La Chute d'un Géant

Il était tard.

Charles Higgins était affalé sur son lourd bureau en chêne. Lui que tout le monde connaissait pour son énergie inépuisable était battu. Ses larges épaules rentrées, son grand front appuyé de tout son poids sur la paume de sa main, les yeux douloureusement clos sous ses arcades épaisses.

Après un long soupir, il fit rouler sa tête sur le côté, souleva les paupières, puis jeta un regard à travers la grande baie vitrée. La vue donnait sur l'East River, étroit couloir sombre dans la nuit new-yorkaise, où se reflétaient à peine les lumières de Long Island à quelques centaines de mètres. Sa main se resserra sur la coupe ambrée devant lui, qu'il porta jusqu'à ses lèvres. Les puissants arômes du brandy le sortirent un peu de sa torpeur, bien qu'il gardât ses yeux bleu clair fixés dans le lointain.

Se redressant, son regard revint vers le document texte en cours d'édition sur son ordinateur. Higgins porta son doigt jusqu'à la touche retour arrière et l'y laissa enfoncé jusqu'à ce que tout ait disparu. Il porta à nouveau le verre à ses lèvres et garda le liquide en bouche un long moment. C'était la boisson préférée d'un ancien mentor, un homme admiré par beaucoup. Une grande bouteille assurément, que Higgins avait longtemps gardée pour une occasion digne d'être célébrée, ou au contraire un moment où il donnerait tout pour avoir à nouveau le soutien d'un vieil ami.

Profitant d'un léger regain de courage, il se remit à la tâche, phrase après phrase.

Nous avons tous prêté le même serment : protéger l'Humanité de tout ce qui la menace, à n'importe quel prix.

Cette tâche est capitale, mais c'est surtout la plus ingrate qui soit. Nous savions dès le départ que nous n'aurions droit à aucune récompense ni à la moindre reconnaissance. Que le danger était immense, mais qu'il fallait être ceux qui y feraient face. Quitte à ne laisser comme seule trace sur cette Terre que le souvenir d'un sacrifice anonyme et désintéressé.

Je n'aurai jamais de plus grande fierté que celle d'avoir voué ma vie à cette cause. D'avoir côtoyé des hommes et des femmes si braves, si droits. Et de me dire que j'ai partagé quelque chose avec eux.

Nous avons tous prêté le même serment, mais le monde n'est plus le même.

Une introduction satisfaisante, quoiqu'elle gagnerait à être retravaillée. Mais la partie suivante serait bien moins agréable, il le savait. Le responsable reprit une gorgée de liqueur, puis sa rédaction :

Comme vous le savez, les menaces que nous combattions ne sont plus. Aujourd'hui, l'Assemblée Générale des Nations Unies a validé la résolution du Conseil de Sécurité traitant de la dissolution complète de notre organisation, ainsi que du rattachement d'une partie de ses actifs aux différents services nationaux.

C'est à regret que je vous l'annonce, mais il est temps pour nous de tirer notre révérence, le monde n'a plus besoin de nous. Et nous pouvons être fiers d

Higgins s'interrompit à nouveau, ne pouvant en supporter davantage. Il n'avait pas besoin de se relire pour savoir à quel point ses mots sonnaient faux. Cette lettre qu'on lui imposait était à l'exact opposé de tout ce pourquoi il avait œuvré. À l'exact opposé de tout ce en quoi il croyait. À l'exact opposé de la charte affichée sobrement dans le petit cadre noir posé sur le coin de son bureau. Cette même charte sur laquelle lui et tous les autres avaient prêté serment.

Il ne pouvait simplement pas le faire. Son dos se voûta à nouveau, ses yeux vifs se firent hagards. Il était battu mais forcé de continuer, de se trahir lui, tous les autres et le monde entier.

Le téléphone sonna. N'importe quel autre ce soir, recevoir un appel si tard aurait été des plus étonnants, mais Higgins pensait bien savoir de qu'il s'agissait. Heureux de s'arracher à cette tâche laborieuse, il décrocha le combiné et s'enfonça dans son fauteuil.

