La noosphère, sphère des pensées des choses conscientes, est un joli fourre-tout plutôt convenable pour les théoriciens de l’anormal. Depuis les travaux de l’Observatoire des Corrélations Anormales et Socio-Culturelles, soit depuis un bon siècle, il est grossièrement convenu que des phénomènes anormaux font communiquer ces imaginaires avec la réalité. Certains affirment que non, d’autres que nous vivons dans une simulation de l’inconscient collectif et qu’en fait tout va bien. Il s’agit donc forcément d’un entre-deux.
Cependant, nul ne remet en question que les Voies de la Bibliothèque des Vagabonds sont créées grâce à la noosphère. Pour peu que votre prise sur la réalité soit suffisante, que votre imagination soit bien entretenue, avec un lieu puissant et un rituel relativement cohérent en lien avec ledit lieu, il est possible d’ouvrir une Voie. C’est simple comme bonjour, il suffit ainsi simplement d’avoir la volonté nécessaire de faire un truc en apparence stupide comme courir dans un pilier entre les voies 9 et 10 de King’s Cross, et d’avoir l’envie de s’échapper de cette réalité. Peu s’étonnent alors du nombre d’anciens suicidaires et de neurodivergents qui sont désormais résidents de la Bibliothèque. Mais nous nous éloignons.
Comment ne pas craindre une invasion ? Déjà, un espace virtuellement infini n’a que peu à craindre de l’invasion d’une civilisation finie. La conquête spatiale n’est pas qu’une expression relative au vide et aux planètes qui nous entourent et seul l’usage d’anomalies mettrait réellement la Bibliothèque en danger. Qui plus est, cette dernière est bien faite : elle est comme un être vivant qui sait exactement quand un corps étranger est dangereux pour son organisme. Si un virus tente de pénétrer la Bibliothèque, disons, un corps armé de Geôliers, la Voie se referme. Encore une fois, l’usage d’anomalies est le seul moyen de provoquer des blessures sur cette peau aux pores sélectifs.
Il existe cependant un morceau de cet organisme infini qui échappe aujourd’hui à beaucoup de conjectures. De plus petite taille, il en est donc un plus petit infini. Cette section de la Bibliothèque a tout d’une nécrose : stérile, pratiquement pas éclairée, hostile et sans la moindre Voie. Un endroit aussi vaste sans Voie dans la Bibliothèque, c’est suspect. Comme s’il était strictement interdit d’y entrer, sans exception. Ou déconseillé du moins. Nous tairons le nom de cette section, car il était perdu et serait découvert plus tard par les Archives Noires.
Les Archives Noires sont l’organisation de catalogage anormal personnelle de l’État Français. Depuis que la Fondation SCP avait pris le monopole dans le monde et s’était bien développée en France, elle se voyait flouée des anomalies françaises et reléguée à deux fonctions réduites au minimum de surveillance et d’archivage. L’administration française déplorable n’aidait pas à la sortir du trou où la Fondation l’avait fourrée et d’où les politiques les toisaient avec hésitation et curiosité. Les Archives Noires n’avaient plus la moindre importance. Et puis un jour, la Coalition Mondiale Occulte et la Fondation SCP firent une boulette qui effaça la Corée du Nord.
Ce fut la destruction complète et absolue du Voile. La Fondation était attaquée par le grand public et tâchait de recoller les morceaux. Du côté des Archives Noires, c’était la trouée dans les lignes ennemies. Agnès Ledoux, leur patronne, sortit les griffes et la hargne qu’elle avait conservée pendant des années dans l’attente d’une brèche. Bientôt, les Archives Noires étaient devenues les sauveuses de la France face à cette Fondation qui l’avait spoliée de tout son héritage occulte, responsable de tant d’horreurs éthiques là où les Archives Noires avaient toujours respecté les droits se l’homme (puisque de toute manière il n’y avait rien de bien dangereux et d’intéressant dans leurs cartons). Alors qu’Agnès Ledoux était pratiquement sur le point de devenir Ministre des Affaires Occultes, il fallut que les Archives Noires se fassent de nouveau plus discrètes.
