Moi, Chevalier Théodore de Lucey, entame aujourd'hui ce récit alors que je suis rentré de mon interminable périple aux confins des Carpates depuis près d'une semaine. J'ai donné vingt-trois ans de ma vie à la Patrie, mais ce que j'ai perdu durant ce voyage jamais je ne l'aurais abandonné de mon plein gré. Cette expédition pour la Singulière Académie était ma dernière, et j'ai pris la décision de me retirer dans la demeure de mes ancêtres pour profiter d'une retraite aussi tranquille que possible. Pourtant je me dois de replonger dans ma mémoire et de rédiger ce compte-rendu, à partir de mes souvenirs, de ceux de mes compagnons, de nos notes éparses et des quelques esquisses de notre cartographe. J'espère qu'un jour une troupe plus importante, mieux armée que la mienne et renforcée de mon expérience pourra retourner dans ces montagnes et y ramener définitivement la paix et les hurlements des loups.
Profitant des vastes conquêtes dans toute l'Europe de l'Empereur, la Singulière Académie mandata plusieurs expéditions pour rechercher et saisir, détruire ou neutraliser les ressources occultes des nations conquises. L'expédition que je dirigeais fut envoyée investiguer dans les Carpates où nombre de légendes faisaient état de puissances ténébreuses et de monstres sanguinaires tapis dans les gorges encaissées et reculées. J'avais sous mes ordres un excentrique cartographe de l'académie, deux guides de montagne suisses ainsi qu'un petit contingent de six soldats et leur sergent à l'impressionnante moustache. Ce n'était pas là une troupe très importante, ni des hommes de grande qualité, mais notre petit nombre serait un atout en montagne nous certifièrent les guides. Nous étions fournis en provisions, munitions, et chaque homme disposait d'un sabre et d'un fusil. J'hésitais un moment à demander un traîneau ou un chariot pour transporter le matériel, puis sur le conseil des montagnards me résolus à charger chaque homme d'un lourd paquetage à la place. Je renonçai de même à toute monture ou animal de bât, afin d'éviter les pénibles accidents qui pouvaient se produire en terrain escarpé avec de tels animaux. Nous quittâmes Paris en début de printemps, avec la ferme intention d'arriver à destination au début de l'été et de repartir avec les premières pluies d'automne pour éviter de nous retrouver piégés par la neige dans quelque vallée recluse.
Nous eûmes la bonne fortune de voyager sans trouble. Le trajet fut par ailleurs l'occasion pour moi d'apprendre à connaître mes hommes. Quatre des soldats étaient d'origine italienne, mobilisés pour rejoindre les forces impériales. Les deux autres étaient de jeunes français qui venaient vraisemblablement d'atteindre leur maturité et avaient eux aussi été mobilisés pour la gloire de l'Empereur. Les gaillards s’avérèrent très fringants, heureux d'avoir échappé au front et à la férocité des combats. Leur sergent, un homme sec et tanné par les ans était quant à lui belge. Sévère devant ses hommes, il n'hésitait pas à laisser tomber cette façade en ma compagnie et s'il ne se livrait jamais à aucun excès, nous passâmes de belles soirées à discuter de nos expériences au front autour d'un bon verre. Les guides en revanche se mêlèrent peu aux reste de la compagnie, préférant toujours se coucher tôt et discuter entre eux de je ne sais quelle affaire leur occupant l'esprit. Pour ce qui est de notre cartographe j'avais du mal à cerner cet étrange personnage aux lunettes fines qui restait silencieux la plupart du temps. Cependant, un jour que j'eus le malheur d'admirer le paysage verdoyant que traversaient nos diligences, l'individu taciturne se changea en une fontaine de paroles, nous noyant subitement sous les détails topographiques de la région.
Une fois arrivés sur place et nos investigations entamées, l'espièglerie de nos jeunes soldats fut rapidement épuisée par nos longues journées de marche sur les pentes des vénérables Carpates. Nos soirées se firent plus tranquilles en raison de nos muscles fourbus qu'un peu d'alcool fort venait réchauffer du froid des montagnes. Le gibier occasionnellement attrapé par nos guides agrémentait fort agréablement nos repas de biscuits et de viande séchée. Nous ne rencontrâmes durant les premiers mois de nos investigations rien de notable. Plusieurs hameaux de montagnes nous accueillirent avec un intérêt mâtiné de méfiance. Les locaux étaient de rustres montagnards vivant de l'élevage et de petits potagers, et leurs indications ne nous menèrent qu'à quelques vieilles femmes isolées qui n'avaient rien d'exceptionnel si ce n'est une connaissance remarquable des herbes, du sol et des cieux de ces montagnes où elles avaient sans doute passé leur pauvre vie.
