Auguste Vonlanthen était assis sur une chaise devant le bureau de la sous-directrice Kolly, responsable de la section fribourgeoise du Site Mayim. Il avait été convoqué et il lui avait été demandé de se préparer psychologiquement pour une mission d’observation longue de plusieurs semaines, voire mois. Il feuilletait des dossiers sur de potentielles anomalies. En effet, les agents suisses romands de la Fondation, au vu de la taille du territoire sous leur juridiction, passaient plus de temps à vérifier qu’ils étaient bien face à une anomalie qu’à en découvrir véritablement. Pour cette raison, certains s’exportaient sur différents sites de la Fondation à l’étranger. Mais l’agent Vonlanthen appréciait le calme relatif du Site Mayim. L’ambiance y était parfois animée par des visiteurs issus d’autres sections cantonales ou par certains traits de caractère que certains pourraient qualifier d’un peu trop folkloriques.
Kolly était de toute évidence encore occupée avec son rendez-vous précédent et la discussion semblait assez intense, au vu des éclats de voix que pouvait entendre Vonlanthen. La seconde voix n’était pas celle d’un employé de la section basée dans les sous-sols de la ville médiévale de Gruyère. Qui pouvait agacer la vieille Élisabeth Kolly à ce point ? Vonlanthen fut interrompu dans sa lecture et ses réflexions par un homme en costume dont le visage lui était inconnu.
— J’ai un rendez-vous avec les sous-directeurs Kolly et Chapuis, c’est bien ici ?
Vonlanthen dut retenir une grimace… Chapuis, c’était le nom du responsable de la section genevoise et à son accent, l’inconnu devait en être un employé. Il comprit très vite pourquoi sa patronne semblait si agacée. Il tenta de se montrer cordial.
— Oui, c’est ici, vous êtes…
— En retard, pas le temps de bavarder.
Sans développer plus, il entra dans le bureau sans y être invité. Vonlanthen se leva et jeta un coup d’œil par la porte désormais ouverte.
— Excusez mon retard, M. Chapuis, j’ai eu des difficultés sur la route. Sous-directrice Kolly, je suis l’agent choisi par la division genevoise pour la mission d’observation, Alexandre Rosset.
Kolly leva les yeux en direction de Rosset.
— J’imagine que vous avez rencontré votre futur collègue avant de faire intrusion dans mon bureau. Auguste, entrez seulement.
Vonlanthen s’avança et se plaça à la même hauteur que son homologue genevois. Les deux agents étaient certainement dans la même tranche d’âge – la première moitié de la trentaine, mais les similitudes devaient se limiter à ce point. Ne serait-ce que par leurs postures, on pouvait voir qu’ils n’avaient pas grand-chose en commun. Rosset se tenait avec une certaine rigidité, regardant tour à tour Kolly et son supérieur droit dans les yeux, Chapuis se trouvant debout à côté de la responsable fribourgeoise. Vonlanthen, en revanche tentait de se redresser, mais il souffrait d’une certaine timidité et il ne voulait pas offusquer les visiteurs genevois par un regard de travers ou un sourire qui aurait pu être mal interprété. Il s’efforçait néanmoins d’éviter de baisser la tête pour fixer le bout de ses souliers, afin de faire bonne figure. Ce fut lui qui prit la parole :
— Bonjour, Je suis Auguste Vonlanthen. Content de faire votre connaissance. On ne m’avait pas dit que je serai accompagné pour cette mission.
Chapuis intervint à peine Vonlanthen eut-il fini sa phrase. Sa manière de parler était sèche, cassante, presque mécanique.
— Le commandement de Mayim a requis deux agents pour cette opération, un connaissant les lieux ainsi que les us et coutumes de la région, et un autre plus rationnel qui ne se laissera pas influencer par les histoires locales. D’où la collaboration entre nos deux sections cantonales.
