La Fuite

L'agent Ralf Holzman avait grimacé en recevant ses ordres de mission. Aïe. Les choses s'étaient donc envenimées à ce point.

La situation actuelle de la Fondation SCP n'était pas un mystère. Dans les airs planaient sans cesse des relents putréfiés d'un conflit encore inavoué, juste sous le nez des citoyens complètement aveugles et inconscients des enjeux de ce siècle. Mais rien n'était encore joué : les alliances se nouaient, se dénouaient, le danger affluait et reculait dans un ballet imprévisible, continuellement. À travers les rapports que le responsable de la sécurité lisait quotidiennement se dessinait cette valse inquiétante, sans qu'il puisse mettre le doigt sur le lieu de sa chute, l'endroit où elle se finirait. Personne, à vrai dire, ne le pouvait. Le jeu des puissants avance souvent par balbutiement, il tâte, se brise, se perd sur la volonté d'autres acteurs de force égale.

Et aujourd'hui, le vent portait clairement l'odeur des pots cassés et de la désertion la plus pure et simple.

Son équipe devait évacuer l'une des têtes de l'organisation, Madame Addison, vers un lieu sûr. En l’occurrence, un petit pays d'Afrique au nom censuré sur le fichier de mission. Ralf espérait de tout son cœur que cela n'était pas dans une région trop chaude : habitué qu'il était aux températures parfois prononcées de Pologne, son pays d'enfance, la chaleur le perturbait fortement. Les autres membres de sa FIM, par un pur hasard, venaient tous des régions chaudes : Marie était née à la frontière de l'Italie, Louis venait de Nice, Nour avait vécu toutes ses jeunes années au Liban… Et ainsi de suite.

« – Êtes-vous sûr que tout est prêt sur place, monsieur Holman ? »

Il releva les yeux, agacés, vers ce qui était techniquement sa supérieure hiérarchique. L'agent n'avait jamais porté une grande affection à cette femme grande et hautaine, et cela était largement réciproque. Elle prenait toujours grand soin de déformer son prénom d'origine étrangère, bien qu'il ne soit dans l'absolu pas véritablement difficile à prononcer.

« – Affirmatif, madame. Je suis en liaison directe avec votre pilote, il m'assure que la situation est sous contrôle. Aucune trace d'hostilité quelconque.
– Bien. C'est déjà assez contrariant de devoir abandonner comme ça tous mes travaux, autant faire en sorte que cette opération se déroule bien. »

Et nous dans tout ça ?

La mission portait en mention « déploiement en terrain éloigné pour une durée prolongée et indéterminée » : ce n'était pas pour rien que Ralf avait sélectionné pour cette mission ses agents les plus volatiles, autonomes, indépendants. Il avait écarté de nombreux profils pour le simple prétexte que ces derniers étaient mariés, engagés, même simplement installés sur le long terme avec des amis chers.

Et pourtant, abandonner son foyer n'était pas quelque chose qu'il aurait cru faire un jour dans sa vie. Ni ceux qui l'accompagnaient.

Bah. Au moins, il avait l'avantage de ne pas embarquer seul dans cette aventure, avec des confrères et consœurs estimées et appréciées. Addison semblait quitter la France comme elle y avait vécu, en tailleur inconfortable, des dossiers plein les bagages, et surtout, seule. Quelque part, elle était plus à plaindre ; et pour cette raison, il se força à être aimable, sans toutefois faire la conversation – elle n'avait visiblement pas envie

Il reçut sur l'ordinateur ouvert devant lui un message entrant, constitué d'une simple ligne.

Les objets de premières importances sont sur le point de largage du colis. Tout va bien par-delà le ciel.

Rodé qu'il était à cet exercice, Ralf ne mit pas longtemps à indiquer à son « colis » que les agents de Primordial étaient bien arrivés en Afrique, et que si le ciel n'était pas concerné, rien d'anormal n'avait été signalé de l'autre côté de la mer.
Le ton était morne et cassant, toutefois.