Les prémices de septembre commençaient à enflammer de couleurs chaudes les feuilles caduques lorsque nous entrâmes dans une vallée particulièrement grande, traversée par un cours d'eau assez important pour encore couler malgré la fonte des neiges depuis bien longtemps achevée. Lorsque nous passâmes le col, nous aperçûmes en contrebas une modeste bourgade au bord des eaux tumultueuses, perdue dans la mer de feuillages jaunissants. En face de nous, encastré dans la paroi de la montagne trônait un majestueux château aux étroites meurtrières et aux épaisses murailles. Nous nous arrêtâmes pour souffler un peu et admirer la vue. Ce n'était pas la première petite forteresse de montagne que nous croisions. En réalité, de nombreux baronnets et autres petits nobles locaux avaient régné (et parfois régnaient encore) sur les petits mondes isolés que représentaient ces vallées perdues. Monsieur de Hannes, notre cartographe, entama un de ses discours enfiévrés sur l'histoire de cette architecture austère et hostile. Il n'était pourtant à mon avis pas bien difficile de comprendre le message : les visiteurs n'étaient pas les bienvenus. Mais nous avions déjà eu affaire à quelques autochtones peu engageants et nous n'étions pas venus fraterniser avec ces grotesques personnages. Et s'il leur venait l'idée saugrenue de nous repousser violemment, cela aurait le mérite d'entraîner nos jeunes recrues au maniement du fusil. Fort de ces pensées, je donnai l'ordre d'entamer la descente.
En ce début d'automne les sous-bois embaumaient de senteurs de champignons, de bois humide et de feuilles mortes en décomposition. Une averse récente avait trempé les sols, faisant de la litière sylvestre un terrible piège glissant encore plus redoutable en raison de l'inclinaison naturelle du terrain. Malgré leurs précautions, le soldat Marco et le sergent Rems glissèrent le long d'une pente particulièrement raide, roulant lamentablement dans les feuilles traîtresses délaissées par les hêtres majestueux. Les deux hommes s'en tirèrent fort heureusement avec quelques hématomes et des vêtements maculés de boue. Nous mîmes quelques minutes à rassembler leurs paquetages, dont le contenu s'était répandu sur le sol suite à leur dégringolade. Nous venions à peine de finir qu'un de nos guides s'approcha de nous avec empressement. Nos deux montagnards voyageaient d'habitude plus vite que nous et avaient pour tâche de reconnaître le terrain, d'installer le campement et d'attraper un peu de gibier avant que nous ne les rejoignissions. Mais Adelweid tiraillait sa barbe noire fournie avec inquiétude. L'homme trapu me raconta avec une animation bien anormale pour quelqu'un d'habitude aussi calme comment son compagnon était tombé dans ce qui semblait être un chausse-trappe dont il ne pouvait sortir. Nous nous hâtâmes à sa suite, prenant toute fois la précaution de tâter le sol devant nous pour détecter toute autre embûche dissimulée par le tapis de végétaux humides. Bien nous en prit car nous détectâmes ainsi deux autres de ces trous juste assez larges pour une jambe et garnis de pointes orientées vers le bas.
