Quelque part sur les rives du Colorado, dans l'état du Nevada, 1869 (Ligne temporelle C-3747), 8 jours après la Chute d'Aleph (ligne temporelle du Tronc)
Il n'était pas là pour cela. En vérité, cela allait même le retarder dans sa chasse à l'homme, qui se faisait des plus pressantes. Mais les membres de la CMO ne s'arrêtaient pas face aux menaces paranormales.
Il y avait d'abord eu ce meurtre, à New-York. Un homme respectable, démembré par un être balafré et tatoué, arborant de curieux accoutrements, et armé d'une lame semblant être faite de ténèbres pures. Fort évidemment, la nouvelle était montée rapidement dans les sphères de la CMO. Et très vite, il y eut une mise à prix. Non pas que le Père Cliff faisait cela pour l'argent, mais il fallait bien manger.
Ainsi s'était-il lancé à la poursuite de l'homme tatoué.
Il y avait des rumeurs d'un être similaire, vivant dans le grand Ouest. Et c'est ainsi que le Père Cliff commença sa longue traque. Mais aussitôt arriva-t-il sur place, qu'il trouva un autre cadavre. Également tatoué. Sauf que si la première victime était morte sans trop de résistance, celle-ci avait livré un combat biblique face à son adversaire. Une ville entière avait été détruite dans l'affrontement. Et les quelques rescapés étaient formels : c'était bien un homme tatoué, aux cheveux de cendres, et aux balafres multiples, qui avait eu raison de la deuxième victime. Celle-ci, bien qu'arborant les mêmes tatouages que son tueur, avait beau eu faire preuve d'une léthalité particulière lors de l'affrontement, tous s'accordaient pour dire qu'elle n'avait pas eu une seule chance.
A partir de ce moment, le Père Cliff sentit monter en lui une forme de peur mêlée à de l'excitation. De quel genre de monstre s'agissait-il ? Quoiqu'il en soit, il devait être arrêté, et, cela tombait bien, le Père Cliff avait à la ceinture douze bonne raisons d'arrêter tout type de menace.
D'autres traces du tueur furent repérées. Et enfin, une troisième victime. Cette fois-ci, il s'agissait d'un simple manchot, au front marqué d'un sceau étrange. L'ensemble devenait de plus en plus mystérieux aux yeux du religieux. Quel était donc le lien entre ces trois victimes ? Tout indiquait des assassinats ciblés. En dépit des victimes collatérales, à chaque fois, le tueur s'était concentré uniquement sur une cible bien précise. Et il fallait avouer que, même si les trois victimes semblaient étrangement semblables en dépit des différentes modifications qu'elles avaient pu subir, rien ne les reliait.
Puis il y eut des rumeurs, toujours plus à l'Ouest, dans le Nevada. Alors qu'il enquêtait sur l'homme tatoué, un soir dans un saloon d'une petite ville des rives du Colorado, il entendit quelques rumeurs, sur un bateau fantôme emportant les plus avides au jeu durant les pleines lunes. Ces derniers étaient attirés par des formes marines dans les airs jusqu'au sombre navire, avant d'y pénétrer pour ne plus jamais revenir.
Et ce soir, c'était la pleine lune. D'où l'inquiétude montante dans la petite ville de Shin.
Le Père Cliff ne pouvait pas rester sans rien faire. Ce n'était pas son genre.
Aussi, quand sonna la douzième cloche, il était fin prêt, sa Winchester dans les mains, ses deux Colts à ses hanches, attendant sur les rives. Son visage, camouflé par son chapeau, ses lunettes teintées et son bandana uni, ne trahissait pas la moindre émotion. Comment aurait-il pu, d'ailleurs ? Nul ne l'avait jamais vu. Pas depuis Palo Alto. Le vent qui soufflait dans la nuit balançait sa tenue de pasteur de droite à gauche, comme si quelque chose n'allait pas, et que même l'alizée ne savait plus où souffler. Quelque chose arrivait.
Et cela ne manqua pas. Le vaisseau apparut dans une brume étrange, avant d'accoster sur un ponton désert, où se pressaient déjà de nombreux malheureux.