En effet, la disparition de la Corée du Nord s’accompagna d’un événement qui était inconnu de l’humanité. Quelque part, sur le site François-Mitterand de la Bibliothèque Nationale de France, une Voie s’était ouverte d’elle-même. Cette Voie menait vers le seul endroit de la Bibliothèque qui ne devait pas en avoir, aussi cet endroit s’était-il entièrement détaché de la Bibliothèque des Vagabonds. En quelques jours, des ouvrages étranges et dangereux apparurent dans la BNF, et les incidents commencèrent. La Bibliothèque avait une fuite.
Ce n’était pas un problème extrême, d’autant que les Archives Noires avaient rapidement pris les choses en main.
La Bibliothèque avait perdu l’accès à une de ses sections, une section qui ne possédait pas de Voie, et celle-ci s’était retrouvée un bref instant coupée de toute attache dimensionnelle. Une boîte noire d’une milliseconde peut-être. Cependant, quiconque aurait visité la Librairie avant et après cette coupure aurait pu affirmer que quelque chose n’allait plus.
— Faites attention où vous mettez les pieds, le jardinier devait passer mais il est en arrêt de travail à cause d’un accident.
— Bien Monsieur.
— Orf, appelez-moi Didi. Je suis que le concierge, j’aime pas les monsieurs. Je préfère les madames, héhéhé.
Bérénice Merluche eut un mélange de dégoût et de compassion pour son guide, un cinquantenaire fatigué, adorable et un peu beauf. Elle enjamba les racines des arbres immenses qui se dressaient autour d’eux, surplombés et encerclés au loin par quatre tours colossales. Elle claqua la langue dans un soupir d’exaspération.
— Ah ben c’est sûr que si on avait le choix on aurait mis l’entrée autre part. Mais ces choses-là, ben… On sait pas trop quoi. C’est là.
Didi avisa un grand arbre plus grand que les autres au milieu de la cour intérieur du site François Mitterrand. Il y avait du matériel qui était inconnu aux deux individus, disposé tout autour, qui passait sans problème de loin pour des appareils de botanistes. On disait « cette parabole et ce cylindre, ils doivent servir à surveiller la santé de la plante ». De toute manière on venait chercher des livres et les arbres n’étaient même pas encore du papier, ainsi peu d’intérêt à s’y attarder.
— Et donc…
— Ouaip. Il faut sauter.
— Non mais c’est…
— Alice au Pays des Merveilles. Carrément.
Il y avait un trou. Bérénice s’inquiéta.
— Et pour remonter ?
Didi dégagea du sol et des feuilles une corde criblée de nœuds qui s’enfonçait dans le trou.
— D’où les combinaisons…
— D’où les combinaisons.
L’employée des Archives Noires défroissa le bleu de travail brun et peu seyant sur son corps qui lui paraissait déjà peu seyant à elle-même. Elle était encore plus moche, se sentait encore plus moche, et disait-on brun de travail ? Ça lui paraissait pertinent.
— Bon. Quand faut y aller…
Ils s'engouffrèrent au fond du trou, et ça n'était plus tout à fait Alice au Pays des Merveilles, plutôt la vie d'une taupe. Bérénice maudissait ses comparaisons, mais ça n'était pas important comparé à la terre qui tombait sur son visage et l'obligeait à fermer les yeux. Elle avait horreur de tout ce qui pourrait s'infiltrer derrière ses lunettes et dans ses yeux. Un casque, ça aurait été la moindre des choses, ça n'est pas comme s'il y avait eu une explosion récente du budget. Sa descente pieds devant dura plus longtemps qu'elle ne l'aurait voulu, même si elle ne faisait pas plus que de deux minutes en fin de course. Il faut dire que la corde pleine de nœuds lui cognait régulièrement le coccyx et l'échine.
C'est donc en s'étant défoncée le cul et avec le dos en compote qu'elle émergea dans la Librairie. Les parois s'étaient progressivement durcies, et elle s'extirpa d'un gros arbre creux par une des ouvertures qui le gangrénaient. Son guide trifouilla un genre de petit transformateur, et plusieurs lumières vissées à même le sol s'allumèrent, révélant un tracé de câble électrique qui s'enfonçait au-delà de cinquante mètres dans les ténèbres. L'arbre, lui, était éclairé par…
— Oui je sais, ça fait bizarre. La lumière ici, on ne sait pas trop d'où elle vient. Ça fait comme des poches de lumière tamisée, comme ils m'ont dit. Parfois, j'en ai vu bouger, des plus ou moins grandes.