Nous progressions toujours prudemment à la suite de notre guide nerveux quand un cri paniqué perça la futaie. Oubliant toute prudence, Guerini et Mattei s'élancèrent vers la provenance des appels. Ces inconscients ne durent sans doute leur salut qu'à la chance insolente qui bien souvent sourit aux jeunes gens audacieux. Nous les trouvâmes agenouillés auprès de notre second guide, déjà occupés à creuser l'humus meuble grâce à leur sabres autour de la vicieuse gueule épineuse. Monsieur Lechter gisait inconfortablement sur le côté pour tenter d'empêcher les pieux affûtés de meurtrir sa chair plus profondément. Tandis que Lehault rejoignait Guerini et Mattei dans leurs efforts pour libérer le pauvre suisse, je m'agenouillai près de lui pour m'enquérir des raisons qui l'avaient poussé à appeler à l'aide si frénétiquement. Il me raconta avoir vu passer entre les arbres une bête brune grande comme les trois quarts d'un homme. Pourtant il semblait refuser d'attribuer la silhouette entraperçue à un ursidé. "Ça se déplaçait comme un loup, mais c'était si grand…" balbutia-t-il en me fixant de ses yeux aux pupilles étrécies par la douleur. Je me relevai pour retrouver le sergent Rems et le cartographe de Hannes. Nous discutâmes à l'écart pour éviter d'affoler les soldats, de toute façon encore occupés à saper le piège à tour de rôle. Nous convînmes rapidement que le malheureux avait dû apercevoir un ours et que la panique avait distordu ses sens un instant. Cela concordait par ailleurs avec les pièges, probablement creusés par des villageois qui voulaient en finir avec l'animal. Toutefois, afin de ne pas prendre de risque inutile, je décidai que nos soldats assureraient des tours de garde par équipes de deux au moins pour la nuit à venir. En effet, le soleil caressait déjà les flancs parés d'or des montagnes et il semblait illusoire d'espérer atteindre le bourg aperçu plus tôt dans la journée.
Une fois la jambe de Lechter extraite de la fosse, Rems la pansa. Je ne suis pas un tendre, mais il me faut avouer que le pauvre diable n'avait plus guère qu'un hachis sanguinolent jusqu'à mi-cuisse, en dépit de son solide et épais pantalon. Le sergent demeura pourtant stoïque et réalisa un bandage de si bonne qualité que je jure qu'on n'en eût pas fait de meilleur dans bien des hôpitaux. Notre infortuné éclaireur se confondit en remerciements avant de claudiquer auprès du feu pour s'y réchauffer parmi le reste de l'équipée qui l'accueillit chaleureusement. Les soldats furent un peu moins enthousiastes à la nouvelle des tours de garde qu'ils devraient assurer, mais lorsque Lechter proposa bravement de sa voix rauque d'assurer lui-même un tour, tous s'empressèrent de lui assurer qu'ils étaient en assez bonne forme pour monter la garde sans qu'il n'eût besoin de s'épuiser. Du coin de l'œil, je vis le sergent esquisser un sourire satisfait sous sa moustache fournie. Nous montâmes les tentes, puis allâmes nous coucher sans tarder en prévision d'un réveil matinal le lendemain.
Je fus réveillé en sursaut par un coup de feu, suivi de près par un cri de terreur. Après un instant de confusion, je saisis mon fusil à tâtons et bondis au dehors, laissant de Hannes se dépêtrer de sa couverture. Le feu de camp avait peu à peu diminué de volume, et les ténèbres s'étaient refermées autour des tentes. Le sergent qui m'avait devancé d'une poignée de secondes tonitruait déjà des ordres aux soldats de garde et à ceux qui se réveillaient à peine, émergeant de leur tente dans la confusion la plus totale. Adelweid s'extirpait de sa tente en toute hâte, se précipitant vers le feu son sabre à la main. À grandes enjambées, je me dirigeai vers le montagnard trapu. Je lui demandais ce qu'il s'était passé, et il me raconta comment ils avaient entendu une énorme bête renifler près de leur tente, puis gratter avec une insistance croissante le sol et la tente. À ce moment, Marco avait fait feu pour effrayer la bête qui s'était sauvée sans demander son reste. Une fois le feu ravivé, nous observâmes la tente des guides sous toutes ses coutures. Le côté le plus éloigné du feu avait effectivement été lacéré, et le sol creusé autour de la jonction entre tente et humus. On eût dit qu'un très gros animal pourvu de griffes avait essayé de s'y introduire. Voilà qui devenait inquiétant. Je savais que de la nourriture abandonnée pouvait attirer les ours, mais le fait que la tente justement attaquée fût celle occupée par le blessé n'augurait rien de bon. Pour le reste de la nuit nous doublâmes la garde, bien que de toute façon personne n'eût vraiment l'esprit à dormir.
Le matin vint bientôt et nous repartîmes sans trop tarder. Les guides avaient abandonné leur rôle d'éclaireurs et nous progressions lentement, à la fois pour détecter les pièges et pour attendre le blessé. Outre les fosses épineuses, nous découvrîmes plusieurs pièges à ours rouillés. Durant notre progression lente et circonspecte, je crus plusieurs fois distinguer aux extrémités de mon champ de vision une grande forme brune qui disparaissait dès que je tentais de l'observer directement. Une odeur ténue mais désagréable se mêlait à celle des sous-bois, mais je me révélais incapable de définir tout à fait de quoi il s'agissait. Je crois que je n'étais pas le seul à avoir ressenti cette présence car je pus voir tous les autres et surtout Lechter observer les alentours d'un air inquiet.