C'est à ce moment que le Père Cliff pénétra dans le bâtiment flottant.
À l'intérieur de ce dernier, encore plus de victimes du bateau fantôme étaient présentes. Et toutes semblaient hypnotisées, travaillant sans relâche à la création d'un étrange objet massif, situé au centre du pont, répétant inlassablement les mêmes mots.
"Mort au Serpent. Vive le Navire. Mort au Serpent. Vive le Navire."
Le Père tenta en vain de réveiller les malheureux, mais rien n'y fit. Il planta même sa lame dans le bras de l'un d'eux sans que ce dernier ne bouge. Sous son masque, le pasteur grimaça. Il avait déjà vu cela. Il savait ce que c'était. Et ces gens pouvaient le remercier d'avance d'avoir été là, car nul autre que lui n'aurait pu les en sauver.
"Saloperie de mémétiques"
Il serra sa prise sur sa Winchester, et commença à inspecter les lieux. Mais il ne fallut pas longtemps pour que le maître du batiment ne l'interpelle, du haut d'un balcon, dans la salle principale de ce qui semblait être, au final, un ancien bateau casino.
"Voila donc quelque chose d'étrange. N'est-il point la coutume de s'annoncer lorsqu'on pénètre la demeure d'autrui ?"
Le pasteur leva les yeux. A ce balcon se tenait un être vêtu d'une tenue ressemblant à une de ces curiosités qu'utilisaient certains explorateurs pour demeurer sous l'eau. L'homme au scaphandre ne semblait cependant pas inquiété une seule seconde, bien qu'une certaine surprise s'entendait dans sa voix rauque et métallique.
"Qui aurait cru que quelqu'un puisse résister à mes illusions. Félicitations, Padre. Mais je suis au regret de vous annoncer qu'au vu de votre armement, une collaboration me semble de facto impossible. Me tromperais-je ?
"Pas du tout."
"Dans ce cas, permettez moi de m'excuser, et d'assurer enfin mon rôle d'hôte. Occupez vous de notre invité, chers amis."
…et avant même que le pasteur eut le temps de mettre en joue l'homme au scaphandre, l'ensemble des travailleurs du bateau se jetèrent sur lui. Il en dégagea un d'un coup de crosse, mais ce dernier ne sembla pas sentir une quelconque gêne, en dépit du sang qui coulait abondamment de son nez, et repassa instantanément à l'assaut, suivi d'une dizaine de ses congénères. Cliff eut le temps de faire une prière alors qu'il lâchait sa Winchester.
Tuez-les tous, Dieu reconnaîtra les siens.
Aucun n'eut le temps d'approcher le religieux. Ce dernier avait dégainé ses deux Colts et avait commencé à faire feu à tout va, tirant tout en esquivant les attaques de ses ennemis se faisant de plus en plus nombreux. Chaque balle visait juste, et traversait parfois jusqu'à quatre têtes avant de finir sa course dans un des murs du bateau. Ainsi étaient les Saintes Lames de Palo Alto : mortelles. Et générant leurs balles au fur et à mesure, ce qui ne gênait pas le pasteur une fois les six coups atteints.
Ce dernier avançait lentement, mais avec grâce, esquissant de ses revolvers une danse mortelle, tentant de traverser la salle afin d'atteindre le fameux balcon, et l'homme au scaphandre. S'il le tuait, peut-être que les autres retrouveraient leur état normal. Mais ils étaient encore des dizaines debout, les yeux livides et tentant de l’éviscérer, entre lui et là où avait disparu le maitre des lieux. Tant pis. Alors qu'il avançait dans la poudre, le plomb et le sang, Cliff demandait l'absolution au Tout-Puissant pour chacun des pécheurs qui pavaient désormais son sanglant chemin.
Il réussit à grand peine à pénétrer dans la salle située directement sous le balcon, en fermant à grand peine la porte, qui menaçait de céder face aux assauts des nouvelles troupes fraichement arrivées d'autres parties du bateau. Alors qu'il faisait tomber une armoire pour improviser une barricade, il aperçut l'escalier menant à l'étage supérieur, au fond de la pièce. Il s'empressa d'y courir, et à peine arrivé à l'étage, se retrouva face à face avec l'homme au scaphandre, qui l'empoigna avant de le projeter par un des hublots.