C’était le guignol guindé en costume qui était censé être le plus rationnel ? Vonlanthen comprit par la même occasion qu’on venait de le traiter de bouseux superstitieux, une image qui devait englober la section fribourgeoise dans son entièreté pour Chapuis. Il se pinça la langue entre les dents, agacé. Il remarqua que Kolly avait l’air aussi irritée par les paroles de son collègue – tout en devinant que ce n’était pas la première fois que l’argumentaire du gentil paysan trop crédule sortait de la bouche du Genevois devant Kolly. Il poursuivit :
— Il y a des rumeurs et des éléments laissant à penser qu’un groupe occulte pourrait se réunir dans les Préalpes fribourgeoises dans le massif du Moléson. Vous allez vous rendre dans un chalet d’alpage pour quelques temps, histoire de confirmer ou d’infirmer les soupçons et le cas échéant, identifier la menace, l’estimer et transmettre les informations afin que le commandement puisse ordonner la neutralisation dudit groupe.
— Pour des raisons de discrétion, vous allez vous faire passer pour des armaillis. Un paysan local nous a fournit une petite dizaine de vaches. En effet, le mayen où vous vous rendrez est une propriété du Site Mayim et le voir habité sans motif pourrait éveiller des soupçons, surtout si le groupe est en lien avec un culte hostile à la Fondation. Nous préférons que vous opériez sous couverture plutôt que de prendre le risque que le groupe s’en prenne à vous en découvrant vos véritables objectifs.
Rosset grogna :
— C’est en constatant cette activité que les personnes que nous devons observer se montreront plus discrètes. De surcroit, le vacarme des bêtes et le fait qu’on doive, je suppose, s’en occuper ne feront que nous distraire.
— En fait, non, intervint Vonlanthen. Le son des cloches et des vaches pourrait justement être un atout, donnant à nos cibles l’illusion qu’elles seront invisibles. Mais si on place des points d’observation stratégiques là où ils ne nous attendront pas, nous auront plus de chance de tomber sur eux.
— Et pour ce qui est de l’entretien du troupeau ?
— Le choix de l’agent Vonlanthen est mûrement réfléchi, agent Rosset. Il est issu d’une famille paysanne et a souvent aidé à la ferme. Ce sont d’ailleurs des bêtes appartenant à son oncle, M. Romanens, qui monteront avec vous à l’alpage. La famille d’Auguste est notre meilleur réseau de repérage dans les Préalpes, ils entendent et observent beaucoup de choses pendant leur travail. Je pense que huit vaches choisies avec soin pour être les plus simples à gérer ne devraient pas être une distraction trop grande. Ne sous-estimez jamais un paysan expérimenté, M. Rosset.
Elle sourit et conclut :
— Vous monterez en mai, lors de la Poya, en direction du mayen et à moins d'événement majeur, vous redescendrez lors de la Désalpe.
— Pouvez-vous définir un événement majeur ? demanda Rosset.
— S’il s’avérait que le groupe est en effet dangereux et hostile par exemple, vous savez, ce pourquoi on a besoin d’un citadin rationnel pour jauger la situation qu’un fermier naïf pourrait surinterpréter, sourit Kolly.
Rosset et Vonlanthen s’étaient donnés rendez-vous à la ferme de l’oncle du Fribourgeois la semaine suivante. Le fermier Romanens et son neveu discutaient des animaux qui allaient accompagner les deux agents quand le Genevois arriva dans la cour. Il tendit la main à Romanens qui après l’avoir serré nota :
— Vous avez des mains de gratte-papier. J’espère qu’à votre retour, elles auront un peu plus d’expérience et de caractère. Dans le cas contraire, ça voudra dire que vous aurez passé des mois à foutimasser pendant que Auguste bossait.
— Foutimasser ? C’est à dire que…
Auguste vint au secours de son collègue. Étant donné qu’ils allaient rester plusieurs mois à l’alpage, il valait mieux que Rosset sache qu’il pouvait compter sur lui.
- Ne t’inquiète pas, oncle Philippe. Je suis sûr qu’Alexandre prendra vite la main. D’autant que ce n’est pas huit vaches aussi gentilles que les tiennes qui vont nous occuper beaucoup. On devrait partir, on a quand même quelques heures de marche avant d’arriver au mayen.
— C’est bien vrai, admit Romanens, prends soin de toi et de ces braves bêtes.