Bérénice regarda le concierge, incrédule, et jeta des regards furtifs et pensifs autour d'elle, principalement en hauteur.
— Ah oui, vous avez vu ? Moi c'est ce qui me fiche le plus les chocottes avec cet endroit. On a l'impression qu'on est dans une caverne, mais y'a pas d'écho, ou rien du style. Venez, je vais vous montrer.
En disant cela, paradoxalement, il sortit une carte et se mit à réfléchir par bribes orales en tentant de l'ouvrir, puis de la lire. Il nota mentalement plusieurs intersections, et rangea la carte.
— Bon, Madame Bérénice, c'est ça ?
— Oui.
— Comme c'est votre première descente, et bien, quelques règles à suivre. Pour le moment, ils ont pas pu installer des locaux sécurisés, le trou est un peu petit et ça prend du temps d'acheminer les matériaux, et on ne connaît pas encore bien l'endroit. Donc surtout, deux choses : vous suivez le chemin, et vous ne dites pas un mot. Pas un seul. Y'en a qui disent qu'il faudrait mieux éviter de trop réfléchir aussi.
— C'est-à-dire ?
— Ben, comme on réfléchit, c'est inévitable, on va en croiser. Des bestioles qui sont attirées par les histoires et les gens qui peuvent faire des histoires. Les chercheurs les appellent des Conservateurs. Alors ne touchez à rien, ne dites plus rien et ne vous laissez pas distraire. Ils sont méfiants si vous prononcez la moindre phrase. Vous comprendrez pourquoi c'est un problème.
Sur ces paroles encore un peu énigmatiques pour Bérénice, Didi ferma une fermeture éclair imaginaire sur sa bouche et en jeta la clef sans se soucier de la cohérence du geste : le message était passé. Il s'engagea sur le chemin d'ampoules et Bérénice le suivit.
Ils marchèrent ainsi dans le noir pendant une bonne vingtaine de minutes. Régulièrement, il lui semblait que des formes ou des choses immobiles se tenaient dans l'obscurité autour d'eux, des murs ou tout du moins des obstacles, quelle que soit leur nature. L'absence de résonance de leurs pas et le voile noir absolu qui les enveloppait auraient presque trompé son cerveau sur les dimensions de l'endroit, qui ne ressemblait finalement qu'à un grand couloir molletonné (mais pas réconfortant pour autant). Il y avait cependant la longueur du chemin tortueux, et les fameuses poches de lumières qui se déplaçaient parfois à plusieurs centaines de mètres au-dessus d'eux, projecteurs fumeux révélant des formations rocheuses immenses par fragments épars.
On apercevait un de ces gros brouillards à même le sol, au loin. Le sol qu'il éclairait était stérile et mort, des lacs sombres s'encastraient dans une roche tristement homogène et aplatie qui ne montrait ainsi que la triste image d'un paysage lunaire sous la caméra d'un cinéaste amateur de l'ère monochromatique.
Bérénice n'était ni terrifiée, ni inquiète. La dimension parallèle lui plombait le moral, ils marchaient en silence en suivant des loupiotes répétitives, et les seuls points de vues rarement offerts à travers le néant qui l'entourait étaient d'un ennui mortel. Un ennui qui, semblait-il, s'étendait dans un espace considérable.
Elle devina au loin les silhouettes découpées par leur propre lumière de grands projecteurs qui éclairaient leur objectif. Il s'agissait d'une grue rudimentaire et d'un appareil étrange surmonté de quatre antennes, dont les ombres étaient projetées sur une immense paroi en pierre, alternant par grosses couches des roches stratifiées et la même pierre grise qu'on trouvait partout ici.
En s'approchant, elle se rendit compte que ce qu'elle avait pris pour des roches stratifiées étaient en réalité du papier, en quantité impressionnante. Le concierge indiqua silencieusement la pince de la grue et tendit la main. Bérénice découvrit dans sa combinaison un ouvrage ancien, qu'elle extirpa avec difficultés du brun de travail. Le livre à la reliure déchiquetée était apparu, comme bien d'autres, dans la Bibliothèque Nationale Française. Ils s'immisçaient au sein des étagères par des moyens inconnus et seul un inventaire complet permettait de les déloger. Tous ces livres anormaux pouvaient s'avérer dangereux et devaient être ramenés à leur place.