"Hasta la vista, Padre !"
Cliff fut projeté à travers la vitre, atterrissant dans un déluge de verre sur le pont. L'homme au scaphandre sauta à sa suite, décidé à en découdre, et, avant même que Cliff aie le temps de récupérer ses Colts qu'il avait lâchés pendant sa chute, les envoyant voltiger à quelques mètres de là où il avait atterri, lui envoya un fabuleux crochet du droit. Le pasteur fut sonné, mais n'eut pas le temps de se remettre que le titanesque scaphandre s'élançait de nouveau vers lui. Il évita un direct d'un pas de côté, puis un nouveau crochet en balançant son torse vers l'arrière. Par réflexe, il envoya son poing dans la tête du maitre des lieux, mais celui-ci ne rencontra que le métal du scaphandre, arrachant un cri à Cliff, et un rire à son adversaire, qui l'empoigna de nouveau pour le projeter de nouveau sur le sol.
Cliff était dans un sale état. Rien de cassé, mais il aurait du mal à se lever le lendemain. Si lendemain il y avait. Il avisa rapidement la situation. De nouveaux soldats au service du bateau s'approchaient du lieu du combat, tels d'innombrables fourmis attirées par une proie. Ses Colts n'étaient plus très loin, mais il lui faudrait pour cela gagner un peu de temps, le scaphandre étant déjà de nouveau sur lui.
Cliff eut alors une idée.
Il retira son bandana, dévoilant son visage, regardant le maitre des lieux dans les yeux. Celui-ci s'arrêta un instant face au spectacle qui se présentait à lui.
"Qu'est-ce que…?"
Mais c'était déjà trop tard. Le pasteur avait profité de l'instant d'hésitation du scaphandre pour se jeter vers l'un de ses Colts, et, en attrapant un au sol, s'était retourné par une formidable roulade et fit feu à quatre reprises, touchant son adversaire deux fois à la tête et au torse.
Il y eut un bruit effroyable. Tout d'abord, de la fumée s'échappa des impacts de balles du scaphandre, qui commença à se plier sur lui même dans un son strident, comme si soudainement une main invisible avait décidé d'écraser cet être maudit. Puis le bateau commença à tomber en morceau, s'effritant, se brisant, se divisant dans une cacophonie démoniaque.
Cliff récupéra son deuxième Colt, et, alors que les derniers esclaves des lieux reprenaient leurs esprits et que le bateau commençait à couler, revint à l'intérieur de ce dernier, afin d'y récupérer sa précieuse Winchester, lâchée plus tôt.
Alors qu'il récupérait cette dernière, il avait déjà de l'eau jusqu'au genoux, et les dizaines de cadavres de la pièce désormais flottaient de manière lugubre autour de lui, colorant l'eau d'un pourpre morbide. Il fallait sortir vite. Il n'aurait pas le temps de remonter, l'eau était désormais déjà à la moitié de son torse.
Le Père Cliff fit alors feu sur l'un des murs.
Alors qu'il revenait, trempé de la tête au pieds, près de son cheval attaché près du saloon, sa Winchester à la main, le bateau maudit brûlant et s'enfonçant dans le Colorado dans son dos, le Père Cliff entendit une clameur monter. Les rescapés l'avaient retrouvé, on dirait. Il râla en réajustant son masque. Il n'aimait pas ça. Il rangea sa Winchester dans les sacoches de son cheval, à côté d'une petite mandoline, et grimpa sur ce dernier.
Tant pis, il chevaucherait de nuit. Peut-être cela accélèrerait le séchage de ses vêtements.
Alors qu'il était perdu dans ses pensées et prêt à partir, il entendit une voix dans son dos.
"Celui que vous cherchez. Il a dormi ici il y a deux nuits. Il cherche un homme qui tient un saloon, quelque part à deux jours d'ici, à l'Ouest. Une petite ville, qui s'appelle Aleph".
Cliff se retourna sur son cheval. C'était la fille de l'aubergiste. Cette dernière continua.
