde, tant qu’on a de quoi nous payer. Mais il y a une autre restriction : tant qu’on n’est pas attaqué. Cependant, les Lulis s’en foutent. Parce qu’ils n’ont pas besoin de nous. Par contre, ils savent que les autres n’attendent que des gestes ouvertement hostiles pour commencer. Et s’en prendre à la seule clinique disposant d’équipement fonctionnel et de personnel qualifié pourrait être considéré comme un acte ouvertement hostile. Le fait qu’on n’ait pas de personnel affecté à la protection de l’endroit et que notre vulnérabilité soit aussi apparente est aussi un avantage. En bref, s’ils nous emmerdent, les choses risquent de mal se passer pour eux. Et ils le savent. Et ils savent qu’ils ne peuvent pas non plus vraiment se le permettre. Ils savent qu’un médic était impliqué mais pas s’il a agi seul. Et… oh, comme ça doit les emmerder. Ils aimeraient savoir qui a eu l’audace de faire ça. Ils aimeraient ne plus être dans le flou. Se dire que le potentiel meurtrier de deux des leurs est sûrement totalement serein et pas inquiété pour un sou parce qu’il est intouchable, ça doit leur faire mal aux couilles.
Intouchable ? J’exagère peut-être un peu. C’est vrai que s’ils continuent à se pointer en continu et qu’ils commencent à ramener des gros bras, ça va être compliqué de faire notre travail. Et si on peut plus faire notre travail, on perd en utilité, donc en immunité. Peut-être qu’il serait sage que j’aille me planquer pendant un moment, histoire de.
Morgan remonte, pas trop tôt. Les autres connards doivent être restés devant en attendant les ordres de leurs copains. Bon.
— Ça va pas être possible.
— Je sais, je réfléchis à une solution de repli.
— Merde, tu les as vraiment capturés ?
— Ouaip.
— Mais qu’est-ce qui t’a pris ?
— Ils font pas partie de la clientèle courante et fidèle, et puis j’avais des trucs à tester sur eux.
— Merde, putain, Toubib, avant ils nous laissaient tranquille. Là, on risque d’avoir une guerre sur les bras et même si quelques gangs nous aiment beaucoup je pense pas qu’ils iront jusqu’à risquer un conflit ouvert, malgré tout le bien que tu peux penser d’eux.
— Personne peut les blairer, Morgan. Leur drogue fout la merde et attire trop l’attention. On a repéré des types bizarres qui viennent fouiner dans le coin. Et ce… truc dans les rêves, c’est trop dangereux aussi. Il faut que tu comprennes que c’est vraiment la merde depuis des années avec ces connards et que personne n’a rien fait parce qu’ils font peur. Parce qu’ils ont envoyé quelques messages.
— Calme, Toubib, calme. On n’est pas des gangsters, okay ? Ce n’est que notre putain de clientèle. T’es pas un tueur, t’es pas un membre d’un gang, t’es juste un médic. Un sacré bon médic mais t’es bon à opérer et réparer ceux qui risquent leur peau dehors pour n’importe quelle connerie. Alors oui, je sais que tu fais tes petites expériences sur les drogués, je sais que tu essaies de trouver un traitement, mais c’est pas rémunéré, c’est pas quelque chose de rentable et on te laisse faire parce que tu rapportes gros. Maintenant, si tu commences à t’impliquer dans leurs conneries, tu vas voir une famille, tu demandes leur financement à eux et tu ne nous impliques pas dans ta merde, compris ?
Il est énervé. Ouais, ouais, c’était une connerie. J’ai pas à m’impliquer, j’aurais dû rester sur place, laisser les deux autres s’en occuper. Ou au moins rester jusqu’à ce qu’on m’autorise à partir. Mais je l’ai pas fait. Je prends ça en note pour la prochaine fois qui n’arrivera jamais puisqu’il faudra bien quatre vies avant que ces salopards me refassent confiance pour torcher le vomi de leurs camés.
— Écoute, t’as raison, je vais prendre un peu de recul temporairement. Rester dans mon cabinet en surface et gérer mes affaires de mon côté. Je vous mêlerai pas à tout ça.
— Tu peux aussi arrêter de t’en mêler toi aussi et rester ici tranquillement en attendant que ça se tasse. Y a que deux morts, pas de quoi en faire un drame.
— Bah alors pourquoi tu t’énerves ?
— Parce que je sais que t’as pas envie de t’arrêter et ça m’inquiète. Donc si tu veux continuer, fais-le, mais y a des risques pour que tu puisses plus revenir ici.