Voilà une autre raison expliquant son indéfectible mauvaise humeur. Tout dans cette mission donnait une impression de secret non avoué, de caractère officieux, de dissimulations politiques crasses. Le mystère environnant l'opération n'était pas au goût du militaire ; il ne comprenait pas pourquoi Primordial, ce groupuscule constitué d'un genre de mercenaires-gardiens très particuliers (et très imbus d'eux même selon sa propre opinion), se retrouvait à assurer la défense d'un élément de la Fondation sur le terrain ; ceci alors même que des agents de la Fondation avaient été déployés en même temps que ce dernier pour le protéger de tout péril. Ralf était blessé dans son orgueil certes, mais surtout, cela ne collait pas. En y ajoutant la vitesse et la maladresse avec lesquelles le tout s'était organisé, chose auxquelles, en tant que professionnel, il n'était pas habitué le moins du monde, le mystère s'épaississait de plus en plus.

Ses doigts, indépendamment de son état d'âme, se mirent à pianoter sur le clavier.

Bien reçu. Le colis est bientôt sur place. Vous serez averti quand la roue se mettra à tourner.

« – On arrive, reçut-il dans le même temps dans son oreillette. »

Il regarda à travers la fenêtre teintée : effectivement, le petit aéroport privé était en vue, un bête hangar à l'apparence insignifiante et délabrée. La corvée que représentait ce voyage ne faisait que commencer cependant : l'Afrique n'était pas exactement la porte d'à côté.

Seule satisfaction, ses agents étaient motivés et irréprochables. Les contrôles de périmètre, d'identité, de sécurité se déroulèrent sans un accroc. Tout était en ordre, tout le monde était prêt au départ. Seul ce mauvais pressentiment semblait vouloir troubler la fête.

Vint le moment de monter à bord de l'avion. Toute l'équipe ouvra grand les yeux : le seul coucou qui se trouvait là ne semblait absolument pas adapté pour transporter les éléments de la Fondation. Ralf, perplexe, se creusa la tête.

« – Quand arriveront les autres transports ? demanda-t-il finalement. »

Madame Addison ne lui jeta qu'un coup d’œil en coin.

« – Il n'y aura pas d'autres transports.
– … Quels sont nos ordres, du coup ?
– Rester sur place.
– Combien de temps ?
– Vous le saurez bien assez tôt quand viendra le temps de partir. »

Elle se tourna vers lui, tendant dans le même mouvement une liasse de dossier. Sans comprendre, Ralf les prit et se mit à les lire. Il haussa un sourcil : il s'agissait d'une suite d'instructions intimant aux agents d'apprendre sur le bout des doigts un récit fictif établissant que leur supérieure avait fuit en Indonésie, suite à quoi il leur faudrait brûler le document présentement lu.
Il comprit.

« – Nous ne partons pas avec vous. Nous restons en France.
– En effet Monsieur Holman.
– Pour couvrir vos traces. »

Sa supérieure hiérarchique ne répondit pas immédiatement, se contentant de regarder sa montre avec ennui.

« – Si j'en crois leur efficacité usuelle, les forces de l'ordre seront là dans quelques heures tout au plus, pour appréhender un grand nombre d'individus armés aux objectifs potentiellement terroristes. Vous ne devrez pas résister à votre arrestation. Ils savent qui vous êtes, ne soyez donc pas timides. Votre mission sera de leur révéler le moins d'informations possibles sur la Fondation et ma situation… Ou du moins, le moins d'informations véridiques.
– Le gouvernement n'a jamais arrêté des agents de la Fondation. Ils n'oseraient pas.
– Je pense au contraire qu'ils en seraient ravis. Les temps changent, Monsieur Holman. Bientôt, il se pourrait que les relations entre la France et notre organisation ne soient plus au beau fixe.
– C'est la pire affectation que j'ai jamais reçue en toute une carrière.
– Mais vous obéirez aux ordres, n'est-ce pas. Vous et vos hommes. C'est pour ça qu'on vous paye, oui ou non ? »

Les paumes de l'agent broyaient sans délicatesse les contours grossiers du dossier. Il lui sembla s'érafler l'index sur une feuille revêche ; il n'en avait cure.
Tout s'expliquait. On les avait choisis, eux, les solitaires, les dévoués, ceux dont la Fondation était le seul univers, la seule raison de vivre.

Monde pourri.

« – Oui, répondit-il pourtant sans laisser échapper aucun de ses noirs sentiments.
– Bien. Je n'en attendais pas moins de vous… Monsieur Holzman. »

Il ne répondit pas. Elle avait enfin fait l'effort de bien prononcer son nom, mais cela ne lui procura nulle satisfaction, nul sourire.
Il avait plutôt l'impression de voir son patronyme souillé sous ses yeux.