"L'homme s'appelle Grym. Mais votre gaillard ne sait rien sur sa localisation. Il nous a semblé louche alors nous n'avons rien dit. Et puis nous ne donnons pas l'un des nôtres. Peut-être que vous arriverez avant lui là bas. Dites à Grym que vous venez de la part de Winston. C'est mon père…"
Elle marqua une pause.
"Merci de l'avoir sauvé, ce soir."
Cliff ne répondit pas. Il inclina son chapeau en guise de remerciements, et d'un coup de talon, s'enfuit au galop dans la nuit. Tout cela n'était peut être pas une perte de temps, après tout.
Direction Aleph, désormais.
Ville d'Aleph, deux jours plus tard, dans le Good Old Grym's Saloon
Quand il pénétra dans le Saloon, tous les regards se braquèrent sur lui. Ce n'était pas vraiment l'heure de pointe. Il n'y avait là que le patron, un jeune homme aux cheveux blancs et couverts de balafres, à priori la prochaine cible du tueur, ainsi qu'une femme brune et trois autres clients étranges assis à une table dans l'ombre. Deux d'entre eux étaient également dissimulés sous de longs chapeaux et des bandanas leur remontant jusqu'aux yeux.
Cliff avança, et commanda un whisky, ainsi qu'une chambre, en mentionnant le nom de Winston, ce qui éclaira le visage du balafré, avant d'aller s'asseoir dans un coin, à l'opposé des trois autres clients. Il aimait la tranquillité. Alors qu'il passait, il entendit quelques bribes de conversations des trois acolytes.
- Vous pensez que c'est lui ?
- Shhht, vous verrez bien. Cessez enfin avec vos questions incessantes !
Le pasteur leur jeta un regard méfiant sous ses lunettes teintées, avant de s'affaler élégamment dans une chaise. Le tueur ne semblait pas déjà être là. Tant mieux. Quant au patron du saloon, il lui semblait plutôt sympathique. Mais Cliff avait appris à se méfier des apparences. D'autant que le tueur semblait partager plusieurs points communs avec certaines de ses cibles. D'abord les tatouages de la deuxième victime. Et désormais, les balafres et les cheveux couleur cendre de sa prochaine cible. Quelque chose d'étrange était en train de se produire.
Le patron vint le rejoindre à sa table, histoire de passer le temps.
- Alors comme ça vous connaissez Winston, uh ?
- Sa fille surtout.
- Ah ! En voilà une bonne. Si je m'imaginais que la petite Mahbit allait s'acoquiner avec le Pale Rider !
Le pasteur eut un moment de surprise. Le balafré continua.
- Oh ne vous en faites pas. Tout se sait, quand on est patron de saloon. Surtout quand on en vient à parler du Père Cliff. Sacré palmarès que vous avez, vous savez.
- La plupart est très exagéré.
- Comme toutes les histoires à l'Ouest. Mais même avec cette marge de sécurité sur la crédibilité de la chose, je trouve que vous en avez déjà assez fait pour mériter un peu d'intérêt.
Le balafré marqua une pause, avant de s'incliner vers Cliff.
- Alors, dites moi. Vous êtes si pâle que ça là dessous pour mériter ce titre ?
Il désigna le masque, les lunettes sombres et le chapeau du pasteur.
- Non, rien à voir avec tout ça. Juste une erreur de traduction. Je porte le nom de ma ville d'origine, comme beaucoup d'orphelins. Et c'est comme ça que le "Cavalier de Palo" est devenu le "Cavalier Pale". Rien d'incroyable donc, désolé. Mais ce n'est plus mon nom désormais. Les ordres m'ont nommé Père Cliff, et c'est avec ce nom que je quitterai ce monde.
- Ah, voilà qui est fâcheux. Et moi qui m'attendais à une histoire palpitante ou une anecdote croustillante, vous me décevez, l'ami !
Les portes du saloon claquèrent alors que de nouveaux clients pénétraient dans la salle. Le balafré se leva de table.
- Eh bien, merci tout de même pour le bout de parlotte. Si vous voulez bien m'excuser, faut que j'y r'tourne !