« Charles Higgins, sous-secrétaire général adjoint de la Coalition Mondiale Occulte des Nations Unies, j'écoute ? »

Comme il l'avait prévu, ce fut une voix de femme qui se fit entendre :

« Bonsoir Charles.
– Bonsoir D.C., répondit-il simplement, laissant son interlocutrice diriger la conversation.
– Encore à votre bureau à ce que je vois. Vous vous tuez à la tâche.
– Vous me connaissez, cela fait des années que je ne compte plus mes heures. »

La directrice de la CMO laissa planer un silence de quelques secondes avant de reprendre la parole.

« Vous n'arrivez pas à rédiger cette lettre, n'est-ce pas ?
– En effet, acquiesça-t-il après un nouveau silence.
– Je m'en doutais.
– Pourtant c'est à moi que vous avez demandé de l'écrire, fit remarquer le sous-secrétaire, sèchement.
– Oui. Je ne faisais confiance à personne d'autre.
– Je ne peux pas.
– Charles… » commença-t-elle plus doucement.

Higgins explosa en jaillissant de son siège.

« Je ne veux pas ! Vous savez exactement ce que ces salauds ont en tête ! Vous savez pourquoi on nous fout au placard ! Les grands États n'ont qu'une envie maintenant que les paramenaces n'apparaissent plus, ils veulent garder celles qui restent pour eux et les militariser ! Ces abrutis, ces fous n'ont aucune idée du danger que cela représente pour l'Humanité toute entière ! Ils n'ont rien appris depuis la Septième Guerre Occulte ! Rien compris de la raison d'être de notre organisation ! "Aucune nation ne saurait être considérée comme apte à répondre correctement aux paramenaces, du fait du nationalisme et des conflits internationaux." C'est dans la Charte, celle qu'ils ont tous validée ! Et qu'est-ce qu'ils font ? Tout le contraire ! »

À présent, le sous-secrétaire faisait les cent-pas dans son bureau, fendant l'air d'un index accusateur à chaque nouvel élan de sa tirade.

« Ce sont des inconscients et des criminels et vous le savez ! Vous savez qu'on ne peut pas les laisser faire ! On a prêté serment, merde ! Protéger l'Humanité à n'importe quel coût, comme on le fait depuis plus de soixante-dix ans ! On ne peut pas les laisser détruire ce pourquoi on a travaillé tout ce temps ! On ne peut pas les laisser mettre la Terre entière en danger par pur intérêt ! Ils ne savent pas ce qu'ils font et combien il nous en coûtera ! »

Sa voix si puissante dérailla, tandis que sa fougue le quittait, remplacée à nouveau par ce sentiment d'impuissance si cruel. Il s'écroula dans son fauteuil.

« Il faut faire quelque chose… On ne peut pas… je… »

Cette fois, plus un mot ne sortirait. Comprenant qu'il avait vidé son sac, D.C. al Fine reprit la parole d'un ton neutre.

« Nous avons tous les mains liées à notre niveau, nous ne pouvons pas toujours faire ce que nous voulons. Mais je suis certaine que vous saurez faire ce qui est juste, ce qui est nécessaire. C'est pour cela que c'est à vous que j'ai demandé de faire cette lettre. Vous êtes un des meilleurs d'entre nous. Courage. »

Puis, tandis que le sous-secrétaire cherchait ses mots, elle conclut sobrement avant de raccrocher. :

« Au revoir, Charles. »

La réponse de sa supérieure laissa Higgins stupéfait par le nouvel éclairage que cela apportait à ses ordres. D.C. et lui savaient évidemment que leurs conversations dans ces locaux étaient surveillées, plus encore ces derniers temps. Peut-être avait-elle cherché à lui faire parvenir un message caché ? Cela n'aurait pas été la première fois, mais l'interprétation qui venait à l'esprit d'Higgins était diamétralement opposée à sa signification la plus évidente. Soit la directrice lui ordonnait de se plier à ces consignes… soit elle l'invitait à désobéir ouvertement.

Le sous-secrétaire adjoint passa sa main dans ses cheveux, agité par cette intense réflexion. Il pouvait parfaitement se tromper. Cela n'aurait rien d'étonnant à ce que son propre désir déforme sa perception de l'échange. Le risque était même grand. Trop, au regard des enjeux.

