La Grogne

Les soirs d'affluence, quand l'agitation rend toute concentration impossible, on s’attarde à causer après les lectures. On se carre solidement dans les fauteuils d’osier à larges pattes, vieux souvenirs des campagnes occultes : le carré s’emplit de la fumée des pipes, l’air lourd s’attiédit peu à peu. Et l’on se sent vivre, après la fatigue énervante de la lecture. À travers les rayonnages et la double épaisseur de livres, on perçoit à peine les hurlements furieux des Bibliothécaires. Parfois, aux grands mouvements de foule, l’un de nous bascule sur son fauteuil et s’en va donner tête basse contre la muraille de bois. C’est ainsi que fut défoncée une carte murale, où nous suivons l'évolution : la tête d’un camarade, un jour de gros temps, frappa la Terre en plein cœur. Ce fut un étrange présage…

Nous aimons entre tous les contes de notre camarade Tyronnieux. Il a une façon à lui de voir les choses. Il nous relate joliment, en marge de ses souvenirs, le charme de la vie du Voyageur.

Nous lui demandons, un soir, de nous conter ses voyages à bord des grands vaisseaux.

"Le monde des Brutes, commença-t-il, ou monde de la Grogne, se recrute parmi les Voyageurs de tous horizons. Pour en faire partie, il faut avoir fait un certain nombre de grandes traversées du monde, nombre qui est d’autant plus grand que l’on est civilisé. Les Brutes ne parlent pas, elles "grognent" : cette langue, mal étudiée jusqu’à nos jours, se compose de sons rauques, issus de plus de vingt langues des Hommes.

"La Grogne obéit à deux lois fondamentales. Notre intelligence d’Homme les trouve étranges. Elles sont cependant très logiques. Voici ces deux lois :

"Première loi fondamentale des Brutes, ou loi de la Terre : la Brute, à Terre, redevient provisoirement une espèce d’Homme.

"Deuxième loi fondamentale des Brutes, ou loi des compensations : toute Brute qui en voit pleurer une autre n’imitera pas la bêtise des Hommes qui en pareil cas se mettent également à pleurer. La Brute rira et trouvera son plaisir dans la contradiction apparente. Ainsi, dans toute réunion de Brutes, il y aura toujours harmonie et équilibre parfaits entre deux camps différents : le camp des gais et le camp des moroses…"

Nous ayant ainsi présenté la Grogne, Lieutenant Tyronnieux se tut un instant. Puis, comme nous réclamions ses souvenirs de voyage, il reprit sans se faire prier :

"J’eus un jour, du temps où j’étais encore à la recherche de ce lieu, l’idée de m’embarquer dans un grand vaisseau. Il me paraissait curieux de tâter de cette vie nouvelle. On la dit très dure, je voulais voir.

"Le Visix, bel engin en acier, 5000 tonneaux, 5 jeux de moteurs, machine pour l’eau potable, l'air et pour les treuils, a pour capitaine un homme charmant, affable et cultivé. Il est bien connu à Terre, où l’on apprécie comme il convient sa rare courtoisie. C’était là ce que je cherchais. J’obtins facilement mon engagement. Et c’est ainsi qu’au gai soleil d’un beau et frais matin de mai je quittai la Terre à bord du Visix.

"Dès le premier jour, je fais la connaissance de Brutillon, le petit mousse. Quelques heures après l’appareillage, nous sommes pris par l'épais silence de l'espace. J’appelle Moussillon, je lui montre une boite sonore à manivelle, qui peut imiter les sirènes des lieux les plus profonds, en moins fort, et en beaucoup plus laid, si c’est possible. Cet instrument porte en "grogne" un nom bizarre que l’on peut traduire simplement par "boite à beugle". Elle corne de façon si étouffée qu’elle s’entend à peine à 15 pas : inutile de compter sur elle pour prévenir un abordage. Je donne cependant à Moussillon la consigne réglementaire : corner un coup si on va tribord, deux coup pour bâbord, et cela toutes les 2 minutes environ. Il a compris tout de suite et, sur la dunette à côté de moi, il se sert correctement de la boite. Puis il se rend à son poste tout à l’avant. Quelques minutes plus tard m’arrivent, au fil des échos, très atténuée, la cacophonie de beuglements la plus désordonnée que l’on puisse rêver. Que faire, Moussillon est bien loin. J’écoute sans mot dire les beuglements moroses dans le silence lourd de la brume, à peine troublé par le bruissement léger de la brise stellaire dans les bas moteurs. La boite à beugle ne grogne-t-elle pas, dans l’immensité tranquille, quelque mystérieux appel. Et je songe aux mots secrets que prononçait doucement Moogli la grenouille, le petit d’Hommes roi de la Jungle, lorsqu’il causait avec son peuple…