Et il se redirigea vers le comptoir pour prendre les commandes des nouveaux venus. Pendant ce temps Cliff, lui, ne buvait pas, pas plus que les trois acolytes. Quelque chose allait se produire bientôt. Il avait toujours ce genre de pressentiments avant l'arrivée d'une menace. Aussi eu-t-il un mouvement de la main vers l'un de ses Colts, léger et presque imperceptible, lorsque l'un des trois clients, l'un des deux portant un bandana, prit sa canne et monta à l'étage. Surement pour se reposer. Puis il fut suivi rapidement par les deux autres.
Le pasteur hésita un moment, puis se décida à aller prendre un peu de repos également. Il avait chevauché deux jours durant et n'était pas dans le meilleur état possible pour un combat contre une menace capable d'anéantir une ville entière. D'autant plus que son corps était encore douloureux de l'affrontement sur le bateau. Il prit son verre et se dirigea vers sa chambre, où il s'écroula sur son lit.
Il fut réveillé par une secousse. Violente. Aussitôt il dégaina son Colt avant même de se redresser, puis se précipita en dehors de la chambre. Il y avait visiblement des coups de feu. Lorsqu'il arriva dans le saloon, l'ensemble de la salle était dévastée, et un mur entier avait disparu. Cela avait surement un lien avec la secousse qui l'avait réveillé. Il courut jusqu'en dehors du saloon, où la bataille faisait rage. La brune du bar, ainsi que le patron, étaient en train de faire feu sur un homme tatoué et balafré, aux cheveux cendrés… qui était l'exacte copie du patron, à cela près que le tatoué semblait bien plus redoutable, et visiblement un peu plus musclé. Voire même beaucoup.
Le tueur tenait dans sa main une épée dont la lame semblait faite de ténèbres. L'air autour de cette dernière semblait déformé, et la lame elle-même était plus sombre que la nuit qui était tombée sur Aleph. Les balles que tiraient sur lui la brune et Grym ne semblaient rien lui faire. À peine ces dernières pénétraient sa peau que celle-ci se régénérait. Voilà qui compliquait les choses, mais Cliff n'avait pas le temps de réfléchir. La CMO voulait ce type raide. Et il ne connaissait qu'une méthode pour y arriver. Il leva ses flingues et commença à déchainer un torrent de plomb sur l'ennemi. Mais cela n'handicapa qu'à peine ce dernier, qui ne semblait pas souffrir, en plus de régénérer des moindres blessures. Imperturbable, il continuait d'avancer vers le patron du bar, qui, paniqué, rechargeait à grand peine son revolver, tandis que la brune, elle, vidait désespérément sa carabine sur l'homme tatoué sans que celui-ci ne la regarde même pas.
Le tueur ne semblait être intéressé que par son sosie. La belle affaire ! S'il ignorait Cliff, ce dernier se mettrait entre lui et la victime.
Tout en tirant, le pasteur courut pour intercepter le tueur. Mais aussitôt arrivé à son contact, ce dernier lui décocha un coup en pleine poitrine qui l'envoya voler dans la devanture d'un magasin à plusieurs mètres de là. Cette fois-ci, c'était sûr, il avait les côtes cassées, et quelques entailles au main à cause de la vitrine qu'il venait de traverser. Il cracha du sang dans son bandana, générant une petite tâche pourpre sur ce dernier.
Alors qu'il se relevait à grand peine, il entendit crier.
- Barthélémy, NON !
L'homme à la canne s'était apparemment lui aussi réveillé, suivi de ses deux autres compères, et cette fois-ci, tous étaient à visage découvert. L'un d'entre eux, le plus à la traine, avait également le visage couvert de cicatrices.
Le dénommé Barthélémy avait dégainé de sa canne une lame qui semblait vibrer. Il décocha d'un geste ample une taillade dans les airs qui partit droit vers le tueur, comme une onde de choc. Ce dernier esquiva aisément cette attaque, qui laissa un profond sillon fumant dans le sol. Enfin. Quelqu'un avait attiré l'attention du tatoué. Intérieurement, Cliff remercia Barthélémy.