— Et vous allez faire quoi sans moi, les couillons ?
— T’es très bon Toubib, mais, et tu le sais bien, ceux qui viennent ici n'ont pas vraiment le temps de se demander si celui qui les prend en charge est le nec plus ultra du lavage de plaie.
— Je te charrie.
C’est comme ça. Est-ce que j’ai vraiment envie de continuer ? ‘Fin, si je veux choper les recettes de leur drogue, il faudra bien que je continue. Mais est-ce que j’en ai besoin ? Je pourrais essayer autrement, m’en procurer, analyser. Merde…
— Je vais quand même prendre quelques jours pour réfléchir.
— Je comprends, prends soin de toi.
Il a l’air soulagé. C’est un grand sensible, ce garçon. Il se gratte légèrement le crâne. Ça a bien repoussé.
— Va pas tout refaire partir.
— Ta gueule, envoie des nouvelles de temps en temps si tu veux que ça reste en état. Enfin, des bonnes nouvelles.
— Je ferai ça, mais te bile pas trop.
Il acquiesce en silence. Je suis pas vraiment le meilleur des potes, mais entre médics on s’entraide. On n’a pas vraiment d’autres personnes à qui parler.
Je quitte la pièce et prends la porte de derrière, vers le tunnel d’évacuation. Les Lulis sont pas loin donc on va faire ça tranquillement. Je rentre chez moi ? Peut-être pas. Peut-être ? Non. J’ai soif.
Quand on parle de bar clandestin, on a du mal à vraiment se représenter ce que c’est. De plus en plus de patrons font construire une arrière-salle avec des produits étranges. Ou alors ils réservent des salles privées pour leurs clients particuliers. Mais un vrai bar clandestin, à l’ancienne, construit dans les tréfonds en galérant à faire tenir le moindre mur, ça c’est rare. Pour tout dire, j’en connais que deux. Dont celui-là. Le patron a toujours été un drôle d’oiseau mais on s’y sent bien. Il fait partie des rares endroits neutres de cette ville pour nous. Je pousse la porte sans faire trop de fracas. Il n’y a pas grand monde. Comprendre : deux mecs torchés affalés sur une table, le patron, un serveur, et une cliente assise dans un coin de la salle. C’est pas non plus exactement l’heure des consommations. Je regarde ma montre, ouais, quinze heures. Le patron me salue de la tête en souriant. Je vais me poser au bar, tiens. Plus pratique pour discuter et réfléchir.
— Des ennuis, Toub’ ?
— Ouaip, je suis venu réfléchir un peu.
— Je te sers rien de trop fort alors.
Je ricane doucement. C’est un drôle de personnage, ce type. Toujours un œil fermé, et il est pas borgne puisqu'il alterne. Et cet air calme, apaisé. Il est jovial mais vraiment pas bruyant. Je l’ai jamais entendu partir dans un franc éclat de rire et tout ce que j’ai réussi à lui arracher c’est un soufflement de nez accompagné d’un sourire. Bien sûr, il y a des rumeurs sur qui il était avant, sur ce qu’il fait vraiment ici, mais personne pour en parler au sein du bar. Parce que c’est pas ça l’important.
— Alors, qu’est-ce qui te mine ?
— Faut que je décide ce que je vais faire.
— Et t’as quoi comme option ?
— Rester un Toubib ou me reconvertir dans la boucherie-charcuterie.
Il souffle du nez.
— Une grosse reconversion alors, et plus sérieusement ?
— Désolé, patron, je peux pas trop en parler non plus.
— Peur des oreilles traînantes ?
— Ouais.
— Bah, t’as pas à t’en faire. Il n’y a que des amis ici.
Je hausse un sourcil.
— C’est gentil, mais faire confiance sur des mots c’est pas dans mes habitudes.
— Je peux comprendre, t’en fais pas. Enfin, si je peux t’aider, je reste là.
J’ai quoi comme options, en fait ? J’ai fait le malin avec Morgan en suggérant de m’opposer aux Lulis mais je peux faire quoi exactement ? Ils ont leur réseau d’information, et les rumeurs sur les rêves me rassurent pas. Ils ont des techniques, leurs vers bizarres… Je peux faire quoi, au juste ? Avant j’avais l’effet de surprise mais maintenant ils me suspectent. Donc, je peux faire quoi ?