"Sur Terre, vous entendrez souvent dire que le mousse, à bord des grands vaisseaux, est le souffre-douleur de l’équipage. Cela est aussi faux que prétendre que Brutillon est un bandit. Sur Terre, pareille chose peut être vraie. À bord, elle n’a plus aucun sens. Les parents de Moussillon, sorciers français, n’étaient pas tendres pour l’espèce de petit rodeur-chapardeur-bandit qu’il était et n’ont trouvé qu’un moyen de se débarrasser de lui : mettre entre sa patrie et mousse-rodeur-chapardeur-bandit l’espace fort gentil de quelques millions de bonnes années lumières. On aurait pu donner le mousse aux programmes spatiaux français, mais on a préféré le Visix qui va plus loin : derrière le Cap Saturnien et l'astre de feu, on n’entendra plus parler de Moussillon. À bord, dans la Grogne, Brutillon est considéré comme un bon et doux garçon. Il est aimé. Il reçoit à la vérité de fortes taloches, car ce sont là les caresses de la Grogne. Brutillon ne s’en plaint point. Il est heureux. Il pense rarement à sa famille. Cependant, il fait quelquefois un bien beau rêve : il se voit, roi de la Grogne, rentrant tous moteurs allumés sur un vaisseau à lui dans sa France, à seule fin d’embrasser la mère…

"Brutillon a besoin de quelque caresse de temps à autre. Le soir, dans la coursive bien noire, je le rencontre quelquefois. Je m’approche de lui sans bruit, et, d’un grand coup dans le dos, je l’envoie rouler à 5 ou 6 kilomètres de là, parfois plus : le tangage est si brusque. Ce simple geste équivaut à la parole d’un Homme de la Terre : "Mon cher petit, tu mériterais que je te gifle." Dans la jungle, Baloo l’ours et Bagheera la panthère caressaient ainsi de formidables taloches l’échine de Moogli, le petit d’hommes, en signe d’amitié. Souple comme Moogli, Moussillon-Brutillon s’est vivement relevé dans la coursive. Il siffle gaîment. Il allume gaîment sa cigarette. Il sait bien qu’il est mon ami ; pour me le montrer, il me lance une bonne grimace : c’est ainsi qu’il sait sourire…

"Un jour, par le travers du Cap Saturnien, une Brute vient me prévenir gaîment qu’il manque un joint au grand perroquet volant. J’appelle aussitôt Brutillon : "Grimpe me rétablir le joint bâbord extrême du grand perroquet volant." (Établir un joint c’est fixer avec des bouts de filin une tuyauterie qui servira à serrer le moteur). Quand la Brute m’a dit avec son sourire que le joint en question était cassé, j’ai compris tout de suite. Pour moi qui commence, après 50 jours sous toutes amures, sans rien voir d’autre que l’Espace, à saisir la philosophie toute reflexe de la Brute, il ne fait pas l’ombre d’un doute que le joint a été délicatement coupé par la Brute à l’intention toute particulière de Brutillon. Pour le Brutillon certes, il n’est pas gai par le tangage et le roulis que font les lames stellaires de 15 kilomètres et par un joli froid de -270°, d’aller palper les tuyaux gelés mais comme il est doux, perché sur la vergue haute de perroquet volant (51 kilomètres au-dessus du vide), que le vent solaire balance à d’incroyables vitesses dans l’air limpide et glacé de faire la Brute. Il est monté gaîment : qu’est-ce qu’un joint de perroquet ou de cacatois pour un Brutillon qui déjà sait correctement faire la Brute et comme il est doux d’allumer là-haut en sifflant gaîment un petit air narquois la plus délicieuses des cigarettes que Brutillon ait jamais fumée. Il manque un joint sans doute à la vergue de perroquet, mais rien ne presse si haut dans la mâture, si haut qu’aucune Brute n’ira chercher Brutillon. Et la cigarette, le sifflotement narquois et les rêveries si douces, perché sur la vergue haute de perroquet volant, narguent si bien la Brute d’en bas, la Brute qui coupa le joint. Il est probable que ce soir, dans les coursives, le tangage l’enverra rouler un peu loin, sous l’œil bienveillant de Lieutenant Tyronnieux, mais la belle affaire pour un Brutillon.

