La naissance d'un immortel

Trois Royaumes naquirent un jour
Shu, Wei et Wu, du sang affaibli des Han
Forgèrent leurs frontières au feu des batailles
Kuiyang était jeune encore,
Et nombreux ceux qui suivaient la voie

Les rives du Fleuve Jaune furent longtemps leur refuge
Dans ce havre détaché de la guerre,
L'on pratiquait là la cérémonie du thé
Ainsi en ces temps lointains
Wei protégeait la secte

Mais les remous de la Chine sanglante
Troublaient le coeur des hommes
Un choisit la violence
Son nom depuis fut perdu
La guerre passa la porte des sages

Il prit les armes et dévoya son art
Il parlait bien, certains le suivirent
Ils voulurent mourir pour leur royaume
La fumée noire des bûchers fut tout ce qu'il resta
Et la haine naquit avec les larmes


[Date inconnue]
Je me souviens de la première question qu'il m'a posé. "Pourquoi tous les immortels sont déjà morts ?"
Je lui ai répondu que c'était dans l'ordre du monde. C'était déjà un enfant intelligent. Maintenant cela fait dix ans que cette question m'a été posée, mon disciple a bien grandi. J'en suis plutôt fier il faut l'avouer.

Année de la chèvre, trentième jour du troisième mois
Le bruit de la dernière bataille gronde à nos portes. Un pitoyable lambeau d'armée est passé sur les terres de la secte, hier durant toute l'heure du coq. Qui sait quel royaume a subi le déshonneur, ni combien d'hommes ne reviendront jamais dans leur foyer. Meon Zhi voulait chasser ces déserteurs car ils font honte à notre pays. Je lui ai formellement interdit : notre savoir ne doit pas être utilisé pour punir de pauvres hères préférant la vue de leurs enfants à celle des tripes et des corbeaux.

Année de la chèvre, quinzième jour du cinquième mois
Aujourd'hui les hommes de Wei sont venus. Ils voulaient des soldats. Nous ne sommes pas des soldats.
Le doyen leur a donné le riz des bassins du Nord. D'après Lin Tze qui gère les réserves, nous devrons nous montrer économes pour passer l'année sans faim.

Année de la chèvre, septième jour du sixième mois
J'ai eu un débat avec mon disciple ce matin. Nous avons discuté jusqu'à ce que le soleil commence à redescendre au dessus du fleuve. Il voulait mon avis à propos de la Chine et du rôle de notre savoir dans les conflits. Je lui ai répondu selon nos principes, ici à la maison vague. Ne pas influer sur le cours des événements, ne pas s'écarter de la tradition. Il n'était pas d'accord : pour lui le taoïsme devrait restaurer l'ordre du monde en unifiant la Chine comme au temps des Han. Il est encore un enfant dans son corps d'adulte, il comprendra plus tard ce qu'implique réellement le mot guerre. J'espère qu'il ne répètera pas les mêmes erreurs que moi à mes vingt printemps, la perte d'un bras serait un terrible prix à payer pour une personne si douée.
Le thé reflète les états d'âme, ce soir celui de Meon Zhi était troublé. Je l'ai sermonné avec bienveillance. C'est un jeune homme brillant, il réfléchit beaucoup.

Année de la chèvre, quatrième jour du septième mois
Les soldats sont revenus, puis repartis encore. Il n'osent pas défier la maison vague, fief de la puissante secte Kuiyang.

Année de la chèvre, vingt-sixième jour du septième mois
Le fleuve Jaune est en colère depuis une semaine. La paille de mon lit doit avoir repris racine à force de tremper dans la boue. Les digues qui nous avaient protégé de la précédente crue ont cédé les unes après les autres et la récolte est complètement sous les eaux.
Meon Zhi était furieux qu'aucun des maîtres n'ait rien fait. Je lui ai à nouveau raconté l'histoire de l'homme qui voulait arrêter la mer. Il a répliqué que contrairement au vieil homme du conte, nous avions le savoir de stopper la crue, et s'est vexé. Je l'ai puni deux jours pour avoir ainsi remis en cause un de nos principes et élevé la voix contre son maître.
Ce désastre était dans l'ordre du monde, nous devons nous y résigner. Lao Tse disait dans le Dao De Jing, "il faut trouver la Voie", et non la tordre par égoïsme.
Il n'y a pas pire chose que de vouloir éviter un malheur, cela ne fait qu'apporter invariablement un malheur plus grand.