Elle passa les pages lourdes à Didi, qui s'empressa de les déposer entre les deux lamelles de la pince non-orthodoxe. Il alla s'installer aux commandes de l'appareil et immédiatement, les lamelles se refermèrent sur le livre. Il y eut un long moment durant lequel Didi fît des allers-retours entre la console de la machine et le mur en face de lui. Le bras s'avança et tenta de glisser le livre dans une ouverture de la strate fibreuse, en vain. Une deuxième, une troisième.
— On va pas y pass-
Il se ravisa, retenant son agacement. Il hocha la tête et regarda Bérénice, qui savait quoi faire. On lui avait bien expliqué.
Elle se dirigea vers l'appareil à côté de la grue. Il ressemblait à n'importe quel gros bijou d'informatique pratique et pas esthétique, un gros rectangle d'une couleur incertaine avec une ventilation, une console, un écran et toujours ces trois antennes. Elle le démarra, ce qui prit un peu de temps comblé par les bruits du moteur à essence de la grue. L'interface était relativement simple, et après deux analyses automatiques qui lui étaient de nature inconnue, elle régla la molette sur 140 et appuya sur un bouton.
Il ne se passa au départ rien de plus qu'une courbe sinusoïdale sur l'écran de la machine. Puis, au bout de trente seconde, il lui sembla que la terre tremblait en silence. Les secousses ne s'accompagnaient pas du moindre son et n'étaient heureusement pas suffisantes pour les déstabiliser, eux et le matériel des Archives Noires. Puis le mur s'ouvrit en deux.
Tout s'enchaîna très vite. La partie supérieure de la roche s'était surélevée sans un bruit sous l'effet de l'appareil mystérieux. La strate de papiers compressés avait gagné une liberté de quelques centimètres, et la grue s'engouffra dans la brèche, relâchant le livre avec un mouvement qui frôlait le rejet.
Elle n'eut pas besoin du regard soudain et écarquillé de Didi pour éteindre la machine. La courbe s'aplatît en même temps que la longue traînée de livres maudits. Le mur se referma d'un coup sec avec une secousse plus violente et brève. Le tout s'était fait sans autres sons que celui de la grue et celui beaucoup plus discret de l'appareil dont Bérénice avait eu la charge.
Leur mission accomplie, ils n'avaient plus qu'à rebrousser chemin. Bérénice ne pouvait s'empêcher de se questionner. On lui avait dit que l'endroit semblait conçu pour "conserver" ces livres anormaux de la meilleure des façons, et que leurs ingénieurs avaient trouvé le moyen d'exploiter ses failles. C'était là son principal problème. De quel genre de conservation s'agissait-il ? Ces livres étaient-ils si dangereux, pour mériter pareil traitement ? Cette falaise presse-papier était loin d'être le seul type d'étagère excessive pour les livres qui s'entassaient dans ces ténèbres stériles. Le lieu ressemblait clairement à une immense prison, pas à une bibliothèque. On lui avait donné le nom de Librairie, mais c'était une raillerie. Pas de lumière, pas d'êtres vivants, pas même d'air pour ces ouvrages condamnés à ne jamais être lus.
En revenant ainsi sur leurs pas, les visiteurs tombèrent en plein dans la brume de lumière aperçue plus tôt. Elle s'était déplacée et se situait maintenant en plein sur leur chemin, éclairant presque clairement tout dans un rayon de cent mètres. Bérénice voyait plus précisément que la zone autour d'elle n'était pas plus intéressante. Elle avait hâte d'être sortie d'ici, et espérait ne pas avoir à y revenir, quand bien même les Archives avaient pour projet d'y construire des installations plus confortables. Elle se rendit compte dans son ennui de la présence d'un bruit désagréable et faible qui avait alerté son guide. Elle suivit son regard, et vit des ténèbres qui se découpaient géométriquement dans la zone de lumière.