Rien. Je suis juste un Toubib doué qui pourrait aller motiver des familles mafieuses ou des gangs à se mêler de cette histoire dans l’espoir que ça marche. Mais je sais pas où sont leurs labos, je peux pas me renseigner sans qu’ils soient rapidement mis au courant. Parce que, ouais, ça va avoir l’air étrange qu’un médecin recherché par les Lulis se mette à enquêter sur leurs sites de production. Autant me coller une cible sur la tête et m’installer des gyrophares dans le fion. Il me faudrait peut-être une équipe, mais je servirai à quoi ? À les recoudre ? C’est désagréable de se rendre compte qu’on n’a pas les compétences pour prendre part à tout ça. C’est pas ma lutte. Je devrais me contenter de décomposer leur produit pour le comprendre. Ou alors…
J’ai mon appartement, la clinique mais ça compte pas, donc le petit sous-sol de la clinique. Je dois bien connaître quatre, cinq endroits abandonnés pas loin et si on élargit le secteur c’est noël avant l’heure. Je trouve des gens motivés, indépendants, je monte une équipe et je m’occupe de toute la logistique. On forme un laboratoire spécialisé avec sa force de frappe pour pouvoir récupérer ce qu’il nous faut tout en emmerdant les Lulis, on fait ça vite, pour qu’ils n’aient pas le temps de s’adapter. Mais ça va prendre du temps. Faut que je commence à tout préparer. Et surtout, pour trouver des gens motivés, ça va être compliqué. Et comment avoir un bon réseau de recrutement ? Comment savoir que je peux leur faire confiance ?
— Patron, tu penses quoi des Lulisatus ?
— Ils ne font pas partie de ma clientèle.
— Et plus précisément ?
Il soupire, son œil ouvert brillant d’un éclat froid.
— Je ne les porte pas dans mon cœur et ils n’ont aucun pouvoir ici.
— Et s’ils pouvaient arrêter de nuire, tu voudrais bien participer ?
Son sourire triste revient.
— Non. Je suis patron de bar et je n’ai pas l’intention de le quitter. Et, d’ailleurs, j’ai pas spécialement envie qu’ils s’y intéressent.
— Pourquoi ?
— Ils me laissent tranquille parce que ça ne leur coûte rien. Mais si ce lieu venait à devenir un foyer d’opposition, ils pourraient envisager de mettre fin à ce statu quo.
— Et si ça se passait pas ici mais que tu te contentais de faire passer le mot ?
Il se gratte la joue d’un air distrait.
— Seulement à des personnes de confiance, j’ajoute.
— Ça devrait être possible. Je leur passe ton contact ?
— S’il te plaît.
Il hoche la tête sans rien ajouter. Je le ferai pas en un jour, probablement même pas d’ici demain, mais c’est un début. L’objectif est juste de trouver un moyen de neutraliser leur drogue. Pas forcément de les faire tomber.
— D’ailleurs, tu sais quelque chose sur ces histoires de “rêves” ?
— Peut-être. Mais si tu ne sais pas de quoi il retourne exactement, il est peut-être préférable que je ne t’en parle pas.
— Je prends quelques trucs pour éviter qu’ils m’attrapent. Enfin, je dis pas que la rumeur est vraie, mais ça me permet de bien dormir sans psychoter.
— Bah si ça marche, continue.
— Et tu veux pas m’en dire plus ?
— Nan. T’es pas un rêveur, donc ta technique est sûrement la plus efficace. Mais t’en fais pas, vraiment. S’ils pouvaient te trouver par là, ils l’auraient déjà fait.
— T’es sûr que tu veux pas m’expliquer ? je demande d’un ton agacé.
Son regard se fait un peu pensif.
— Je pourrais mais je vois pas ce que ça t’apporterait.
— Je suis curieux.
— Ça se voit. Mais qu’est-ce qui te fait penser que je suis la personne la plus apte à t’expliquer ?
— Le fait que tu n’aies pas présenté ton ignorance sur le sujet dès le départ et que tu essaies maintenant de la suggérer pour éviter de répondre ?
— Bien vu.
Il arrête de frotter le verre, le range avec les autres et se retourne vers moi.
— Les Lulis sont pas les seuls. Ils ont des alliés un peu particuliers. C’est grâce à eux qu’ils peuvent se permettre pas mal de choses. Les drogues, c’est grâce à eux, les rêves aussi.
— Hum hum, et pourquoi ils continuent à bosser avec eux si ce sont eux qui permettent tout ?