— Ne t’en fais pas, je connais la chanson.
Ils se mirent en route. À peine la ferme était hors de vue, Rosset fit une remarque sur l’objet se trouvant sur l’épaule de Vonlanthen : un cor des Alpes long de trois mètres.
— Oh, ça, j’ai appris à en jouer quand j’accompagnais ma famille à l’alpage et l’occasion était trop belle pour ne pas le prendre.
— On n’est pas venu pour passer des vacances.
— C’est en agissant de manière trop sèche qu’on pourrait éveiller les soupçons de nos cibles. Tiens d’ailleurs, pour que tu fasses un peu moins erreur de casting, je vais te montrer comment diriger le troupeau, ce sera plus facile. Prends le second bâton qui dépasse de mon sac.
En effet, dans sa main libre, Vonlanthen portait un bâton de marche sculpté dont il se servait parfois pour s’assurer que les vaches restent groupées. Les premiers kilomètres en direction de l’alpage s’accompagnèrent de leçons de paysanneries du Fribourgeois au Genevois, ponctuées d’un soupir de son compagnon de mission ou d’une remarque sur l’aspect inutile de tout ce théâtre.
— Tu me fais rire, tu te plains de mon cor, de mes petits conseils, mais en même temps, on va travailler sous couverture et si tu ne joues pas le jeu, les individus que nous sommes censés observer se méfieront de nous. Cela pourrait compromettre notre mission.
— Si tu le dis. J’espère simplement que l’armailli ne prendra pas le dessus sur l’agent de la Fondation. Je ne souhaite pas me retrouver dans la mouise parce que tu es trop occupé à jouer du cor des Alpes ou à parler à l’oreille de Gentiane, d’Edelweiss ou je ne sais quel nom à coucher dehors que portent ces bestiaux.
Vonlanthen esquissa un petit sourire, il était content que malgré ses airs légèrement supérieurs et peu intéressés par le sujet, Rosset ait retenu le nom de deux des membres du petit troupeau.
— Qu’est-ce qui te fait sourire bêtement ?
— Oh rien.
Après quelques heures, ils arrivèrent au chalet dont les murs était recouverts d’une vieille peinture qui avait dû être blanche autrefois. Un vieux bouleau s’élevait à quelques pas de la porte de la bâtisse à la toiture de bardeaux, sous lequel se trouvait un petit banc. Certes, c’était une propriété de la Fondation mais pour qu’il se fonde dans le paysage alpin, celle-ci avait laissé la partie visible, ainsi que les pièces à vivre en état. En revanche, elle y avait creusé un sous-sol où se trouvait les vivres et le matériel, ce qui rassura grandement Rosset. Selon lui, cette pièce moderne éviterait à Vonlanthen de s’oublier. L’alpage se situait dans une petite clairière sur le flanc de la montagne.
Les deux hommes s’installèrent après avoir laissé le troupeau aux pâturages.
Durant les premiers jours, une routine s’installa gentiment et les préoccupations de Rosset sur l’implication de son comparse se dissipèrent rapidement. Pendant la journée, Vonlanthen et lui repéraient les lieux où leurs cibles potentielles étaient susceptibles de passer, et y plaçaient des caméras à détecteur de mouvement. Le Fribourgeois pensait souvent de manière totalement opposée à son collègue, prenant en compte de nombreux éléments de l’environnement alpin qui pouvaient fausser leurs observations : le passage d’animaux sauvages ou de randonneurs, le mouvement de la végétation, l’orientation des micros des caméras par rapport à la direction du vent, entre autres. Il faisait aussi preuve d’une inventivité surprenante pour pallier certains imprévus. Une forme de malice paysanne, comme il le disait lui-même. La nuit, les deux compères se relayaient dans le bunker sous le chalet pour surveiller les moniteurs reliés aux caméras sans fil.