« – Il est temps d'y aller, Madame ! s'exclama le pilote de l'avion, complètement étranger à leur discussion.
– J'arrive, se borna-t-elle à répondre. »

Et, sans un regard, sans un mot de remerciement ou d'encouragement, elle planta là les femmes et les hommes qui allaient donner leur liberté pour la sienne.
La mort dans l'âme, Ralf se tourna vers les agents dont il avait la responsabilité. Tous avaient assisté à l'échange.

« – Qu'est-ce qu'on fait, chef ? demanda Nour, les premières lueurs d'un incendie rebelle dans ses yeux. »

Le responsable de l'opération la fit bien vite déchanter.

« – Notre devoir. On établit un périmètre, on secoue un peu nos confrères du gouvernement… et on se rend. »

La mort dans l'âme, les agents mirent la sécurité sur leurs armes à feu.


L'intérieur de l'avion était bien plus luxueux que l'extérieur ne laissait deviner. Assise dans un fauteuil confortable, sa ceinture en croix bien attachée le long de sa poitrine, Madame Addison observait par le hublot la danse des nuages, l'air distrait.

« – Satisfaite du service ? »

En réprimant un soupir d'agacement, la femme tourna la tête pour se retrouver face à la personne ayant prononcé ces mots. Cette dernière était menue, vêtue d'élégants vêtements amples et aux doux accents verts. Sa voix était marquée par des intonations étrangères très prononcées, que l'employée de la Fondation estimait provenir d'une région brésilienne, probablement du Nord.

« – Vous avez fait attention aux détails, concéda-t-elle tout en promenant son regard sur les décorations de l'ensemble, les teintes crèmes et beiges des sièges et des revêtements, surtout sur la bouteille de champagne que son interlocutrice lui présentait présentement. »

Avec un sourire d'hôtesse de l'air, l'intéressée versa du liquide pétillant dans deux verres en cristal, et lui destina le mieux rempli. Elle s'en empara avec un hochement de tête poli, et le porta à ses lèvres.

« – Délicieux.
– En effet. Nous aurions peut-être dû en laisser une bouteille aux agents avant de les quitter. Quel dommage. »

Les doigts de la fautive se crispèrent sur la tige transparente de son verre.

« – Ils sont en service. Ils n'auraient pas pu en profiter.
– Oh, en service ? Je pensais que vous le leur aviez dit. »

Mal à l'aise, Addison dissimula son sentiment en buvant une large gorgée de champagne.

« – Cela n'aurait fait aucun bien.
– Donc ils ne savent pas. Ils ignorent que ce n'est pas pour la Fondation qu'ils travaillent, mais bien pour vous. Qu'ils vous aident involontairement à déserter votre tâche, votre pays et votre devoir.
– Je ne vous paye pas pour me juger, mais pour m'emmener en lieu sûr. Contentez-vous de faire ça. Vous êtes des mercenaires professionnels, non ? »

Le sourire de la représentante de Primordial s'élargit de façon ostentatoire.

« – En effet. »

Addison termina son verre d'un trait sec, avant de le reposer et de se replonger dans la contemplation du ciel.

« – Quand arrivons-nous en Afrique ?
– Nous n'allons pas en Afrique. »

La déserteuse ne réagit pas immédiatement, le temps de donner à son visage sous le choc une contenance. Elle finit par tourner la tête, de nouveau, vers son interlocutrice.

« – Je vous demande pardon ?
– J'ai dit : nous n'allons pas en Afrique.
– C'est pourtant pour cela que j'ai payé Primordial. »

La jeune femme se cala dans son siège avec très peu de professionnalisme. Elle affichait un sourire satisfait sur ses lèvres épaisses.

« – Oui. Mais la Fondation, elle, nous a payé pour que vous restiez en France. Et le gouvernement, lui, pour que nous vous remettions à lui. Triple prime, triple payement, triple revenus. Vous l'avez dit vous-même : des professionnels. »

Addison ne sut pas que répondre. Elle ne comprenait pas précisément ce qu'il allait se passer.

« – Quoi que vous ayez été payée pour ma capture, je vous offre le double, finit-elle par déclarer à la hâte. »

Le regard de la mercenaire se durcit.