— Aucune idée, tu leur demanderas. Je sais juste que cette alliance existe et me les brise. Je sais pas comment elle fonctionne.
— Je vois, merci pour l’info. Et tu saurais où les trouver ?
— Non, les Lulis les cachent en permanence. Et comme on peut pas s’approcher de chez eux, c’est pas vraiment utile de demander.
Pas grave, c’est déjà mieux que rien. Donc faut trouver des types qui font des choses avec des rêves. C’est sûrement des conneries ésotériques de merde, mais c’est peut-être aussi partiellement vrai. Donc on verra bien.
— Oublie pas de faire passer le mot, je serai chez moi.
— Ça marche.
Je risque pas de retourner à la clinique si je commence à tremper dans ces emmerdes. Maintenant, va falloir attendre. Et peut-être repasser.
— Tu sais ce qu’on raconte sur le patron ?
— Nan ?
— Il tremperait aussi dans du trafic, mais d’un autre genre. Un produit plus pur. Plus rare. Personne sait comment il le fabrique, ni même qui en a déjà consommé. Mais on sait qu’il existe puisque personne est venu l’emmerder depuis que les rumeurs circulent.
— Une recette spéciale ?
— Va savoir, en tout cas ils veulent pas la perdre.
Quand j'ai commencé à monter les escaliers, je savais que la soirée allait être compliquée. En fait, j’ai pas spécialement l’impression d’être suivi. Mais ils doivent savoir où j’habite. C’est pas vraiment un secret, on peut trouver l’adresse facilement avec les bons contacts. Donc ils vont sûrement passer. Tôt ou tard. Et si de potentiels collaborateurs arrivent en même temps, ça risque de faire tache. Je vais peut-être devoir déménager temporairement. Enfin, pour l’instant, je vais les attendre.
Ils ont un organisme particulier, donc… ça devrait faire l’affaire. Je suis pas un combattant et s’ils viennent à plusieurs je pourrais pas les gérer. Par contre, mon cabinet est très bien fait. J’ai mon propre système de ventilation, mon propre atelier pour préparer les produits nécessaires au besoin. Et puis, même s’ils résistent à leur saloperie de drogue, m’étonnerait qu’ils soient immunisés à tous les gazs possibles. Après, est-ce que c’est pas quelque chose auquel ils pourraient s’attendre en venant ici ? On verra bien. De toute façon, je peux sortir facilement par le balcon et le temps qu’ils pètent toutes les portes je serai déjà loin. Après, s’ils entrent par le balcon, ça serait effectivement un problème. Ouais, je me complique trop la vie. Je vais leur faire le vieux coup du gaz soporifique et ça ira très bien.
-
J’ai attendu six heures. Six heures à me balancer sur la chaise de mon bureau. En six heures, j’ai eu le temps de bricoler un bouton pour n’avoir qu’à appuyer pour relâcher le gaz dans la pièce. Plusieurs fois j’ai eu peur de les entendre débarquer pendant que je testais les câbles mais non. Six heures à me faire chier comme un rat mort et à retravailler un plan qui pourrait complètement échouer parce qu’il ne prend pas en compte la possibilité de l’échec. J’ai pensé à faire fuiter une conduite de gaz de l’immeuble et à juste tout faire exploser mais la pièce prévue pour le piège est quand même assez grande donc ça risque de ne pas très bien se passer si je me prends pour un artificier. Mais ils sont là maintenant. Enfin, j’ai entendu le bruit de la cage d’escalier. Et il est tard et tous les autres voisins sont rentrés. En plus, ils ont l’air nombreux. Je jette un œil à la caméra extérieure juste à temps pour les voir la fixer. Le teint pâle et les cheveux d’un des leurs me confirment qu’il s’agit bien de Lulis. Parfait. Ils sonnent. Je les entends m’appeler sans trop comprendre ce qu’ils disent. Je change de caméra. Celle de la salle d’attente. La deuxième pièce. Ils seront forcés d’y aller.
Bram
Ils enfoncent la porte, parfait. J’attends. La porte de la salle d’attente s’ouvre et j’en vois plusieurs entrer. Les autres doivent surveiller. Est-ce que je pourrais les maîtriser ? C’est vrai ça, merde, j’ai pas pensé à ce que je ferai s’ils laissaient les autres dehors. Merde. Bon, j’ai des seringues. Est-ce que j’aurais pas une lacrymo, aussi ? Ah, voilà. Okay. Je suis prêt.