Les jours s’écoulèrent et devinrent des semaines, sans qu’aucune observation digne d’intérêt ne soit relevée. Après le repérage en commun, il arrivait que Rosset parte enquêter plus loin dans la forêt alors que Vonlanthen passait un peu de temps avec le troupeau et dans la salle des moniteurs. Au début, le Fribourgeois était assez récalcitrant à l’idée de laisser le Genevois partir seul en dehors des sentiers de randonnée. Il n’aimait pas que quelqu’un peu habitué aux sentiers de montagne parte seul. Cependant, Rosset n’était pas un citadin n’ayant jamais quitté le confort urbain, s’il ne connaissait pas le monde paysan, il était en revanche un habitué des randonnées, qu’il effectuait en France voisine et lors de ses vacances. Il n’avait pas été choisi au hasard comme il le rappelait à Vonlanthen. Il se résolut à prendre une radio à chacune de ses expéditions, vu que c’était la seule manière de se défaire du montagnard, trop paternel à son égard sur certains sujets.
Ce fut lors d’une de ses excursions que le premier événement étrange fut à signaler. Rosset avait quitté le chalet en fin d’après-midi. Vonlanthen profitait du calme pour s’adonner à sa passion musicale. Il s’accordait parfois un petit instant pour jouer de son cor. Dans ce cadre pittoresque, ce que Rosset avait préconçu comme une distraction futile, lui était devenu une mélodie reposante qui lui permettait de partir pour ses randonnées dans un environnement des plus authentiques. En trois semaines, il avait commencé à se prendre au jeu de la couverture qui leur avait été imposée, ou plutôt d’admirer l’enthousiasme de son compagnon à ce sujet. On voyait clairement qu’il était dans son élément.
Le son du cor s’éloignait au fur et à mesure que Rosset progressait dans la forêt, bien que toujours perceptible – la puissance de cet instrument épatait toujours le Genevois. Comme à chacune de ses enquêtes, il était muni de sa radio solidement attachée à sa ceinture, de la carte qu’ils avaient établie et complétée au fur et à mesure de leurs missions de reconnaissance, d’une lampe de poche et d’un appareil photo en cas de découverte à ajouter au dossier de mission. Il voulait ce jour-ci se rendre dans une clairière un peu à l’écart des sentiers de randonnée, un endroit que lui et Vonlanthen avaient désigné comme un lieu de culte potentiel, si leurs cibles pratiquaient bien des rites religieux. Il n’y avait pas de dispositif là-bas pour le moment, vu qu’ils avaient préféré les placer sur les lieux d’accès à la clairière, dans des endroits où il était plus facile de les dissimuler. Le cor s’était tu, la nuit tombait et le ciel prenait des teintes rosées transformant les rares nuages en poussière dorée que l’on devinait entre les arbres. Quand Rosset parvint à son objectif, la nuit était tombée. Ce jour-là, il avait convenu qu’il passerait une partie de la nuit à observer les environs. Après quelques semaines sans accident de marche, Vonlanthen avait un peu plus confiance dans l’expérience de randonneur de son collègue.
Avant qu’il ne fasse trop sombre et que les lieux ne deviennent potentiellement dangereux, Rosset pénétra dans le cercle que formait la petite prairie et examina le sol. Lorsqu’ils étaient venus en plein jour, Vonlanthen avait noté la présence d’un rond de sorcières composé de champignons formant un cercle parfait. Bien sûr, à ce moment-là, il jouait sûrement le paysan naïf et crédule dont s’était moqué à demi-mots Chapuis lors de leur rencontre. Une remarque qui avait apparemment beaucoup marqué le Fribourgeois, qui n’hésitait pas à en rire, souvent avec sarcasme, prétendant faussement voir des signes anormaux partout. Un rond de sorcières était cependant un phénomène naturel existant, bien que les sorcières, le Diable ou les fées n’avaient rien à voir dans sa création.
En pointant sa lampe sur l’endroit où se trouvaient les champignons, Rosset put distinguer le cercle et s’en approcha pour avoir une meilleur vue d’ensemble de la zone et pour repérer un endroit où se cacher pour les heures à venir. Mais alors qu’il marchait en tournant sur lui-même, il marcha sur un des champignons et crut entendre une petite voix gémir. Il attrapa sa radio et lança :
— Vonlanthen, c’était toi ?
