La Chute d'un Temple

Le moteur de la grosse voiture grise d'Oncle Len vrombit paisiblement. Dehors, le monde est d'un noir humide d'encre fraîche, percé du passage régulier des réverbères orangés. Je remue, piégée dans ce demi-sommeil qui laisse encore espérer un retour dans les profondeurs oniriques. Le tiraillement de la ceinture de sécurité sur mon cou alors que ma joue glisse sur le cuir lisse et parfumé de la banquette arrière finit par m'arracher définitivement aux griffes de Morphée. Les paupières encore lourdes, je tourne mon regard fatigué vers le siège conducteur. Oncle Len fixe la route de ses petits yeux noirs sans ciller. Je baille. Un sourire vient éclairer le visage rebondi.
"Tu as bien dormi à ce que je vois. Tu en avais bien besoin."
C'est vrai que nous sommes partis de la Maison tôt ce matin. Je me demande comment vont Tante, Mei, Yan et Bao. Si seulement Bao était là, il aurait su me rassurer. Mais Oncle Len ne voulait prendre qu'une personne et c'est à moi qu'il a proposé. Ça n'a pas fait plaisir à Mei ! Maintenant elle ne pourra plus me prendre de haut sous prétexte que je n'ai jamais quitté la Maison. En pensant à ce qui m'attend j'ai une boule dans le ventre. Je sais que les sorties ne se passent pas toujours bien. Tian n'est jamais revenu de sa deuxième expédition. Un coup dur pour toute la famille.

La voiture s'arrête dans un endroit bien éclairé. Le péage. La vitre s'abaisse puis se relève. La voiture redémarre. Il y a maintenant bien plus de lumière qui filtre à travers les vitres teintées. Les enseignes publicitaires aux couleurs éclatantes brillent dans les ténèbres détrempées de la nuit, comme des étoiles sur le point de se faire dévorer. Parfaitement éveillée, j'observe la ville avec avidité. Mei et Bao m'ont déjà raconté comment c'est, mais le voir en vrai est bien différent. Oncle Len nous conduit en silence dans les rues, la voiture ayant basculé sur la composante électrique du moteur hybride. Alors que nous nous éloignons du centre-ville, les enseignes tapageuses s'estompent pour céder la place aux angles sombres de grands immeubles de verre et de métal. Nous nous arrêtons sur un petit parking à ciel ouvert et Oncle Len se tourne vers moi. "Tout va bien, tu te sens prête ?" Je sais très bien que je pourrais répondre non. Oncle Len nous ramènerait à la maison tout de suite et ne m'en voudrait pas. Mais combien de temps s'écoulera avant que j'ai à nouveau la possibilité de faire mes preuves ? De montrer que je peux être considérée comme une adulte à part entière ? Une lueur de défi dans le regard, j'acquiesce gravement. Le visage d'Oncle Len s'illumine d'un grand sourire.

"Superbe. Allons-y !"

Nous traversons le parking, protégés du crachin par le grand parapluie d'Oncle Len. Je tente d'éviter les larges flaques sombres qui s'étalent sur l'asphalte tout en restant à l'abri du parapluie. C'est particulièrement difficile, surtout avec ma tenue. Quand nous arrivons à l'abri de l'imposante stature de l'immeuble, l'ourlet de ma robe est alourdi d'eau sale. Mais qu'importe, elle sera tâchée de toute façon. Oncle Len extirpe un badge gris métallisé de sa poche et le passe sur le lecteur qui bourdonne et affiche une lueur verte engageante. La porte s'ouvre avec un déclic qui résonne dans le grand hall marbré. Les semelles de mes petites chaussures de toile couinent sur le sol tandis que je m'avance dans l'espace, bouche bée face à cette perfection polie à peine éclairée par les lumières de la rue. Soudainement je comprends la fascination de nos ancêtres pour les gargantuesques temples de marbre. Tout est si… absolu. Pas un défaut, pas une saillie. La seule concession à l'organique dans ce décor minéral est le long comptoir de bois laqué au centre de la pièce. Deux grandes statues de métal figurant des hommes barbus maniant d'étranges instruments viennent parachever le tableau. Soudain mon admiration s'envole. À quel point faut-il être détaché de la nature pour apprécier un tel décor ? À quel point faut-il avoir répudié sa propre nature ?

Mes interrogations sont interrompues par la main d'Oncle Len sur mon épaule. Il me fait un signe de tête en direction des ascenseurs dans les coins opposés du hall. Il se met en marche d'un pas à la légèreté étonnante pour un homme de sa stature. Un pas de chasseur. Je connais bien cette démarche pour l'avoir vu l'enseigner à Bao et Tian, mais elle me plonge toujours dans une admiration fascinée. Ce soir cependant, pas le temps de s'émerveiller. Je lui emboîte le pas, tâchant de mon mieux d'être aussi silencieuse que lui. Quand nous arrivons à l'ascenseur, Oncle Len presse le bouton d'appel puis se tourne vers moi.

"Tu vas y arriver ma grande. Je le sais. En moins de temps qu'il n'en faut pour le dire nous serons de retour à la maison."