Et pourtant, plus le temps passait, plus c'est ce qui semblait s'imposer à lui. Il la connaissait bien, il savait qu'elle partageait sa vision des choses. Et la première phrase laissait entendre sans équivoque : "les mains liées", "on ne fait pas toujours ce qu'on veut"… clairement, la situation ne lui plaisait pas à elle non plus. Mais le tournant se situait juste après. Si elle avait les mains liées, lui pouvait faire ce qui était "juste" et "nécessaire". Deux échos possibles à sa tirade et son serment. Puis le clou était définitivement enfoncé quand elle annonça l'avoir choisi pertinemment. Higgins ne doutait pas une seconde que la directrice avait de bien meilleurs orateurs à sa disposition. Pourtant, elle savait qu'elle avait choisi la personne la moins adaptée pour écrire ce message.

Son visage s'assombrit quand il prit conscience de toutes les implications de cette dernière phrase. Elle l'avait choisi parce qu'elle savait qu'il était capable de désobéir ouvertement. Et elle l'avait aussi choisi parce qu'il lui était à présent inutile. Le haut-responsable respecté et inflexible ne servirait à rien dans la situation qui se dessinait.

D.C al Fine ne lui demandait rien de moins que de se sacrifier. Faire passer la Coalition dans la clandestinité, et prendre la charge de cette insubordination à la place du reste du Haut Commandement. Parce que cela était nécessaire. Parce que cela était juste. Et parce qu'il était tout désigné pour le faire.

Sans hésiter davantage, le sous-secrétaire se remit au travail avec une ardeur nouvelle et ses doutes apaisés. Une chose était sûre : quand on viendrait le chercher demain dans la journée, il n'y aurait plus une seule goutte de brandy.

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LA COALITION MONDIALE OCCULTE

Circulaire interne

Date : 12 novembre
À : Tout le personnel (liste de diffusion)
De :

Charles S. Higgins, sous-secrétaire adjoint
Bureau du Sous-secrétaire général
Coalition Mondiale Occulte des Nations Unies
Sujet : Futur de la CMO et évolution de notre mission

À notre arrivée, nous avons tous prêté un serment : protéger l'Humanité de tout ce qui la menace, à n'importe quel prix.

Cette tâche est capitale, mais c'est surtout la plus ingrate qui soit. Nous savions dès le départ que nous n'aurions droit à aucune récompense ni à la moindre reconnaissance. Que le danger était immense, mais que nous avions le devoir d'être ceux qui y feraient face. Quitte à ne laisser comme seule trace sur cette Terre que le souvenir d'un sacrifice anonyme et désintéressé.

Je n'aurai jamais de plus grande fierté que celle d'avoir voué ma vie à cette cause. D'avoir côtoyé des hommes et des femmes si braves, si droits. Et de me dire que, d'une certaine façon, j'ai partagé quelque chose avec eux.

Nous avons tous prêté le même serment, mais le monde n'est plus le même.

Aujourd'hui, l'Assemblée Générale des Nations Unies a validé la résolution du Conseil de Sécurité traitant de la dissolution complète de notre organisation, ainsi que du rattachement d'une partie de ses actifs aux différents services nationaux. Je n'ai pas besoin de vous expliquer à quel point ces inconscients trahissent l'esprit même de notre mission et nous font courir à tous un immense péril.

Le monde n'a jamais eu autant besoin de nous et nous nous devons d'être encore une fois à la hauteur.

C'est pourquoi je demande à tous les agents de la Coalition de désobéir ouvertement aux directives et de ne pas rejoindre les services extranormaux nationaux. Nous avons de nouveaux ennemis, les plus retors que nous ayons jamais affrontés : l'ignorance, la corruption et la folie.

Mais nous ne pouvons pas nous permettre de laisser les bureaucrates et les militaires tenter de mettre les paramenaces au service de leur agenda personnel. Nous devons résister. Vous en avez les ressources. Vous en avez l'intelligence. Les années qui viennent seront dures. Elles seront ingrates. Certains finiront en prison, comme moi, si ce n'est pire. Mais notre mission ne connait aucun compromis.

Faites ce qui est nécessaire. Faites ce qui est juste. Et tenez bon.

À jamais vôtre,

Charles S. Higgins,
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