Ils sont cinq dans la salle. Je crois qu’il doit en rester un ou deux dehors. Pas grave. j’ai déjà envoyé le gaz et ils galèrent avec les portes. J’ai pensé à bien barricader. J’entends leurs voix étouffées à travers l’appartement. Ils ne s’en sont pas encore rendus compte. Ah. Si, en fait. Ils forcent sur la poignée. Ils commencent à tituber, à essayer de sortir. Les autres doivent aussi tenter d’ouvrir la porte mais je l’ai verrouillée à distance. Ils sont piégés. Pas pour longtemps, mais assez pour me donner le temps. Je change à nouveau de caméra. Ils étaient bien deux, dehors. Je vais utiliser la lacrymo. Il faut que je passe par l’autre côté. Discrètement. Si je leur cale le sédatif d’un coup, ça prendra pas longtemps.
Je fais une béquille au premier avant de lui enfoncer la seringue. Sa veine était très apparente, merci à lui. Il s’effondre presque immédiatement. Le second sort de la salle d’attente en trombe et me court dessus avec un couteau. J’esquive avant de planter ma deuxième dans sa jambe. Je n’ai pas pu viser pour une veine ou une artère mais bon, ça devrait le faire. Parce qu’il se penche pour la retirer et que son cou est apparent. J’enfonce la troisième.
J’ai donc sept corps de Lulis inconscients, bon score. Maintenant qu’ils sont bien attachés, j’ai tout mon temps. Mais est-ce que je dois faire passer un message ? Si je les tue, ça risque de compliquer les choses. J’étais préparé et j’avais mon matériel tandis qu’ils étaient venus seulement pour m’attraper, visiblement. S’ils viennent pour me tuer parce que je représente une menace, ça sera beaucoup plus compliqué. Mais les blesser ? Peut-être que ça serait une bonne alternative, en précisant que je m’engage à ne plus me présenter face à eux. Non. Enfin, peut-être ? Et puis si je dois vraiment les gérer tout seul, ça va être compliqué.
Plop
Quelque chose fuit ? Ah, non, c’est quelqu’un.
— Bonsoir ?
C’est une femme. Elle est encore dans la salle d’attente donc je la vois mal mais elle a l’air de mesurer un bon mètre quatre-vingt. Ses cheveux sont soit courts soit attachés. Je ne vois pas son visage. Par contre, elle a une main près de sa joue. Elle avance. Elle a l’air d’avoir la vingtaine ou la trentaine, pas de cernes, pas vraiment de maquillage non plus de ce que je vois. Et ses cheveux sont attachés en natte. Elle a le regard dans le vague, puis elle le pose sur moi.
— Toubib, c’est ça ? C’est Clément qui m’envoie.
Le prénom du patron ? Ou d’un Luli particulièrement connu que je devrais craindre.
— Euh, en amie ?
— Oui. Besoin d’aide ?
— S’il vous plaît, oui.
On termine de bien resserrer les liens et de préparer les seringues nécessaires. Je voudrais éviter qu’ils se réveillent autant que possible mais il va falloir la jouer finement.
— J’étais en train de réfléchir à ce que j’allais en faire, si j’allais les interroger… Excusez-moi, c’est quand même assez étrange que vous vous soyez pointée comme ça et que je fasse comme si c’était normal de vous parler de ça.
— Oh, tu veux que je ressorte et que je fasse comme si je venais d’arriver avec un CV ? Comme ça on fait le petit entretien et tu m’expliques tout après ?
— Euh, je sais pas. Enfin, j’ai demandé de l’aide mais je savais pas qu’elle allait arriver si vite et surtout dans ces conditions.
— Si tu veux je peux jouer la déménageuse qui t’aide à te débarrasser des cartons gênants.
Elle garde le sourire aux lèvres et le regard pétillant. Et, de près, je vois bien qu’elle est plus grande que moi.
— Ça sera pas nécessaire. Enfin, vous pensez que ça serait bien d’en interroger un ou deux ?
Plop
Elle donne une pichenette sur sa joue pour faire ce bruit. C’est un peu agaçant.
— Si tu veux qu’une fois qu’on les relâche, ils aillent dire ce qu’on a demandé pour ensuite déplacer ce qu’on pourrait chercher ou renforcer les défenses, ouais. Mais t’en fais pas, je sais déjà ce qu’il faut pour avoir les infos que tu veux. Il faut juste qu’on évite de trop se faire remarquer. Donc le mieux serait juste de les laisser dans la rue. Tu peux leur casser une jambe ou deux si ça te chante, pour les calmer et les immobiliser pendant quelque temps.