La voix de son collègue sortit de l’appareil :
— Qu’est-ce qui se passe ?
— Si c’était une plaisanterie, elle était mauvaise.
— Je viens d’attraper ma radio parce que tu m’as appelé. On s’était promis de ne pas faire ce genre de connerie durant la mission, encore moins quand on est séparé.
— Oui, c’est vrai, le fait est que j’ai cru entendre une voix. Tu peux me confirmer qu’il n’y a personne d’autre que moi qui est passé devant les détecteurs ce soir?
— Affirmatif, tu as déclenché deux fois celui qui se trouvait sur ton chemin.
Rosset baissa la voix.
— C’est impossible. Je suis encore dans la clairière. Tu es sûr que ce n’est pas un animal ?
— L’image n’est pas nette mais on dirait bien que ça a une forme humaine. Si tu dis que tu es dans la clairière, je te conseille de te planquer le plus vite possible et de ne pas bouger. Je vais te rejoindre.
— Mauvaise idée, si tu ne me localises pas, tu seras plus une gêne. Je préfère me planquer et tenter d’observer. S’il devait m’arriver quelque chose, il faut que quelqu’un contacte Mayim.
— Si on disparaît tous les deux, ils enverront des équipes.
— Nous sommes censés rentrer dans des mois, tu as envie que qui que ce soit découvre le matériel et nos dossiers dans le bunker pendant ce temps ?
—D’accord mais dès le lever du jour, je pars à ta recherche.
Rosset coupa sa radio et après avoir repéré un point à l’opposé de l’endroit par lequel il était arrivé, vu qu’il semblait que l’intrus venait du même endroit que lui. Il éteignit sa lampe et se mit à courir avant de se cacher dans un creux derrière un arbre. Le son lointain des cloches des vaches ainsi que le bruit environnant de la forêt l’empêchaient d’entendre quelqu’un s’approcher. Il se remit les idées en place et tourna la tête en direction de la clairière. Il était difficile de discerner quoi que ce soit dans la pénombre mais il vit ce qu’il interpréta comme une silhouette humaine s’approcher du rond de sorcières. Il essaya d’y voir plus clair avec la vision nocturne de son appareil photo. En effet, une personne s’était accroupie à proximité du cercle. Sa tenue était faite de fourrure et son visage recouvert d’un masque de bois aux formes grossières. Peut-être que Vonlanthen en saurait plus sur le sujet. Rosset était tenté de photographier l’individu mais il avait peur que le flash ou le son de l’appareil ne le trahisse. En même temps, le son serait noyé dans le bruit ambiant, non ? Il se ravisa quand la personne s’approcha de sa cachette. Son coeur battait à tout rompre, son front était humide, le Genevois allait devoir agir s’il voulait survivre. Mais l’inconnu ne vint jamais le débusquer.
Quand le soleil se leva, Rosset osa sortir de sa cachette, il fut rejoint par Vonlanthen peu de temps après les premières lueurs du jour. Après un récit des événements de la nuit, les deux comparses allèrent voir le cercle fongique. À première vue, rien de particulier, mais Vonlanthen poussa un cri mêlant horreur et surprise. Quand Rosset se tourna vers lui, le Fribourgeois était par terre, la stupeur l’ayant vraisemblablement fait tomber. Et le Genevois comprit très vite ce qui n’allait pas. Le champignon sur lequel il avait marché la nuit précédente était totalement détruit, mais les différentes parties du mycète mutilé saignaient et le pied du champignon contenait en son sein ce qui ressemblait à une petite colonne vertébrale. Rosset déglutit et tenta de prendre sur lui pour ramasser un échantillon afin de l’ajouter au rapport qu’ils allaient rendre à Mayim. Il observa les autres champignons et remarqua que leur chapeau semblait recouvert d’un tissu similaire à de la peau humaine. Certains, plus développés semblaient posséder de petits appendices osseux.
— On ne peut pas laisser ça se développer, déclara Vonlanthen qui s’était relevé.
— Je ne sais pas, je vais joindre ça au rapport, c’est sûr, répondit son compagnon en montrant les échantillons qu’il avait récupérés. Mais je pense qu’on devrait procéder à quelques examens.