Année de la chèvre, dixième jour du huitième mois
Mon disciple s'est éclipsé discrètement cette nuit. Il est passé par la vieille planche branlante pour glisser le long des pilotis. Il manque d'expérience : le vieux Fu n'atterrit jamais avec un tel bruit de vache ivre, même avec une demi-jarre d'alcool dans le gosier.
J'imagine que les jeunes Ming et Yon ont le même regard de carpe frite que lui en ce moment.

Année de la chèvre, neuvième jour du neuvième mois
Il y a de la fumée dans la direction de Xi'an, à environ soixante Li d'ici. Cette fois c'est bien plus proche. Les rumeurs courent à la maison vague. Un murmure s'est arrêté à mon oreille : "et si l'on devait combattre ? "

Année de la chèvre, vingtième jour du neuvième mois
Cela fait trois escapades nocturnes en une semaine. J'aimerais bien que ce jeune inconséquent arrête de prendre l'étude des textes fondateurs pour une sieste et son écritoire pour un moyen commode de reposer son front. Il a beau être particulièrement doué, ça ne l'en dispense pas d'être studieux.
J'ai cloué la planche, n'en déplaise au vieux Fu. Il me reste de l'opération une légère contusion au pied droit, mais qui ne s'est jamais tapé sur les doigts lors d'un tel ouvrage ? Pour un manchot, je m'estime plutôt dextère.

Année de la chèvre, deuxième jour du dixième mois
Lin Tze a été ramené la tête en sang. Les paysans l'ont retrouvé sur le chemin, à cinq Li d'ici. Il était allé nous ravitailler, seul comme à son habitude, et est tombé sur des bandits.
La région est moins sûre depuis que les combats se font plus proches. Le doyen a interdit les sorties au delà du portail protecteur. Mais l'on aura tout de même une dérogation pour aller vendre le fruit de notre travail, sans lequel nous ne passerions pas la saison.
J'ai peur que reviennent de sombres temps.

Année de la chèvre, huitième jour du dixième mois
La planche est à nouveaux descellée, et la boîte à clous s'est mystérieusement transformée en un magnifique bloc de jade bleuté veiné. Impressionnant, il faut une grande maîtrise alchimique pour atteindre un résultat comme celui-ci. Mais l'exploit n'empêchera pas une remontrance magistrale.

Année de la chèvre, quatorzième jour du onzième mois
Les chapeaux de paille tressée se vendent plutôt bien au marché : les voyageurs sont nombreux à passer par le fleuve. Tout le monde s'y met un peu le soir, après le repas. Maîtres comme disciples ont les mains calleuses, mais c'est ce qui nous permet de nous nourrir donc tous s'y attellent de bonne grâce. Moi qui n'ai plus qu'une seule main, je me sens misérable de manger le fruit d'un si dur labeur. Alors pour leur donner du coeur je chante les exploits des anciens temps.

Apparurent un jour sous le ciel
Les dragons et les puissances
C'était alors l'ère des légendes
Puis vint l'empereur jaune
Ainsi commence l'histoire du Shiji
Entendez ce récit des temps où la magie régnait

Année de la chèvre, vingt-deuxième jour du douzième mois
Des membres éloignés de la secte ont demandé l'hospitalité. Que sont-ils venus faire ? Ils sont un peu étranges. Je crois qu'ils viennent de Shu.
Personne ne sait combien de temps ils comptent rester.