Profitant de cette diversion, Grym avait récupéré un sabre de cavalerie, étant désormais à court de balles, et approcha le tueur avec. Ce dernier, encore sur ses appuis suite à l'esquive de l'attaque de Barthélémy, frappa de taille le patron du saloon, qui évita à grand peine, mais qui réussit à planter la pointe de son sabre dans l’œil de son assaillant. Le tatoué sembla ne pas en prendre compte, et trancha la lame du sabre avec celle de ténèbres, comme si c'était du beurre, avant d'infliger une sale blessure au côté de Grym, qui esquiva de justesse une attaque fatale. Le tatoué tenta d'enchainer un combo, mais trop tard. Barthélémy était sur lui, et le taillada deux fois, à l’œil et à la hanche, d'un mouvement fluide et stylisé. Les blessures semblèrent bruler une fois infligées, ralentissant un peu la régénération infernale du tatoué qui tentait désormais de trancher Barthélémy. Celui-ci sentit le coup venir et para la lame de ténèbre avec la sienne, qui, à la différence du sabre de Grym, tint bon.
Le tatoué eut l'air surpris, et pour la première fois du combat laissa transparaitre une émotion. Mais très vite son visage redevint froid, et son regard porté sur Barthélémy, et Barthélémy uniquement.
Cliff avait désormais compris. Barthélémy venait de passer de nuisance à menace pour le tatoué. Peu importe de quoi était fait sa lame, mais elle était dangereuse pour le tueur.
C'était un allié providentiel.
Le pasteur continua à tirer sur le tatoué immortel, ce qui freinait ses assauts sur Barthélémy, qui, en dépit de son placement parfait, comme s'il semblait savoir ce qui allait se passer, peinait à s'en tirer tant le tatoué était rapide et dominait le combat.
Grym, lui, paniquait. Il contemplait sa blessure, qui saignait abondamment, et dont l'hémorragie ne semblait pas vouloir s'arrêter. Il échangea un regard lourd de sens avec la brune qui semblait tout aussi affolée que lui.
Cliff arriva au corps à corps, alors que Grym venait de nouveau de planter son sabre dans le dos du tatoué à grand peine, une main faisant toujours pression sur sa blessure. La brune, elle, avait rechargé, et tirait de nouveau. C'était du quatre contre un, et pourtant, leur adversaire ne semblait n'éprouver ni difficultés ni fatigue.
C'est lorsque Barthélémy fut projeté dans les airs par un coup de pied remontant du tueur, et Grym se fit transpercer par la lame de ténèbres, que Cliff comprit.
"On va tous y rester."
Alors que Grym s'effondrait, le tueur fit volte face, et se dirigea droit vers Barthélémy. Il n'était ni pressé, ni sauvage, dans sa démarche. Il avançait juste, de façon inarrêtable, vers le destin funeste de cet allié d'un soir. Cliff continua de faire feu, mais en vain. À peine eut-il droit à un regard rapide du tatoué.
Barthélémy s'était relevé, et s'était remis en garde. Mais cela n'augurait rien de bon. La brune, elle, semblait pleurer auprès du patron de bar qui disait ses derniers mots. :
- Ne…pas…fuis…
Alors que le tatoué menait la vie dure à Barthélémy, qui était de plus en plus court sur ses esquives et contres, il y eut un tremblement soudain. Puis un bruit, tel un long râle sombre d'une créature venue de temps aujourd'hui oubliés.
Dans une allée perpendiculaire à la rue centrale où se déroulait le combat, Cliff vit une forme gigantesque, aux allures canines bien qu'humanoïde, dans l'obscurité de l'allée. Il entendit quelques mots avant de voir un cercle de flammes jaillir du sol. Et soudain l'enfer se déchaina. Du cercle de flammes, qui semblait donner sur un au-delà funeste, surgirent des dizaines et des centaines de formes éthérées, humaines et torturées, qui se jetèrent sur le tatoué, qui s'apprêtait à exécuter Barthélémy.
Ces formes formèrent un tourbillon autour du tueur, tourbillon morbide qui ne cessait de grossir alors que le flot incessant d'apparitions continuait de plus belle à sortir du cercle, avant de lancer l'assaut sur le tueur.