— Par on, tu entends la Fondation, pas toi et moi, hein ? Parce qu’on est juste des agents d’observation, pas des chercheurs ou je ne sais quels rebouteux auxquels ils feraient appel pour analyser ce truc.
— Peut-être qu’on devrait laisser le cercle tel quel et observer son évolution. Et aussi ratisser dans un périmètre plus large autour de l’alpage, à la quête d’autres cercles, histoire d’étayer le rapport.
Vonlanthen grimaça. Rosset ne voulait pas s’avouer vaincu si rapidement, de plus, la découverte d’une anomalie pouvait lui valoir une promotion qui lui permettrait de quitter son simple rôle d’observateur. C’était une opportunité en or. Son compagnon leva la main indiquant un chiffre avec ses doigts :
— Deux semaines. On mène l’enquête pendant deux semaines encore, mais au premier signe de danger manifeste, on redescend en plaine et on laisse des agents plus compétents prendre le relai. Car on a fait ce qu’on nous demandait : découvrir s’il y avait matière à enquêter dans la région avec des moyens plus conséquents que les nôtres. Et la réponse est clairement oui. Alors que tu veuilles étoffer notre rapport, je le comprends, c’est pour ça que je te donne quinze jours pour effectuer les recherches nécessaires. Je ferai de mon possible pour t’aider. J’aime quand un travail est abouti, mais pas à n’importe quel prix.
Rosset acquiesça. Sur le fond, Vonlanthen n’avait pas tort, et d’un autre côté l’opportunité était si belle. Cependant, que le Fribourgeois décide soudainement d’abandonner l’alpage alors qu’il semblait s’y sentir comme un poisson dans l’eau démontrait son inquiétude.
Les jours qui suivirent, Rosset voulut s’éloigner de plus en plus du chalet pour trouver d’autres cercles de champignons, cependant, pour une raison inexpliquée, une forme d’appréhension limitait sa progression. Il rentrait dès qu’il le pouvait avant la tombée de la nuit. Au bout de cinq jours, il avait renoncé à l’idée de découvrir de nouveaux ronds de sorcières. Comme si la peur de tomber sur l’homme au masque de bois ou ses potentiels acolytes le paralysait. Vonlanthen et lui continuait néanmoins leur opération de reconnaissance et de surveillance, sans doute le fait d’être deux atténuait son appréhension. Le Genevois était frustré de son propre comportement. Finalement, bien qu’il ne l’avouerait jamais à son comparse, l’ultimatum de ce dernier s’avérait être un soulagement.
On sentait bien que Vonlanthen était également préoccupé. Effrayé, c’était une évidence, mais il était également habité d’une certaine tristesse. Le chant de son cor se faisait plus mélancolique, il passait beaucoup de son temps libre assis sous le bouleau devant la porte du vieux chalet à tailler des morceaux de bois. Un jour, il sculpta un visage grimaçant ressemblant étonnement à celui de l’inconnu de la clairière.
— Ah ça, c’est un masque alpin traditionnel, une Tschäggättä, c’est plus un truc valaisan que fribourgeois mais peut-être que la tradition a voyagé. On sait pas trop d’où ça vient, si c’était un costume de brigand ou de protestation. Il est possible que le culte du type que tu as vu a un lien avec un groupe du genre et qu’il a une zone d’influence plus importante que le seul massif du Moléson.
Il quitta le banc et déclara en époussetant les débris de bois qui recouvrait sa chemise traditionnelle :
— Bon, il est l’heure d’aller voir si toutes les bêtes vont bien.
Vu que ses excursions se faisaient plus courtes, Rosset accompagnait parfois Vonlanthen quand celui-ci s’occupait des vaches. Une activité mêlant à la fois promenade dans le pâturage et le plaisir de discuter avec le Fribourgeois. En outre, il s’était attaché à ces braves bêtes. Au bout d’une bonne demi-heure, Vonlanthen semblait avoir vu quelque chose et se précipita en direction des bois en contrebas de l’alpage en jurant. Rosset le poursuivit et découvrit ce qui avait mis son collègue dans cet état, Astragale, la plus jeune bête était étendue sur le sol la gorge tranchée. Sur la plaie des spécimens minuscules du champignon de chair apparaissaient. Vonlanthen était dans un état oscillant entre la rage et la tristesse, alors que Rosset se tenait devant la dépouille de la bête les larmes aux yeux.