Année de la chèvre, vingt-septième jour du douzième mois
Meon Zhi m'a battu au jeu du weiqi. Il est bien sûr en train de s'en vanter tout le long des berges.
Malgré les noms de "vieux" et d'"infirme rabat-joie" qu'il me donne, je ressens une pointe de fierté. Ça n'est plus tout à fait l'enfant qu'on m'avait confié.

Année du singe, premier jour du premier mois
Une nouvelle année commence. Quelque chose a changé entre deux cycles.
Je ne saurais dire quoi.

Année du singe, vingt-et unième jour du premier mois
Cela va faire une lune entière que les visiteurs sont sous notre toit. Le mécontentement grandit parmi les nôtres, on n'arrive plus à manger à notre faim . On dit qu'ils ont été envoyés pour nous affaiblir. Je pense plutôt qu'ils sont en quête de certains secrets.
L'héritage des anciens Han n'a jamais eu gardien plus sûr que la maison vague. Cela fait des siècles qu'il est perdu, et tout est mieux ainsi.

Me reviennent en tête les paroles de cette chanson oubliée :
File le temps et tisse le feu
Toi l'héritage des royaumes perdus
Accomplis la supplique du fond des âges
Mort et désolation

Année du singe, troisième jour du deuxième mois
Il y a eu une dispute dehors, pendant le temps de la leçon. Des cris dans les feuilles hautes des bambous qui bordent le fleuve. Mon disciple avait l'air inquiet. Plus exactement il semble ailleurs depuis ce matin. Quelque chose que j'ignore s'est produit.

Année du singe, sixième jour du deuxième mois
Certains membres de notre communauté ont chassé les étrangers cette nuit. Au matin il ne restait que quelques possessions abandonnées à la hâte et une éclaboussure pourpre souillant la pureté de l'enceinte aux esprits. Comment quiconque suivant la Voie pouvait-il se rendre coupable d'un acte aussi abject ? Qui a osé maculer de sang la pièce ronde ? Qui a bien pu faire entrer la violence dans l'image même du monde duquel nous tirons notre savoir ? Je n'ai jamais vu le doyen aussi furieux. Ses trop nombreuses années ne lui ont pas permis de finir sa diatribe. Nous avons tous le coeur lourd de voir ce désastre peser si fort sur la poitrine du vieux sage.
Les trois prochains cycles seront dédiés à la purification de l'enceinte aux esprits. Je n'ai pas le droit de participer, comme habituellement quand il s'agit de rituels cruciaux. De tous les maîtres, je serai le seul à rester en dehors des cérémonies. L'infirmité fait de moi un être marqué d'impureté.
J'aiderai comme je pourrai.

Année du singe, dix-huitième jour du quatrième mois
Aujourd'hui un colporteur est passé. Nous lui avons acheté de la résine odorante pour les rites. Il nous a parlé de ses voyages le long de la route de la soie, entre deux boniments de marchands. Les jeunes ont été fascinés d'apprendre que loin au soleil couchant, l'on parlait et l'on pratiquait la magie différemment. J'avais connaissance de ces coutumes étranges de par mes aventures de jeunesse, grâce à un soldat de cinq ans mon aîné qui priait avant chaque bataille une divinité qui avait arrêté de vivre et mourir en se réveillant. Il avait une petite figurine de bois peint, et avait ri longtemps de moi quand je lui avais fait remarquer qu'avec ses paupières à moitié fermées, son "bouddha" avait l'air plutôt endormi.
Maintenant que mes cheveux sont gris, ce que je considérais comme une superstition un peu cocasse me paraît prendre un sens nouveau. J'en viens à me dire que cette religion lointaine est l'interprétation déformée des préceptes qui guident Kuiyang. L'Éveil ne serait-il pas une façon différente de considérer l'immortalité ? Le fait même que le colporteur rapporte l'existence de mages prouvent que cela a un fond de vérité. Sinon, comment expliquer qu'ils puissent canaliser les flux sans même en avoir connaissance ?
En quinze fois quatre saisons, je suis certes encore loin de la sagesse, mais j'ai compris bien des choses.