« – Navrée madame Addison. Primordial a beau être une organisation de mercenaire, nous avons un code d'éthique. Et surtout, des accords avec la Fondation comme le gouvernement. Nous n'allions pas les trahir ainsi pour vos beaux yeux. »

Et, profitant de l'abrutissement de sa partenaire de joute verbale, elle assena avec un malin plaisir :

« – De plus, vous ne pensiez tout de même pas pouvoir doubler la Fondation ? Votre petit projet de fuite n'a vu le jour qu'en raison de leur bon vouloir. Ils ne voudraient pas voir disparaître dans la nature tous leurs supérieurs hiérarchiques, ainsi que les secrets hautement sensibles qu'ils détiennent, hum ?
– Vous les trahissez aussi, répliqua Addison en tentant de dominer les battements éperdus de son cœur, et de trouver une solution à la situation épineuse dans laquelle elle venait de se fourrer. Vous allez me livrer au gouvernement. Clairement, Primordial a choisi son camp dans le conflit qui s'annonce.
– Pas exactement, non. »

Son sourire s'était fait carnassier. Elle indiqua d'un mouvement du bras les deux verres de cristal. Elle n'avait pas touché au sien.

« – La solution que vous venez d'ingérer est un mélange de mon cru bourré de sortilèges en tous genres : le gouvernement a beau se targuer d'être à la pointe des innovations, l'anormal demeure pour eux un domaine encore mystérieux. Forcément, lorsque l'on se repose pour cela sur une organisation mondiale omniprésente, et ce depuis plusieurs siècles…
– Quel mélange ? se troubla la victime, qui n'avait retenu de son discours que ces deux petits mots.
– Dans deux jours, vous serez victime d'une attaque cérébrale. Elle n'aura aucun effet sur vos capacités motrices, mais je crains néanmoins que vos capacités de réflexion et d'expression ne la supportent mal. Quel dommage pour le gouvernement français… Vous ne serez plus à même de leur révéler tous vos petits secrets. »

Horrifiée, Addison voulut se détacher pour se lever, faire un esclandre, peut-être même frapper cette insupportable bourreau ; la boucle de sa ceinture se retrouva soudainement bloquée… verrouillée.

« – J'ai deux jours, menaça-t-elle d'une voix tremblante. Deux jours pour tout balancer sur votre petite machinerie. Deux jours pour exposer au public la Fondation toute entière. Si vous ne me guérissez pas immédiatement…
– Oh, non. Non non non non non. Vous faisiez partie des hautes sphères de votre organisation. Vous savez mieux que moi ce qui arrive à ceux qui parlent. Surtout lorsque l'on vient de boire un verre ensorcelé. Ce serait dommage qu'un mot de trop transforme votre langue en chocolat, hmm ? Une petite touche sucrée, si rapidement fondue, dans le cauchemar qui vous attend. »

La mercenaire se pencha en avant. Ses yeux étaient froids, insensibles.

« – Qu'est-ce que vous aviez dit à Ralf ? Ah, oui…. Votre mission sera de leur révéler le moins d'informations possibles sur la Fondation. De vous taire, en somme. »

Tremblante, la supérieure hiérarchique, maintenant impuissante, se savait prise au piège. Elle ne dit mot. Son interlocutrice en profita pour continuer, impitoyable :

« – Je sais que vous n'en aurez rien à faire, mais sachez que ce ne sont pas les agents du gouvernements qui ont accueillis vos collègues à l'aéroport. Nous leur avons donné à chacun un choix : un billet aller pour l'Afrique loin de la Fondation et du conflit qui s'annonce, ou la liberté de retourner sur leur lieu de travail sans aucune conséquence. Je regrette presque qu'ils aient tous dit choisi cette dernière option. De telles recrues auraient été inespérées pour notre organisation. Ils sont loyaux. Eux. »

Le piège était énoncé, s'était refermé comme un battant de fenêtre sur le papillon. La mercenaire se leva, elle qui n'était pas restreinte par des liens. Elle n'émanait plus aucune once de bonne humeur.

« – Sur ce, je vous laisse. Je dois me préparer pour la transaction prochaine de votre personne. Bon voyage. »

Et sur ce, elle quitta le lobby de voyage. Addison se mordit la lèvre.
Il n'était plus question de fuir maintenant.

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