Il devenait crucial de parvenir à la civilisation, si rudimentaire fût-elle, de ce hameau. Fort heureusement, nous y réussîmes en milieu d'après-midi, alors que je commençai à douter de ce que nous y arriverions avant la nuit. Les rues étaient de terre, ou plutôt de boue par ce temps humide. Les maisons étaient de simples cabanes constituées de planches assemblées à la va-vite et complétées par un vulgaire torchis. La qualité de ces habitations était bien inférieure à celle que nous avions croisées jusqu'alors, en dépit de la taille du village. La bourgade elle-même était déserte, mais je pus apercevoir au loin des silhouettes courbées dans des champs de légumes. De Hannes me fit remarquer avec intérêt les fers à cheval cloués sur chaque porte et chaque fenêtre. Une coutume pas inhabituelle, mais intrigante dans de telles proportions.
Nous empruntâmes le grossier chemin de terre qui montait jusqu'au château en traversant les champs. Lorsque les paysans nous remarquèrent, ils furent pris d'une grande agitation et se hâtèrent de venir à notre rencontre. De Hannes s'approcha pour les apostropher en slovaque, langue de la plupart des peuplades locales. Pourtant, les autochtones ne semblèrent pas comprendre sa salutation. Après avoir essayé plusieurs langues locales, notre cartographe s'avoua vaincu : ces gens ne parlaient aucune langue de sa connaissance. Cependant, avant même que nous n'eussions pu tenter des modes de communication plus rudimentaires, l'un des individus terreux et mal vêtus remarqua la blessure de Lechter. Aussitôt, ils se mirent à dialoguer dans une étrange langue gutturale, tout en agitant fortement les bras. Il devint vite clair qu'ils ne souhaitaient pas que le blessé reste parmi nous. Alors que nous tâchions de leur faire comprendre qu'il n'était pas question pour nous d'abandonner notre compagnon, un gamin d'une dizaine d'années pointa le doigt vers le village en s'exclamant quelque chose. Aussitôt, toutes les têtes se tournèrent. En plein milieu du chemin, juste à l'orée du village se tenait un grand chien. L'animal était si massif que sa tête devait arriver aux épaules d'un homme de taille moyenne. Il était couvert d'une épaisse fourrure brune emmêlée. Ses yeux sombres nous fixaient tandis que sa gueule ouverte, laissait pendre une langue rose et charnue dégoulinante de bave. Quant aux crocs, mes aïeux… ils étaient jaunâtres, pas si tranchants ou pointus que l'on aurait pu s'y attendre mais si grands et enchâssées dans une mâchoire si formidable qu'ils n'en avaient pas besoin. Malgré son pelage touffu, on voyait à quel point il était maigre. Lorsqu'il vit que nous l'avions repéré, l'animal resta immobile un instant, comme pour nous signifier qu'il n'avait que faire de nous, avant de disparaître nonchalamment derrière une cabane. Ramassant leurs outils agricoles et leurs paniers de légumes blanchâtres, les villageois se hâtèrent de se rassembler pour se diriger vers leurs bicoques. Malgré nos tentatives de les retenir pour les interroger, au moins sommairement, les champs se vidèrent en quelques minutes. Quand je me retournai vers le château, j'aperçus deux chiens sur la route. Ceux-ci avaient la gueule fermée et je pus constater à quel point leur museau était large par rapport à celui des loups, comme celui des molosses que j'employais pour garder ma propriété.