Année du Singe, seizième jour du cinquième mois
J'ai entendu des choses inquiétantes. Aux habituelles rumeurs de victoire ou défaite de tel ou tel camp s'ajoutent une bizarre ambiance martiale. Parmi les plus jeunes surtout, j'entends de plus en plus de personnes qui se demandent si notre place n'est pas à la guerre, comme tout les hommes du pays de Wei.
Plus le doyen reste dans son sommeil, plus ces idées se répandent. Mais se réveillera-t-il seulement un jour ?

Année du singe, vingt-huitième jour du septième mois
Meon Zhi m'a fait part de sa résolution de combattre dans les rangs de Wei, si la situation continuait d'empirer.
Il avait préparé ce qu'il voulait me dire, je pense qu'il y réfléchit depuis longtemps. Il a parlé de fierté, de couardise, de la Chine aussi, beaucoup. La braise qui couve habituellement dans ses yeux est devenue une flamme. Jamais je ne l'ai vu vaciller, c'est pourquoi ses idées me font peur. Je vois dans ce jeune homme celui que j'étais jadis.
Où était-il la nuit où les étrangers ont été chassés ?

Année du singe, troisième jour du huitième mois
Moi, Huang Chenzen, maître du Tao à la maison vague, ne suis qu'un stupide bigorneau.
Meon Zhi s'égare. À l'heure du lapin, ce matin, il s'est détourné de mon enseignement sous prétexte que sa connaissance de l'alchimie dépassait la mienne. Il a raison.
Ce jeune homme m'inquiète. Jamais quelqu'un n'avait montré si vite de si grandes capacités. Puis-je encore lui enseigner mon expérience s'il en sait plus que moi ?
Je crois qu'il est déçu. Il a découvert qu'on pouvait être lâche par conviction. Il faudra bien qu'il remette en question sa vision du monde : l'honneur, le "peuple de Chine", ça n'est pas pour cela que je serais prêt à me battre. Il fut un temps où je pensais comme cela aussi, mais cela fait longtemps que j'ai arrêté de me bercer d'illusions.
Désolé Petit Zhi, je ne suis pas un de ces héros dont est rempli le Shiji.
Désolé si je te fais honte.
Quel piètre maître que celui qui ne sait guider son disciple.

Année du singe, douxième jour du huitième mois
Il n'y a plus un Wu Zhu dans nos caisses.
Quand l'argent manque, cela n'est que très rarement un bon présage.

Année du Singe, dixième jour du dixième mois
La faim nous a rattrapé. Les offrandes, les cérémonies tout le long du jour et la mauvaise saison qui s'est installée creusent des gouffres dans les corps et les esprits. La moindre graine de nos greniers à présent empoussiérés a été chérie comme le dernier trésor d'un passé d'abondance. Les maîtres psalmodient, nous fouillons la terre à la recherche de tout ce qu'elle pourrait nous livrer de commestible. Les leçons n'ont plus lieu.

Année du coq, dix-neuvième jour du premier mois
Le petit Sen a rejoint ses ancêtres, loués soient-ils et leur mémoire puisse-t-elle rester à jamais vive parmi nous. Puissent les divinités et les immortels veiller sur lui lors de son voyage vers le monde caché des esprits.
Nous l'avons beaucoup pleuré. Du haut de ses six années, il était le plus jeune d'entre nous, et nous rendons à présent son corps à la terre qui l'a vu naître.