Je souris bravement, même si mon cœur est serré d'appréhension. Je peux presque sentir la lune approcher de son zénith. Une lune parfaitement pleine, ronde comme une femelle sur le point de mettre bas. Mon pâle sourire se mue en grimace alors que mes entrailles sont traversées d'échardes de douleur. Oncle Len pose une main rassurante sur mon bras. Les portes de l'ascenseur s'ouvrent, et nous entrons dans la cabine éclairée d'une lumière blanche aseptisée. Oncle Len appuie sur le bouton du premier sous-sol, et nous descendons dans un ronronnement mécanique.

Lorsque les portes s'ouvrent à nouveau, nous sommes accueillis par une vague de chaleur et un vrombissement omniprésent. Face à nous, dans la pénombre, des armoires de verre et de métal se dressent à l'infini, parcourues de lumières clignotantes. Et au cœur de ces machines infernales… Je frissonne, malgré la température élevée. Nous nous avançons dans la pièce aux dimensions colossales. Ce sous-sol s'étend vraisemblablement sous plusieurs immeubles pour être aussi grand. Je me rappelle les nombreux boutons sous celui que nous avons pressé. Neuf sous-sols de cette ampleur. Après quelques minutes de marche, nous nous arrêtons à l'intersection de deux grandes allées. Mes maux de ventre n'ont fait qu'empirer. J'aimerais pouvoir les inputer au seul stress.

"On va se mettre ici, ça a l'air à peu près central. Installe-toi."

Je m'allonge sur le manteau qu'Oncle Len a étendu sur le sol lisse et dur. Je pratique les exercices de respiration que j'ai appris de Tante pour calmer mon stress et les douloureuses contractions musculaires qui commencent à parcourir tout mon abdomen. Alors que la lune approche de son apogée, je le sens soudain en moi. Il n'est encore qu'une chose minuscule, mais il grandit, appellé par des forces qui me sont supérieures. Mais s'il veut passer par moi, il devra se plier à ma volonté. Je ferme les yeux et me focalise sur mon ventre qui gonfle peu à peu.

Je perçois sa faim, comme un éclat de cristal dans ma faible chair. Lentement, mon esprit l'entoure et dresse des barrières musculaires concentriques autour de cet embryon enragé. Mes protections ne tiendront pas longtemps mais cet être ne le sait pas. Lentement, délicatement, je le presse ici et là, jusqu'à trouver un point sensible. Puis je nous connecte.

Sa haine me repousse, comme un torrent impétueux qu'on voudrait remonter à contre-courant. Mais je tiens bon. Puis, alors qu'il voit que je suis plus forte, il tente de s'échapper, griffant furieusement mes chairs en direction de la sortie. La douleur est intense, mais j'ai connu bien pire, et je le retiens en moi. Si cet avorton croit me faire plier ainsi il se trompe.

Enfin il se soumet. Bien. Je lui imprime la première loi. Respecte la chair de ta chair. Puis la deuxième. Hais le reste. Et enfin la troisième, que j'ajoute à contrecœur.

Mon enfant est maintenant prêt. Je relâche son petit corps tranchant pour qu'il puisse grandir librement, et lui transmets tout mon amour. Puis j'abandonne la lutte et les brumes de l'inconscience me rattrapent.

La voiture s'arrête dans l'allée, et devant moi se dresse la Maison, toute en circonvolutions harmonieuses de pierre nue. Tante, Tian, Bao, Mei et Yan courent vers la voiture pour nous accueillir. Oncle Len descend et nous prend tous dans ses bras et nous fait tourner, tourner… mais je n'ai pas revu Tian depuis près de deux ans et Tante n'est plus ainsi depuis bien plus longtemps. Avant même que le rêve ne commence à s'estomper, je sais qu'il va m'échapper. Je les serre de toutes mes forces mais leur chair rieuse m'échappe et se délite.

Je me réveille dans le sous-sol, plongé cette fois-ci dans une obscurité presque parfaite. À mes côtés, j'entends la respiration d'Oncle Len, profonde, rythmée, rassurante. Et puis je le perçois. Mon enfant, le premier. Tout autour de nous. En attente de mon ordre. Et enfin la douleur parvient à mon cerveau embrumé. C'est comme si chaque centimètre cube de chair entre mes genoux et ma poitrine avait été roué de coups. J'essaie de m'asseoir, mais mes forces me trahissent et je retombe allongée. L'un des bras puissants d'Oncle Len vient me soutenir. Suivi du second. Je me sens soulevée de terre, puis nous nous mettons en mouvement.
"Tout va bien se passer Li, murmure Oncle Len. On va rentrer, et tu pourras te reposer autant que tu voudras."
Je ressens une bouffée de fierté. J'ai réussi. Je suis une femme.

Nous reprenons l'ascenseur, laissant mon rejeton derrière nous. Je le sens grandir, prendre des forces, pour accomplir sa mission. Je garderai le lien avec lui jusqu'au bout. Nous traversons le hall dans l'autre sens, le balancement régulier du corps d'Oncle Len me berçant doucement.