Ils avaient vengé le membre de leur cercle, ils avaient cherché son meurtrier et avaient fini par le trouver. Ils lui ont alors fait payer le même prix. Sans ce déni face au danger, ils seraient descendus plus tôt et le pauvre animal aurait survécu. À cet instant, quelque chose provoqua une montée de panique chez Rosset : ils n’avaient pas seulement trouvé le meurtrier et vengé leur progéniture, ils avaient aussi envoyé un message. Ils savaient !
Un dessin grossier de l’emblème de la Fondation avait été tracé sur le ventre de la bête et barré à coup de lame. Plusieurs détecteurs de mouvements et caméras fracassées se trouvaient sur la scène. Ils étaient pourtant encore actifs la dernière fois que Rosset s’était rendu à la salle des moniteurs… Personne d’humainement constitué n’aurait pu relier chaque poste d’observation en si peu de temps. Ils étaient plusieurs, ils ont découvert qu’ils étaient observés et par qui. Ce qu’ils avaient découvert ne leur avait pas plu, de toute évidence, ils étaient déjà hostiles à la Fondation.
— Le chalet, s’exclama Rosset alors que Vonlanthen n’était clairement pas en état de comprendre à quel point la situation était tendue, c’était à peine s’il avait remarqué le matériel détruit.
Le Genevois courut le plus vite possible en direction du mayen. Il pouvait déjà imaginer l’odeur du bois brûlé. Ils ne voulaient pas qu’on puisse les trouver, ils avaient réussi à éviter d’attirer l’attention de la Fondation pendant tout ce temps, bien sûr qu’ils allaient profiter de la distraction des deux occupants du chalet pour annihiler des semaines d’observation et la totalité des preuves potentielles que Vonlanthen et Rosset avait recueillies.
Quand Rosset entra dans le bunker, les assaillants étaient déjà partis, mais par chance, ils avaient dû être surpris en le voyant remonter la pente à toutes jambes et n’avaient pas pu saccager le chalet aussi sauvagement qu’ils l’avaient espéré. Cependant l’échantillon avait disparu et évidemment les objets à détruire en priorité comme les ordinateurs et les appareils photos l’avaient été. Après avoir étouffé les flammes, Rosset tenta de rassembler le plus de preuves possible, malheureusement, il ne restait rien d’autre que le témoignage des deux agents d’observation. Leurs supérieurs allaient devoir se contenter de leur parole.
L’adrénaline retomba au fur et à mesure qu’il rassemblait les rares documents épargnés et Rosset souffla. S’ils avaient voulu les tuer, ils auraient pu le faire. Ils étaient plusieurs et lui, seul quand il était arrivé sur place. Ils avaient préféré fuir. Peut-être par crainte de voir plus d’agents de la Fondation débarquer s’ils allaient trop loin.
Rosset sortit du chalet et remarqua que Vonlanthen était remonté et avait rassemblé les sept vaches restantes. Il avait une mine effroyable. Il lança un regard noir à Rosset. Bien entendu, c’était lui qui avait insisté pour rester à l’alpage malgré le danger. Le Genevois s’excusa avec une sincérité non feinte. Vonlanthen dit sèchement :
— Je t’ai accordé ces deux semaines, je suis aussi responsable que toi.
Il ajouta en soupirant :
— Mais la prochaine fois qu’un paysan superstitieux te dit que son instinct ne lui indique rien de bon, écoute-le.
Ils prirent leurs affaires et partirent le plus vite possible sous le soleil couchant baignant l’alpage. Rosset répondit alors à Vonlanthen :
— Si le paysan superstitieux veut bien repartir en mission avec moi, j’écouterai tout ce qu’il a à me dire.
Vonlanthen tapa amicalement dans le dos de son comparse avec un petit sourire.