Je n'aimais pas du tout la tournure que prenait les événements. Je commandai à chaque homme de prendre son fusil et de se tenir prêt à faire feu, puis je pris résolument la direction du château. Peut-être le maître des lieux pourrait-il mieux nous informer, à condition bien sûr qu'il parlât une langue plus intelligible que celle de ses couards de sujets. Nous avançâmes lentement le long du chemin qui passait entre les champs caillouteux, nous retournant régulièrement pour voir si nous étions suivis. Je pus apercevoir des chiens à plusieurs reprises, tous à bonne distance tantôt devant nous, tantôt derrière, tantôt sur les côtés. Il semblait qu'il y avait profusion de ces animaux, à moins qu'ils ne fussent capables de se déplacer à une vitesse ridiculement élevée. Après une vingtaine de minutes d'une marche ralentie en raison de notre estropié, le chemin s'enfonça dans la forêt. Il ne nous fallut pas longtemps pour réaliser que les bêtes étaient bien plus audacieuses sous le couvert des arbres. Ils passaient en courant dans les broussailles de part et d'autres de la route, haletant bruyamment. Je jure en avoir vu certains passer derrière un tronc d'arbre et ne pas reparaître de l'autre côté. Malgré le rapprochement soudain de ces inquiétants animaux, je ne me décidai pas à faire demi-tour. Non seulement cela ne nous arracherait pas au danger, mais en plus cela serait un coup dévastateur pour le moral de mes camarades. Nous devions garder une posture offensive, quoi qu'il arrivât. Soudainement, la forme velue et massive de l'une des bêtes traversa la route et avant même que nous ne pussions faire feu, elle saisit Lechter par le bras pour l'entraîner dans les fourrés. Les cris du malheureux parurent résonner partout dans les bois autour de nous avant d'être couverts par les abominables aboiements des molosses qui se disputaient sans aucun doute son corps encore vivant. Nous restâmes figés, silencieux, jusqu'à ce que le calme revînt. Les bêtes ne reparurent pas et enfin je fis signe de repartir. Si nous avions gagné un répit, nous devions le mettre à profit pour tirer le fin mot de cette affaire. Je regrettai profondément de ne pas avoir apporté d'argent, car si les légendes sur les lycanthropes avaient un quelconque fond de vérité cela eût pu sans doute nous être d'une aide précieuse. Nous continuâmes notre progression, plus rapidement et surtout plus déterminés.
Nous parvînmes enfin au château. Les robustes murailles de pierre paraissaient ancestrales et étaient couvertes de mousses et autres petites plantes de roche. L'un des gigantesques battants de la porte était tout juste entrouvert, permettant le passage d'un homme à la fois. Je m'avançai avec circonspection, ignorant les regards inquiets qu'échangeaient nos jeunes soldats. Lentement, je me penchai pour observer la cour intérieur, et mon cœur se mit à battre furieusement. Sur le sol grossièrement pavé envahi d'herbes étaient allongés une dizaine de chiens, certains vautrés sur le dos, d'autres leurs pattes étendues devant eux, d'autres encore assis. Je ne vis nulle trace de Lechter, mais ne pus m'empêcher de remarquer avec horreur que certains avaient encore les babines souillées d'une substance d'un brun-rougeâtre équivoque. Plusieurs tournèrent tranquillement la tête vers moi lorsque je me penchai. Leurs yeux sombres n'exhalaient aucune malignité, simplement l'aisance naturelle du prédateur. Et pourtant aujourd'hui encore je ne peux m'empêcher d'y voir aussi une nuance de défi vis-à-vis de la race humaine assez stupide pour se croire capable de dominer l'une des manifestations les plus brutales de la sauvagerie. Alors que je m'apprêtais à reculer lentement pour informer mes compagnons de la vision glaçante que j'avais eu, une voix rauque trancha le silence dans un roumain tout à fait intelligible. "Vous admirez mes enfants, messire ?".
Je sursautai brusquement et me retournai pour voir qui m'avait adressé la parole. Un grand homme musclé nu à la longue chevelure brune portant pour tout vêtement un pantalon de cuir était assis sur les marches qui menaient au bâtiment principal. Il m'adressa un sourire jaunâtre et se leva, dépliant sa gigantesque carcasse. Je suis loin d'être petit, mais il me dépassait d'une bonne tête. Les muscles roulaient sous sa peau velue tandis qu'il s'approchait de la porte où je me tenais, pris entre mon envie de battre en retraite vers l'extérieur et celle de garder ce personnage et ses "enfants" dans mon champ de vision. Il s'arrêta à quelques pas de moi, baissant la tête pour plonger son regard dans le mien. "Entrez-donc, vous et vos amis êtes les bienvenus chez moi." Fébrilement, je fis signe au reste de mes compagnons de me suivre, étant donné qu'à part moi, seul de Hannes parlait le roumain. Tous me rejoignirent de l'autre côté de la porte, un par un et en abandonnant leur paquetage car notre hôte n'avait pas daigné ouvrir plus largement les lourdes portes dont les gonds paraissaient de toute façon figés par la rouille.