Elles lui arrachaient des lambeaux de chair alors qu'elles se précipitaient sur lui, mais pour chaque griffure ou morsure des créatures des ténèbres, il en tranchait vingt de sa lame noire, évaporant ainsi les spectres.
Alors que la bataille faisait rage entre spectres et tueur tatoué, Cliff entendit crier
- BRUCE, MAINTENANT !
Il vit le troisième acolyte relever Barthélémy et le guider vers l'allée d'où provenaient les spectres, avant de se retourner et de courir vers lui. Le dénommé Bruce, la soixantaine bien entamée, tendit la main au pasteur.
- Venez avec moi si vous voulez vivre !
Cliff n'eut pas à réfléchir. Il n'y aurait plus rien à gagner ici. Il saisit la main de Bruce, qui le releva, avant de courir à sa suite vers l'allée. Il y vit Barthélémy et le dernier membre du trio dont les deux mains, en flammes, étaient visiblement à l'origine du portail au sol. Cliff jeta un regard de l'autre côté du portail alors qu'il passait à côté et y vit un spectacle cauchemardesque que nous ne saurions décrire ici. Bruce cria
- ET MAINTENANT ?
L'homme au portail jeta un regard noir à Barthélémy, avant de dégager péniblement une de ses mains du cercle de flamme, qui commença à réduire fortement de taille, pour la tendre vers le mur du bâtiment le plus proche. Il ferma les yeux, et un nouveau portail commença à s'ouvrir, vers ce qui semblait être une librairie. Il gueula.
- VITE. PAR LE PORTAIL. MAINTENANT.
Barthélémy, puis Bruce passèrent à travers. L'homme aux portails regarda Cliff droit dans les yeux.
- Ca vaut pour vous aussi. VITE ! Le cercle se réduit, il n'y aura bientôt plus assez de spectres pour l'immobiliser.
En effet, le tueur, toujours au milieu du tourbillon infernal, semblait se rapprocher lentement, mais surement. Cliff n'hésita pas plus et sauta à travers le portail.
Une fois de l'autre côté, il y retrouva Barthélémy et Bruce affaissés contre des étagères. Ces derniers le regardèrent.
- Et Frémont ?
Le dénommé Frémont, visiblement l'homme aux portails, venait de dégager douloureusement sa deuxième main du cercle de flammes, qui commença à disparaitre. Il sembla exténué, aussi ses mouvements étaient lents, et il eut de la peine à atteindre le portail vers la librairie.
Mais au moment où il mit un pied à travers le portail, le tueur apparu derrière lui, la lame de ténèbres brandie dans les airs, prête à s'abattre sur un Frémont insouciant.
Barthélémy amorça un mouvement avec sa lame, mais même avec l'onde de choc, il serait trop tard. Bruce contempla la scène, figé de stupeur. Cliff n'eut pas le temps de viser.
La lame s'abattit sur Frémont.
Mais ne le toucha pas.
Le tueur s'était arrêté net. Le sabre brisé de Grym traversant la base de sa nuque jusqu'à son oeil droit, il avait été paralysé un court instant.
Derrière lui, la brune du bar, l’œil sauvage et furieux, encore embué de larmes, avait retenu son bras tout en le poignardant. D'un souffle rauque, elle murmura à l'oreille du tueur :
"Qui les Dragons cherche…"
… mais elle n'eut pas le temps de finir. Le bourreau se débarrassa de sa prise, se retourna, et l'embrocha à son tour. Dans le dos du meurtrier, le portail vers la librairie se refermait, avec en son sein Frémont, Bruce, Cliff et Barthélémy. Il n'était déjà plus que d'une dizaine de centimètres de largeur, mais le tueur y passa quand même sa main. Celle-ci fut découpée par le portail se refermant, tombant sur le sol, tel un sinistre souvenir de cette soirée sanglante.
Sur l'avant bras de celle-ci, on pouvait y lire le chiffre "243".
Frémont se retourna, après avoir repris son souffle. Il tendit une main dans les airs, comme pour apaiser l’atmosphère.