Ce n'était pas exactement des ténèbres, après une seconde observation. À leur droite se dressait un monolithe colossal d'une roche noire qui semblait s'effriter à sa base en se déplaçant. La forme devait bien faire cinquante mètres de haut, penchée sur un côté, et dégoulinait de la même substance noire qu'elle avait vu dans les lacs. Il laissait une traînée derrière lui et son déplacement était l'unique son audible à la ronde. C'était un grondement mauvais, comme une multitude de crissements et de craquements étouffés sous l'eau. Un Conservateur, et à en juger par la tête de son guide, un sacré spécimen. Sans doute attiré par leur affaire.
— Dieu tout-puissant…
Sa bouche avait parlé par automatisme, incrédule face à l'aiguille rocheuse qui se déplaçait. Elle ne vit même pas son guide la dévisager avec des yeux qui lançaient toutes les insultes temporaires du monde, car le Conservateur s'était lourdement retourné avec un cri qui lui avait vrillé l'âme et fait sonner les os. C'était comme une gigantesque craie enfoncée de force à travers les boyaux d'une mine d'ardoise. La tour suintante s'avança vers eux et ils se mirent à courir.
Le Conservateur avait commencé à courber sa trajectoire pour rattraper les intrus, et si son déplacement semblait difficile, sa taille le rendait plus rapide que les deux taches brunes qui détalaient sur le sol gris, suivant l'étrange constellation linéaire que leurs semblables avaient installé il y a un moment.
Bérénice faillit se prendre les pieds dans les câblages qui parcouraient sa fuite. Le sol tremblait, il semblait être aspiré derrière eux alors que ce n'était que les bruits du Conservateur qui se rapprochait. Il n'allaient jamais y arriver, c'était bien trop loin. La montagne de noirceur passa par-dessus le chemin de lumière, et le vacarme ne permettait pas de dire si les appliques avaient été détruites.
Didi était loin devant, plus sportif qu'il ne l'avait laissé paraître. Ou bien était-ce elle qui était vraiment, mais vraiment une tanche. Elle se maudissait de sa condition physique, de son physique par extension, et de penser à ces choses stupides dans cette situation.
Soudain, quelque chose de miraculeux se produisit. Il y eut un bruit peu commun, étouffé. Elle n'arriva pas bien à l'identifier, mais le Conservateur stoppa net, et elle put profiter brièvement d'une réverbération surnaturelle dans cette Librairie qui pourtant ne possédait pas d'écho. Peut-être ladite réverbération était-elle le fruit de son imagination, d'un cerveau qui lui connaissait très bien ce bruit, un bruit familier et étrange dans ce lieu de paix morbide et vide, et pourtant un bruit pas si idiot à entendre.
C'était le bruit d'un livre tombant à plat sur le sol.
Le Conservateur, bien plus silencieusement, reprit sa course en direction du son. Il s'éloigna pour disparaître entièrement dans l'obscurité. À peine la dernière arrête rocheuse eut-elle été engloutie par la Librairie que Didi lui tira le bras violement, l'obligeant à courir de nouveau. Elle lui fit confiance, ne décrocha pas un mot, et continua douloureusement sa course jusqu'à arriver à l'arbre mort. Il la fit monter la première, vérifiant quelques détails avant de s'engager à sa suite. La remontée se fit avec rage, elle agrippait chaque nœud de la corde rêche et terreuse comme pour leur rendre les coups à l'échine de tantôt, insensible à tout écorchement.
Elle s'effondra dans la cour de la BNF à quatre pattes, l'herbe caressait la terre de ses mains, et la chaleur du soleil dansait entre les ombres des arbres. Il ne faisait pas froid dans la Librairie, se rendit-elle compte ainsi. Elle entendit Didi qui terminait la remontée, et se retourna vers le concierge, secrètement nommé par les Archives Noires au titre postiche de Directeur de la Librairie. Elle s'attendait à des reproches, mais la situation exigeait qu'on se serre les coudes. Elle rentrerait dans une heure chez elle, vérifierait chaque ouvrage de sa bibliothèque et demanderait une réaffectation. En attendant, le Directeur Didier Verland la regardait avec un air qui disait autant "une bonne chose de faite" que "ne me laissez pas gérer ça tout seul".
— Bon ben, vous comprenez un peu mieux le problème.