Sans un mot de plus, notre hôte prit la direction de la porte du bâtiment principal. Ses chiens se levèrent paresseusement, certains pour le suivre, d'autres pour venir nous renifler de plus près. Ils commencèrent à nous bousculer du museau avec insistance, leurs babines pendantes éclaboussant nos vêtements d'une bave épaisse à l'odeur tenace et déplaisante de charogne. Le soldat Sandre étouffa un cri lorsque l'une des bêtes se fit plus audacieuse au point de commencer à mordiller son bras. Malgré ses tentatives de persuader l'animal de lâcher, celui-ci refusait obstinément de desserrer ses crocs du bras qu'il retenait. Agacé par ces attentions déplacées, je finis par flanquer un sec coup de crosse au molosse qui me collait de plus près. Celui-ci sursauta et bondit en arrière avec un grondement sourd. Instantanément, la meute ne fut plus parmi nous mais autour de nous, nous fixant avec hostilité. Un commandement dans une langue inconnue fusa depuis la porte, sans effet. Le commandement fut répété une deuxième fois par notre hôte plus fort, mais sans plus d'effet. Ce dernier se décida enfin à marcher à grandes enjambées dans notre direction et les bêtes s'éparpillèrent de mauvaise grâce, certaines se dirigeant vers l'intérieur du bâtiment et d'autres quittant le château vers la forêt. Sans un mot, l'homme nous fit signe de le suivre et repartit vers l'intérieur du bâtiment.
Le hall dans lequel nous pénétrâmes était étrangement vide. Le sol de pierre était nu et des tas de feuilles mortes reposaient dans les coins. Pas de signe des chiens, mais une puissante odeur fauve régnait dans la pièce à peine illuminée par les rayons du chaud soleil de l'après-midi. Sur notre gauche un escalier en colimaçon s'enfonçait dans les ténèbres. Sur notre droite un bas-relief ornait le mur de pierre, dépeignant des scènes de chasse à courre. Devant nous, un long couloir disparaissait dans les entrailles du bâtiment. "Je suis le baron de ces terres. Je dois reconnaître que je suis content de votre venue, je commençais à me languir de proies plus vives pour mes enfants. Les villageois sont résignés et ont perdu toute combativité, quant aux loups ils sont de plus en plus rares et rusés.". Je le contemplai avec une horreur incrédule. Cet homme se proposait sans le moindre complexe de chasser des hommes comme lui ! "Qu'est-ce qui nous empêcherait de vous abattre sur le champ, pauvre fou ?". Le baron éclata d'un grand rire. "Vous oseriez donc tuer votre hôte sous son propre toit ? Quand bien même, aucune arme ne pourra jamais mettre à mort un Solomonari. Allez maintenant, éliminez les plus faibles de mes enfants que d'autres puissent naître, plus forts que leurs aînés." Je me tournai vers de Hannes. Le pauvre cartographe fixait le baron par-dessus ses lorgnons, les yeux exorbités. Le reste de notre troupe semblait profondément anxieux. Les mains se resserrèrent sur les fusils, tandis que le groupe se condensait, cherchant le réconfort dans la proximité de compagnons. Je me tournai vers eux. Je voulus dire quelque chose pour les exhorter au courage mais je me trouvais vide de mots, incapable d'inspirer un espoir qui m'avait échappé. Je me tournai vers eux et ordonnai sombrement de quitter les lieux.
Nous avions peut-être parcouru les trois quarts du chemin forestier quand les aboiements commencèrent à retentir entre les arbres tordus de ce sous-bois enchevêtré. Nous pressâmes encore le pas, bien que le sergent Rems eût déjà du mal à suivre le rythme avec ses genoux affaiblis par l'âge. Nous arrivâmes enfin à l'orée du bois, talonnés de si près par les bêtes grondantes que nous pouvions sentir la puanteur de leur haleine de chair rance. J'entendis un claquement sec alors que les mâchoires d'une bête se refermaient sur un tibia derrière moi et le brisaient comme une simple brindille. Je courus, oh je courus comme je n'avais jamais couru dans toute ma vie, poussé par les aboiements furieux et les cris des malheureux qui n'avaient pas été assez rapides. Enfin, haletants, à bout de souffle, mes poumons embrasés par l'air frais, j'arrivai au village suivi de mes compagnons survivants. Je fis rapidement l'inventaire. Surprenamment, de Hannes avait maintenu l'allure, échevelé et débraillé mais vivant. Adelwaid, endurant mais aussi rapide visiblement, était aussi des nôtres. Lehault, Sandre, Guerini, Mattei et Marco étaient là, leurs joues à peine envahies par une barbe juvénile empourprées par la course. Je m'avançai entre les cabanes branlantes. La respiration toujours sifflante, de Hannes me désigna l'un des fers à cheval cloués à une fenêtre proche. Je le récupérai. Si les villageois avaient été chassés si longtemps par ces créatures démoniaques, ils en avaient peut-être tiré quelque connaissance rudimentaire sur comment les repousser ?