"De bonne heure – continua Lieutenant Tyronnieux, après un silence – je m’habituais à suivre correctement la loi des compensations, deuxième loi fondamentale de la Grogne. Supposons par exemple que le commandant soit de bonne humeur : le vent est bon, le Visix fin marcheur, couvert de poussière d'étoile, file 13 ou 14 années-lumières. Le capitaine arpente gaîment la dunette, en sifflotant. Je suis de quart à ses côtés : je prends immédiatement mon air le plus triste. Je ne dis plus un mot. Il est viable qu’une peine secrète me dévore. Si au contraire, le capitaine et son second sont moroses, je chante gaîment sur le pont, je fais du bruit un peu partout et je raconte des histoires drôles. "Histoires drôles" mérite une explication. Ne croyez pas que je commette l’impardonnable incorrection pour une Brute de servir au carré quelques plaisanteries des Hommes : ces plaisanteries ne seraient pas comprises. Je prononce seulement, dans le silence général, un assemblage de mots sonores, bizarres, secrets, véritables arcanes, dont le pouvoir charmeur est indiscutable : il est visible pour une Brute que la moitié des Brutes rie intérieurement tandis que l’autre moitié dévore silencieusement sa mélancolie. Cela ressemble peut-être, si l’on veut, à la table d’hôte du Righi-Kulm un soir de riz et pruneaux.

Le capitaine fait souvent de longs séjours au camp des moroses. Cela arrive en particulier lorsque nous sommes "tribord amures", c’est-à-dire que le vent solaire souffle par tribord. La gravité artificielle compense à bâbord. Or la couchette du capitaine est à tribord dans sa chambre. Lorsqu’il est couché, il est donc fortement pressé par l’inclinaison contre le rebord dangereux qui domine un vide angoissant de 85 mètres. À chaque coup de roulis un peu brusque, le capitaine se raidit instinctivement par crainte de la chute. Parfois, ainsi qu’une quille mal frappée hésite un instant avant de se décider pour la droite ou pour la gauche, la capitaine oscille sur le rebord de sa couchette, surface aiguë peu confortable et séparatrice du vide et de la couchette. Le capitaine dort mal. Il a des rêves heurtés. Il entre immédiatement dans le camp des moroses. Les lieutenants – cela va sans dire – se font un plaisir de prolonger cette allure le plus longtemps qu’ils peuvent.

"Une fois installé dans le camp des moroses, le capitaine peut adopter plusieurs conduites bien distinctes. Parfois il se lance dans les arcanes : les mots de la Grogne retentissent alors, durant tout le jour, de la dunette au guibre, plus sonores que le vent solaire qui hurle. En sept à huit jours, bien employés, le code secret des mots de la Grogne – le petit V.S. – est ainsi passé en revue. Parfois encore le capitaine se lance dans le silence morose. Il détient à bord le record du silence avec 243 jours 23 heures : ce nombre est rigoureusement authentique. La maladie des records – on le sait – s’est spécialement développée chez les Hommes-Sport : l’un d’eux préconise comme exercice type et salutaire pour l’entraînement de rester 33 minutes sans remuer, suspendu par les pieds ou par les mains à une barre fixe. Ainsi fait-on merveilleusement – paraît-il – l’éducation de sa volonté. Je recommande de préférence l’exercice du silence morose, plus profitable, mais beaucoup plus dur…

"Lorsqu’un vaisseau est en vue au lointain, le capitaine fait couvrir de poussière d'étoile son bâtiment, tellement que cela en devient dangereux. Mais la Brute ne voit que son idée fixe. Qu’est-ce ça fait que la sécurité du bâtiment soit compromise si l’on gagne une année lumière et si l’on passe le camarade qui vous nargue droit devant. Si, au bout de 10 heures de cette course à la mort, la petite tache blanche a disparu à l’horizon, ce qui est rare car le Visix est un excellent marcheur, l’heure du silence ou des arcanes a sonné pour le capitaine. Et voyez l’admirable discipline de ce peuple : le capitaine faisant la tête, on applique correctement la loi des compensations : on oublie presque qu’établir cinq moteurs hauts, cacatois ou moteur d’étais, a demandé 3 jours de dur travail, et qu’il faudra le même temps pour les éteindre. Et l’on se met gaîment du camp des gais.