Oncle Len arrive à la porte et presse le bouton d'ouverture. Un bourdonnement déplaisant et une lueur rouge lui refusent le passage. Autour de moi, je sens les muscles massifs se tendre brusquement. Il suffit de deux larges coups de pied de mon protecteur pour faire voler la porte hors de ses gonds, à plusieurs mètres de là. Oncle Len court sous la pluie en direction de la voiture. Un coup de tonnerre résonne. Puis un deuxième. Puis un autre. Ce n'est pas le tonnerre. On nous tire dessus ! Plusieurs impacts sourds retentissent dans le dos d'Oncle Len, mais sa course ne ralentit pas pour autant. Chacune de ses enjambées me paraît un bond de géant en direction de la voiture. Enfin, nous nous mettons à couvert derrière la haute stature métallique. Oncle Len me dépose sur l'asphalte humide.

"Elle a été sabotée, grogne-t-il en jetant un regard en direction des roues. Je vais m'occuper d'eux. Cours te mettre à l'abri, je viendrai te chercher. Mais d'abord tu dois relâcher la fureur de ton fils."

Il s'ébroue, et un tintement métallique retentit alors que les balles logées dans son cuir dorsal tombent au sol. Puis il se dresse. Moi qui le croyais grand. Son costume gris se déchire lentement sur toute la longueur du dos pour lui permettre de déployer tous ses appendices. Il en va de même pour le pantalon. Sans même attendre d'être complétement déployé, il quitte le couvert de notre véhicule en courant. Une rafale de coups de feu se fait entendre.

Tremblante, je me redresse. Je cherche le lien avec mon fils. Et quelle n'est pas ma surprise. Il était grand quand je l'ai quitté, mais il est maintenant gigantesque, occupant presque l'intégralité du sous-sol. Ses vrilles osseuses ont foré les plaques de béton et lui ont permis de s'insinuer dans les niveaux inférieurs. Il palpite, en attente de mon signal. Je lui envoie une pensée d'amour, puis lui intime d'entrer en action.

Loin sous la terre, des glandes sécrétrices de la taille de petites cabanes de jardins relâchent des sucs puissants dans des artères énormes. Trois cœurs monstrueux pompent le sang acidifié à outrance tandis que des vésicules éclatent ça et là, libérant des torrents d'hormones. Les vaisseaux se gonflent, deviennent saillants sous cette peau grisâtre qui ne verrait jamais la lumière du Soleil ou des étoiles. Et sur un ultime battement, mon fils éclate. Des torrents de sang acidifié inondent les serveurs qui grésillent et s'éteignent. Dans les trompeurs paradis numériques, des milliers d'âmes pécheresses s'éteignent en grésillant sans espoir de sauvegarde. Et soudain la tour en face de moi vacille, puis s'enfonce sur elle-même de plusieurs mètres. Des fissures parcourent le sol du parking, et le sol se dérobe sous mes jambes tremblantes.

Je me détourne de ce spectacle cataclysmique, et je m'éloigne en courant sur le sol anormalement incliné. Essoufflée, tiraillée de douleurs musculaires, je parviens à quitter la place en plein affaissement. Je cours. Je cours malgré la douleur qui transperce mes flancs, malgré mes jambes perclues de courbatures, malgré l'air froid qui brûle mes poumons, je cours sous la pluie dans la lumière glauque des réverbères. Et puis je n'en peux plus, et m'adosse à un mur humide. Pour la première fois depuis mon réveil, je prends le temps de m'examiner. Ma robe gris pâle est alourdie par l'eau froide et la saleté qui la maculent. Je soulève l'ourlet avec appréhension, et découvre mes cuisses poisseuses de sang et de liquide amniotique. Pas étonnant que je me sente aussi faible. Soudain un bruit de moteur se fait entendre. Plusieurs grosses voitures noires aux phares éclatants passent en trombe devant moi. Quelques minutes plus tard, j'entends le vrombissement d'un hélicoptère. Je ne dois pas rester là.

Je marche dans les rues, dans la direction opposée à celle de l'immeuble. Mais la fatigue me fait tituber. Il faut que je trouve un endroit sécurisé où dormir et manger. Si je m'écroule dehors par ce temps, je ne me relèverai peut-être plus. Mais je suis si lasse… Soudain une voix rauque m'interpelle.

"Alors ma jolie, on est perdue ?"

Quel soulagement, enfin un être humain dans ces rues froides et trempées. Je coasse une réponse inintelligible.

"Ne t'inquiètes pas, ce bon vieux Xato a toujours une place pour les pauvres filles perdues."

J'essuie la pluie qui dégouline sur mon visage et je regarde l'homme qui me fait face. De taille moyenne, il se tient à l'abri d'un grand parapluie. J'adresse une prière silencieuse à Père pour qu'il m'octroie sa perspicacité. Ma prière est sans doute entendue, car je remarque son doigt orné de l'anneau des proxénètes. Je m'écroule à ses pieds en sanglotant. Je suis sauvée.

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