Nous le saurions bientôt car déjà les aboiements rauques reprenaient, déchirant le ciel qui tournait à l'orangé d'une après-midi mourante. Nous nous rassemblâmes sur la place en cercle, nos fusils prêts à faire feu et nos cartouchières à portée de main. Je gardai aussi le fer à cheval près de moi, prêt à le lancer. Enfin une première ombre brune passa entre deux masures de planches vermoulues, puis une autre, puis une autre encore. Mais les aboiements tonitruants s'étaient tus. Nous attendions patiemment pour tirer. Nos fusils, bien que d'une grande modernité, étaient longs à recharger et chaque tir devait compter. Enfin un premier animal nous chargea, grondant furieusement. Un tir bien propre vint le stopper net dans son élan, son écho rebondissant dans les gorges rocheuses. Nous accueillîmes de la sorte une vingtaine de chiens avant que les assauts ne cessassent. Pourtant une atmosphère pesante planait toujours sur le village où reposaient désormais les énormes formes velues des meurtriers de nos camarades. Je me pris à regretter notre fuite éperdue. Il semblait clair que les animaux ne résistaient aucunement aux coups de feu.
Alors que le soleil agonisant tâchait les cieux de sang nous entendîmes à nouveau les horribles aboiements. Une cohorte de chiens arriva depuis les hauteurs du château, se rassemblant face à nous en une meute circonspecte. Enfin le baron parut, son torse dépassant de la mer de fourrure puante. "Vous trichez, alors laissez-moi rééquilibrer la balance." Flanqué de deux des plus monstrueux de ses chiens et suivi du reste de son infecte meute il s'avança vers nous. Quatre fusils firent feu presque à l'unisson. Deux balles frappèrent le géant en plein torse, sans avoir le moindre effet. Une autre toucha un mur de bois, le tir dévié par un faux mouvement sans doute. La quatrième toucha l'un des chiens les plus gros, qui s'effondra avec un cri d'agonie à glacer le sang. Cette mort parut créer un mouvement de panique parmi les canidés. D'abord quelques uns en bordure du groupe, puis un nombre plus important, et enfin tous firent volte-face pour s'enfuir dans les ténèbres en un flot de fourrure et de jappements. Le baron voulut retenir le molosse survivant qui le flanquait. La bête enragée de panique se retourna fluidement et ses puissantes mâchoires se refermèrent lourdement sur la main qui l'agrippait par la peau du dos. Un répugnant bruit d'os broyé se produisit tandis que le baron tombait à genoux, son moignon déchiqueté laissant échapper un flot de sang sur le sol boueux.
Les bêtes étaient à présent déchaînées. Elles se jetèrent sur leur maître et le dévorèrent malgré ses tentatives de les repousser. Ni la peur des fusils ni leur maître ne les tenaient plus en respect. Nous courûmes à nouveau pour quitter le village, tandis que les villageois hurlaient dans leurs paillasses moisies, tirés du sommeil par les crocs cruels. Je courus jusqu'à l'orée des bois de l'autre côté de la vallée, sous la clarté irréelle de la pleine lune. Les bêtes me talonnaient. Nous talonnaient ? Un hurlement pur et droit s'éleva. Des formes lupines argentées et éthérées naquirent des rayons de l'astre lunaire. Une formidable bataille se déclara entre les animaux, tandis que je me sentais envahi d'une énergie anormale qui me donna des ailes. Je courus toute la nuit, sans m'arrêter, comme dans un rêve. Lorsqu'au matin je me réveillai hors des montagnes en la seule compagnie de Sandre et de de Hannes, je pris la résolution de ne plus jamais mettre les pieds dans les Carpates et de ne jamais au grand jamais plus m'approcher d'un chien.