- Tout va bien. Il ne peut pas nous suivre ici.
Il prit une seconde de plus pour respirer à fond. Ses bras, brulés, commençaient, eux aussi, à se régénérer. Dans quoi Cliff était-il tombé ?
Avant que le pasteur aie la chance de poser la moindre question, Frémont repris la parole.
- Voilà. Vous savez maintenant ce que nous affrontons. Je vous présente le Boucher. L'arme de l'Ennemi, celle qui manie la Lame Polie, et qui tue depuis des millénaires les Quatre Gardiens de chacun des mondes de l'Yggdrasil. Il y a fort à parier que votre monde subira bientôt le même sort que celui de Barthélémy. Je suis désolé.
Cliff fut interloqué. Il ne comprenait rien. Frémont continua, tout en ramassant la main qui gisait au sol dans une flaque de sang.
- Regardez mieux. C'est bien pire que ce que je pensais. Cela réduit considérablement le temps que nous avons devant nous. Cela vous dit quelque chose, Bruce ?
Il tendit la main au dénommé Bruce qui y vit, entre tatouages représentant des démons grimaçants, le chiffre 243.
- On dirait…
- La marque de SCP-018-FR. Il y a fort à parier qu'il l'utilise pour accomplir au plus vite sa triste besogne. Et nous ne pouvons pas l'arrêter. Nous ne DEVONS PAS risquer de tenter de l'arrêter. Nous ne pouvons pas sauver les Gardiens de toutes les branches. Seul compte le Tronc. Nous n'avons pas perdu que du temps ce soir, mais aussi de nombreuses âmes qui auraient pu être utiles lors du grand final. Peut être avons nous perdu la guerre à cause de la bataille d'aujourd'hui.
En prononçant ces mots, il jeta un regard noir à Barthélémy, qui baissa les yeux. Bruce, lui, semblait interrogatif.
- Mais, ces âmes…
- Venaient des Terres. Je ne peux pas ramener leur corps, juste donner un peu du mien aux âmes avec un désir de vengeance brûlant. Mais cela me demande beaucoup de forces. Je ne pensais pas utiliser ça avant la dernière bataille.
- Donc tous ces spectres…
- C'étaient les victimes du Boucher. Oui. Et il y en a beaucoup d'autres qui attendent leur tour.
Il y eut un nouveau silence.
- Excusez moi.
Cliff avait enfin pu reprendre la parole.
- Pouvez vous m'expliquer ce qu'il se passe depuis le début de cette foutue soirée ?
Frémont soupira.
- Toutes mes excuses pour mes manières cavalières. Il est vrai que cette soirée peut vous sembler étrange, mais ne vous y trompez pas, cher ami. Tout ceci est prévu depuis bien plus longtemps que nous ne le pensons tous. Vous êtes une singularité. Jamais aucun membre de la CMO n'a pénétré dans la Bibliothèque avant ce jour.
Le pasteur fut surpris. Comment savait-il pour la CMO ? L'homme aux portails continua.
- À partir d'aujourd'hui, vous serez Pierre. Vous ne pourrez pas utiliser votre vrai nom ailleurs qu'avec nous. Vous chevaucherez avec nous durant la dernière bataille de ce temps. Félicitations, vous êtes l'un des nôtres. Et vos talents nous seront utiles dans le combat à venir.
- Que voulez vous dire ?
- L'être que vous avez combattu il y a deux soirs, sur le bateau. Il en existe une version bien plus redoutable qui a pris possession d'une partie de ces lieux et qui est en train de préparer un sombre plan. Je suis insensible à la magie. Mais mes sens peuvent être dupés. J'ai besoin de vous pour être mes yeux dans un océan d'illusions. Pour sauver le multivers de ce que vous avez vu ce soir. Vous êtes bien insensible aux anomalies mémétiques et autres illusions, pas vrai ?
- Comment savez vous tout cela ? Qui êtes vous ?
Frémont sourit.
- Je m'appelle Jean de Frémont. Ce que je sais, je le tiens de sources qui vous dépassent, Pale Rider.
Il marqua une autre pause.
- …Ou devrais-je dire, "Palo Alto" Cliff ?