Année du coq, quatrième jour du deuxième mois
La folie rôde dans nos ventres vides. Plusieurs fois, la ration du doyen a été volée ou n'a pas été donnée. Personne ne veut plus céder sa part.
J'ai parfois moi-même l'impression d'être un animal tellement la nourriture m'obsède.
Meon Zhi utilise sa maîtrise des flux pour chasser, je le sais. Tout le monde le sait, tout le monde le fait. Mais il est de loin le meilleur. Sans lui nous serions sûrement déjà des morceaux de peau sur de très maigres os.
Les disputes sont nombreuses. Les cris volent, et la maison vague n'est plus un foyer mais une nasse où éviter les autres est une épreuve permanente.
Nous réalisons jour après jour à quel point la faim est terrifiante.

Année du coq, treizième jour du deuxième mois
Une armée de Wei est passée en bordure de nos terres. Certains les ont suivi.
Quin Hao est parti.
Lin Tze est parti.
Ya Nam est parti.
Ming Li est parti.
Kon Chen est parti.
Yu Fan est parti.
Tian Wei est parti.
Hou Zi est parti.
Qin Yi est parti.
Liang Jun est parti.
Nyu En est parti.

Meon Zhi est parti.

Je suis resté.

Année du coq, treizième jour du troisième mois
Cela fait un cycle lunaire que la moitié des nôtres s'en est allé pour la guerre. C'est plus facile de manger à sa faim quand il y a moins de bouches à nourrir, et le riz pousse avec vigueur. L'espoir est revenu peu à peu.

Année du coq, dix-septième jour du sixième mois
Les récoltes battent leur plein. Il y a une fumée épaisse, à plusieurs Li de l'autre côté de l'eau. D'autres champs brûlent là-bas, mais ceux du méandre du fleuve Jaune prospèrent.

Année du coq, dixième jour du septième mois
De grandes batailles sont livrées, loin d'ici. Leur écho résonne partout et la campagne frémit des chuchotements autant que du vent dans les rizières.

Année du coq, vingt-cinquième jour du neuvième mois
Le Shu a rendu les armes. Peut-être que ce rêve que tu as eu n'était pas si fou, petit Zhi.

Année du coq, premier jour du onzième mois
Il y a eu une entrevue secrète entre le nouveau doyen et un homme en armure hier. Il est reparti sur son cheval rapide un peu avant l'heure du tigre.

Année du coq, quatrième jour du onzième mois
Sima Zhao qui a guidé le Wei est revenu auprès de ses ancêtres, et son fils désormais appelé Wudi a été proclamé roi. Jin est maintenant le nom de ce pays. Voilà ce que je sais.
On met longtemps à entendre ce qu'il faut connaître, en ces régions éloignées.

Année du coq, neuvième jour du douzième mois
Une grande procession de soldats est passée hier, et s'est arrêtée à la maison vague. Un officier couvert des gloires de ses victoires a demandé audience à la secte Kuiyang. Dans son armure d'apparat rebrodée de fils précieux, il s'est incliné. Puis il a ôté le lourd casque. Meon Zhi était de retour.
Un enfant était parti de la maison vague, il était revenu homme.

Il raconterait plus tard ce qui s'était passé. Pour l'instant il était temps de fêter le retour d'un fils de Kuiyang.
Le retour de mon fils non pas de sang mais de coeur et d'esprit.

Année du coq, dixième jour du douzième mois
Il y a eu beaucoup d'alcool les deux derniers jours. Beaucoup de chants, de récits, de rires. On fêtait le retour de ceux qui étaient partis.
On oubliait ceux qui n'étaient pas revenus.
Sur vingt, seuls sept en avaient réchappé. Les féroces combats de la campagne du Shu-Han en avaient pris cinq. La contre-attaque des sages de Wu, quatre. Un était mort de la pourriture qui avait empoisonné son sang. Un autre était tombé malade. Deux s'étaient tout simplement volatilisés, et c'était avec une grande honte que ceux qui restaient les évoquaient.
Mais les morts n'occupaient plus l'esprit des vivants et la nuit ne fut que liesse et chansons apprises sous la toile des tentes et les jupons de femmes réconfortantes.
Le doyen ne participait pas à la fête, et je l'ai vu échanger quelques mots avec quelques maîtres bien sobres pour une telle occasion. La situation devait être délicate pour lui : les ordres du précédent doyen étant le repli de notre communauté, il ne pouvait évidemment guère saluer ceux les ayant clairement enfreints, tout couverts de gloire soient-ils.
Insoucieux de tout cela, les guerriers heureux de retrouver leur foyer se sont contentés de faire ripaille et un grand et joyeux vacarme toute la nuit.