— Avec eux, ça sera réglé en quelques jours.
Plop
— Quelques jours avec sept enfoirés sur le côté c’est quelques jours de gagné.
— Pas faux. Mais sinon, enchanté, je suis Toubib.
— Moi c’est Katia.
— Et du coup comment tu… je peux te tutoyer ?
— Mais oui, t’inquiète.
— Comment tu penses pouvoir m’aider ?
— Je suis oniromancienne.
— C’est-à-dire ?
Plop
— Je manipule et me balade dans les rêves.
— D’accord.
Attends, quoi ?
— C’est courant comme profession ?
— C’en est pas vraiment une. Mais je peux t’assurer que je suis compétente. Et ça te sera utile pour qu’on puisse les approcher sans qu’il nous voit venir.
— C’est super, mais moi je vais rester en retrait. Ils connaissent mon visage et même si tu nous… protégeais dans les rêves, il resterait la réalité.
— Ah ouais. On attend d’autres personnes pour ça du coup ?
— Ouaip, mais il faut qu’on vide l’appartement pour l'instant. Discrètement.
— Ou alors on les laisse dans l’ascenseur et on referme bien la porte.
— Ça me ferait quand même chier qu’ils volent mes affaires.
— Je vois pas trop ce qu’ils pourraient en faire et je suis presque sûre que tu as de quoi les protéger.
Plop
— Tu veux bien arrêter ça ?
— Non.
— Okay.
On les a laissés en bas de la cage d’escaliers. Vu ce que je leur ai mis dans le sang, ils devraient pas se réveiller avant quelques heures. Et il faut que je bouge. J’ai pris un de leur portable. Je sais pas comment le pirater mais on trouvera bien quelqu’un qui saura. Maintenant, où est-ce que je vais bien pouvoir aller ?
— Il faut que je prévienne le patron qu’on change de base pour l’instant.
— Je m’en occuperai quand on sera fixé.
Plop
— Euh sinon, Katia, pourquoi tu fais ce… truc avec ta bouche ?
— Oh, euh, ça m’aide à rester là, tu vois ?
— Non ?
— Mais t’es médecin ? Tu connais pas la dissociation ?
— J’ai pas exactement suivi la formation typique. C’est psychiatrique ?
— Ouais, et ça veut dire quoi “pas la formation typique” ?
— Je préfère pas en parler.
— Super.
La main se lève, elle prépare la pichenette…
Plop
— Du coup, c’est quoi l’histoire avec les Lulis ?
— J’aimerais bien neutraliser les effets de leur saloperie.
— La Cyg’ ?
— Yep.
— Et tu as fait quoi pour qu’ils te poursuivent ?
— Ah t’es pas au courant ? En gros j’ai enlevé deux Lulis avec des types qui leur en voulaient. Et après on les a butés.
— Ah oui, tu m’étonnes qu’ils t’en veulent.
— Après ils n’ont aucune preuve donc ça explique peut-être pourquoi je suis encore en vie.
— Et pourquoi tu veux faire profil bas.
— Voilà. Tu connais d’autres personnes qui pourraient nous rejoindre ?
— Pas vraiment, mais Clément sûrement. On va où ?
— Vers une autre planque.
— Et on va marcher jusqu’à là-bas ?
— Il n’y a pas de métro, tu veux prendre un velib ?
Plop
— Sans façon.
Je ne suis pas un habitué du grand luxe mais je sais garder mes cachettes fonctionnelles. Celle-ci aura besoin d’un bon dépoussiérage mais elle tient la route. Il faudra juste que je fasse la route encore quelques fois pour récupérer le matériel de laboratoire. Sans ça, pas la peine d’essayer d’étudier quoi que ce soit. Katia s’est installée sur le radiateur éteint à droite de l’entrée. Elle a l’air de compter ses doigts. Elle les touche l’un après l’autre, puis elle recommence. Puis elle fait le bruit de la goutte. Puis elle compte. C’est un sacré numéro. Je me demande si elle fera vraiment l’affaire. Et j’ai pas complètement compris son histoire d’oniromancie. Mais elle est cool. Enfin, elle me dérange pas. Et si le patron lui fait confiance, c’est sûrement quelqu’un de fiable.
Plop
— Donc, on fait quoi ?
— On attend.
— Et quoi d’autre ?
— À deux on va pas faire grand-chose.
— Donc on attend ?
— Ouaip.
Plop
Plop