"Il n’y a plus que les vaisseaux légers – dit Lieutenant Tyronnieux avec un soupir – qui double véritablement le Cap Saturnien. Les cargos prennent les trous dans le ciel. Pourquoi s’étonner qu’il n’y ait plus de vrais navigateur. Le Visix, à l’un de ses voyages, tira 23 bordées dans l'espace démonté du Cap Saturnien, pendant dix jours, sans gagner au vent solaire. Qu’il faisait bon la nuit, par -265°, joindre les moteurs de cacatois à 50 kilomètres au-dessus du vide, moteurs gelés, tuyauterie durcie et entourée de glace quand la tempête stellaire faisait rage, quand les mats oscillaient furieusement et les embruns giclant, en une seconde se glaçaient sur la figure. Les montagnes de matière noire, trombes formidables qui toujours et toujours venaient, semblaient à chaque instant devoir engloutir le vaisseau. De la dunette, aux grands coups de tangage, le phare entier de l’avant se détachait de la lame stellaire… Le 1er juillet nous avons vu Univers'Île. Le 10 l’homme de bossoir voit la Terre à nouveau. C’était encore Univers'Île. Ce jour-là, les brutes se partagèrent également, selon la loi fondamentale, en deux camps, les gais et les moroses. Moussillon-Brutillon, pour affirmer son indépendance, crut bon de voltiger d’un camp à l’autre pendant 3 jours. Puis, décidément, comme il était un Brutillon à tempérament je m’en fichiste, il se rangea bravement et ostensiblement dans le camp des gais. Et même ce jour-là, la boite à beugle, dans le gai soleil qui chassait les nuages, souffla gaîment…

"J’étais seul sur la dunette. Je crois que je me laissais aller, dans le sombre horizon étoilé, au charme étrange de cette musique. Je pensai d’abord, quand j’entendis beugler gaîment la boite à beugle, que je donnerais à Brutillon les caresses de la Grogne. Puis je fus sous le charme : je me rappelai ce jour du départ de Terre, où j’écoutais sans mot dire les beuglements moroses dans le silence lourd de l'espace épais. Et je me demandais si dans l’immensité tranquille, la boite à beugle ne grognait point quelque mystérieux appel. Je songeais aux mots secrets que prononçait doucement Moogli la Grenouille, le petit d’hommes roi de la Jungle, lorsqu’il causait avec son peuple. Et aujourd’hui, au gai soleil, ces beuglements sonores qu’accompagnent en sourdine les bruissements légers du vent stellaire dans les bas moteurs, ne sont-ils point encore le mystérieux appel à son peuple du petit roi de la Grogne…

"Je vous ai dit – continua Lieutenant Tyronnieux – qu’à Terre les Brutes redeviennent des Hommes. Bien avant l’atterrissage elles ne sont plus les mêmes. La Brute sent la Terre de loin, comme le compas s’affole à l’approche du fer. C’est là un véritable sens que les Hommes ne possèdent point. Lorsque le Visix revint sur Terre, et qu’il l'eut reconnu, une franche gaîté régna à bord. Les hommes chantaient les chansons du pays, du pays qu’ils allaient revoir. Leurs yeux brillaient d’un feu inaccoutumé. Quand je leur demandais les raisons de leur joie, ils me disaient gaîment : "Lieutenant, ne sentez-vous pas l’air du pays ?" Effectivement, je le sentais comme eux l’air du pays, je le respirais à pleins poumons, avec délices. C’était sans doute la raison de mon trouble indéfinissable : il me semblait que j’étais mal réveillé encore d’un rêve très lourd. Pour chasser ces fantômes, je parlais de la Terre avec le Commandant. Comme je regrettais de quitter le lendemain cet excellent homme si parfaitement aimable et cultivé…

"C’est ainsi – termina Lieutenant Tyronnieux cette nuit-là – que je passai 168 années dans la Grogne…

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