Année du coq, douzième jour du douzième mois
Je me suis réveillé cette nuit, c'était un songe terriblement effrayant.
Ma nature ne m'incline pas à me trouver terrorisé par les présages du sommeil, car souvent leur sens est caché. Pourtant si je suis à ce point bouleversé que mon seul refuge sont les caractères que dessine en ce moment mon pinceau, c'est que ce que mes yeux viennent de me montrer est le reflet glaçant de ce que m'a fait voir mon âme. Et les reflets sont souvent bien plus cruels.
Il y a une tenture, dans le bâtiment annexe. Je l'ai vue, mouillée. Dans la pénombre, noircie jusqu'à la taille d'une coudée. L'odeur était douce, la tenture était lourde. Tiède.
L'odeur me reste encore, comme un relent de passé.
Je dois me rendormir. Ça doit être un songe encore. Il faut que ce soit un songe.
À l'heure du lapin la flaque aura disparu.

Année du coq, treizième jour du douzième mois
Ils ont tué le petit enfant plein de rêves. Ils ont pris la tête de l'homme fier qui était revenu saluer sa famille. Ils l'ont jeté à l'eau avec ses frères d'armes et de lait. Ils ont versé le sang de leur propre famille.

Ils ont assassiné mon fils.

Année du coq, seizième jour du douzième mois
Je vengerai Meon Zhi, Yu Fan, Liang Jun, Quin Yi, Tian Wei, Lin Tze, Qin Hao.
Kuiyang n'est plus sur la Voie depuis qu'elle a accepté que Jin oublie son existence, contre quelques Wu Zhu et et la tête des redoutables taoistes combattants qui avaient été si féroces lors de l'attaque du Shu-Han.
Jin a eu peur de Kuiyang et la maison vague a eu peur de Jin.
Ils ont trahi tout ce qui fait notre fierté. Ils sont abjects.
Jamais le parjure de notre maison ne s'effacera.
Le tigre dans ma poitrine rugit à nouveau. Contrairement à la flamme du petit Zhi, il n'a plus ni pitié ni illusions.
Haine, c'est son nom. Cela faisait quinze années qu'il n'était plus venu me visiter.
Il connaît les secrets de la maison vague.
Malheur aux traîtres.

Année du coq, dernier jour
J'exécuterai le rituel au coeur de l'enceinte aux esprits. Là est le centre du monde et se nouent les flux. Là est la plus grande terreur de Kuiyang.
J'offrirai mon bras solitaire en cadeau aux forces maudites. Il ne risque plus de me servir à l'avenir.
Je marcherai sur les pas des anciens des périodes mythiques, où le savoir alchimique servait encore à faire la guerre, quand jamais la Chine n'avait encore été unie. Comme eux je répandrai le chaos. Comme le leur mon sang dessinera les hantises des hommes. Comme le leur, mon dernier souffle portera la peur au confins du monde.
Qu'ils tremblent devant le savoir interdit scellé par les anciens Han.
Il ne pourront pas m'arrêter en me passant par le fil d'une lame.

C'est dans l'ordre des choses, après tout.

Les immortels sont tous morts un jour.



Dans les pans du manteau de l'oubli,
Où nul temps n'existe et jamais n'existera
Là nous avons scellé son tombeau.
De celui qui brisa la Voie
Puisse soit le nom mille fois maudit
Et la Chine à jamais se souvenir
Du sacrifice de Kuiyang pour la sauver.
Jamais il n'y eut jour plus sombre dans notre histoire.

Que tout souvenir du renégat soit cendres.

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