Krong Samraong, près de la frontière Thaïlandaise.
Appuyée sur la selle de sa moto, à côté de sa valise, Sorya bailla. La nuit avait été plus longue que prévue. Un peu plus loin, Sarak scrutait la route, imperturbable. Chaque véhicule passé ces deux dernières heures avait été soumis au regard inquisiteur de l'homme, mais aucun n'avait visiblement satisfait le colosse tatoué. Elle s'étira la nuque dans une volonté à peine dissimulée de rester éveillée.
Il n'y a pas à dire, on s'ennuyait ferme.
Après l'adrénaline d'une nuit complète à préparer le matériel en urgence pour ce qui fut et sera sans doute sa plus grosse commande, l'accalmie présente faisait pâle figure, donnant une parfaite occasion de lâcher la pression là où il fallait justement la conserver.
Elle ferma les yeux un moment, profitant malgré elle d'un moment d'égarement.
"C'était eux".
Et merde.
L'homme revint vers elle à grandes enjambées alors qu'une camionnette blanche s'éloignait sur la route. Elle se leva d'un bond et commença à ouvrir un à un les verrous de la valise. Il tira de sa poche une photographie et un stylo. Alignés en rang d'oignons, plusieurs hommes en uniforme prenaient la pose, stoïques. À côté de chaque visage, on avait annoté un nom, au stylo. Il en entoura deux et avant qu'elle ne puisse ouvrir la caisse, il lui tendit la feuille.
"Finis juste par les deux types que j'ai entourés. Les premiers morts fouteront le bordel chez eux et le temps qu'ils comprennent, on devrait être tranquille pour les nôtres."
Elle ouvrit la valise, dévoilant plusieurs poupées d'argiles rangées dans des alvéoles. Autour du cou de chacune figurait une étiquette. Sorya se mit à les parcourir frénétiquement à la recherche des deux noms entourés et mit finalement deux d'entre elles de côté. Elle sortit d'une sacoche une poignée de clous et commença, méthodiquement, à les planter un par un dans chaque poupée.
"T'es sûr de pas partir maintenant ? Tu pourrais facilement les perdre, demanda-t-elle, inquiète.
— Ne t'en fais pas pour ça."
Comme à son habitude, le ton était froid, sûr de lui. Elle haussa les épaules et reprit sa besogne.
" T'as quand même de la chance que j'ai eu les réserves pour…
— Et toi de pouvoir payer ta dette en une seule fois.
— Pas faux."
Une fois le dernier clou planté, elle referma la valise et se releva en se dépoussiérant.
"Faudra quand même que tu m'expliques comment t'as fait pour réussir un coup pareil…
— Suffit de fouiller un peu, trouver la bonne personne, l'homme en commun à tous tes problèmes et de faire pression dessus, répondit le colosse, distant.
— L'officier supérieur ?
— Non, le coiffeur de l'unité. Bientôt papa." précisa-t il en enfourchant sa bécane.
Sorya et Sarak roulèrent côte à côte une dizaine de kilomètres, avant que l'homme ne lui fasse signe de changer de direction. Ils s'engagèrent sur une petite route de terre, avant de trouver la camionnette blanche, arrêtée sur le bas côté. Une fois la béquille posée, l'homme sortit un Walther PPK de sa veste et s'approcha de la camionnette. Deux hommes inconscients étaient visibles dans l'habitacle : il tira deux balles au travers de la vitre, l'éclatant au passage, pour achever les malheureux.
"Par sécurité" lui glissa-t-il en passant la main au travers pour ouvrir la portière.
En quelques secondes, les portes étaient toutes déverrouillées et Sorya s'engouffrait à l'arrière. Plusieurs caisses étaient accrochées par des sangles, qu'elle retira rapidement pour les étaler en dehors du véhicule. Rapidement, le colosse la rejoignit, avec les clefs des cadenas, sans doute récupérées sur l'un des deux morts. Ils ouvrirent rapidement l'ensemble de la cargaison, à la recherche de ce qui les avait motivés à mettre en place cette opération. Après avoir profité de l'occasion pour mettre de côté un ou deux objets particulièrement prometteurs, les deux comparses sourirent. Bien emballé, un grand livre noir à l'allure sinistre se dévoilait enfin. L'homme prit un chiffon et le ramassa, en prenant grand soin de ne pas toucher directement le grimoire. Il l'examina pendant quelques secondes, avant de le lui tendre.
"C'est maudit, je ne me risquerais pas à l'ouvrir, je ne connais pas toutes les inscriptions. Ça te dit quelque chose ?"
Elle jeta un coup d'œil rapide.
"Un peu.
— Et comment on l'ouvre ? Tu peux le faire ?
— Non.
— Il te faut quoi ?
— Le premier fils héritier de l'autre con, apparemment. Il en a un ?
— Non. T'as pas autre chose ?
— Non.
— Vraiment rien d'autre ?
— Vraiment rien.
— Et je risque quoi si je l'ouvre ?
— La perte du livre et au minimum de ton bras, si tu as de la chance."
Un silence passa. Il recouvrit le livre du chiffon et repartit vers sa moto.
"Tu te charges de prévenir l'association, pour le recouvrement de ma dette ? Demanda t-elle.
— Je m'en charge, ne panique pas.
— Et tu comptes faire quoi pour le livre ?
— Pas ton problème.
— T'as pas encore d'idée, hein ?
— Non. Mais c'est comme tout, suffit de fouiller… Et de trouver la bonne personne."
Incident n° 058-2019
Date : 01/04/2019
Membre(s) du personnel concerné(s) : 4e unité de la FIM Sasna.
Description de l'incident : À onze heures quatre (11h 04min), la major Kirtikawa se présente à l'infirmerie, déclarant être victime de forts maux de ventres. Dans les minutes suivantes, l'ensemble du groupe d'intervention se présente également, tous possédant les mêmes symptômes. Une échographie démontra l'existence de plusieurs perforations stomacales et ceci, chez tous les sujets auscultés. Opérés dans l'urgence, seuls treize des vingt-quatre membres purent être sauvés, dont deux se trouvant toujours dans un état grave.
Conséquence(s) de l'incident : Décès de onze agents, indisponibilité de l'infirmerie et du bloc opératoire pendant quarante-huit heures. De plus, deux membres de l'unité étaient alors en mission de transport pour rallier le Site-36BM avec plusieurs objets occultes saisis lors de l'opération “Lampe Torche”. Leur véhicule de couverture a été retrouvé pillé, les deux agents abattus par une balle de petit calibre en plus des perforations stomacales. L'enquête est en cours. L'implication du groupe d'intérêt “L'Association des Utilisateurs de Magie Noire” est presque certaine.
Note additionnelle : Pour des raisons de sécurité, merci de privilégier les convois blindés aux convois sous couverture civile pendant toutes la durée de l'enquête. - Dr ███████.