J’ai la gerbe.
Ouais, je sais, c’est pas hyper sexy mais c’est comme ça. J’ai toujours eu le mal des transports, et la conduite de Salomée n’arrange rien. Sa camionnette noire un peu pourrie fait des embardées pas possibles au moindre virage, qu’elle prend toujours beaucoup trop vite. On a déjà grillé un feu rouge, aussi (elle dit qu’il était encore orange, mais je vous jure que non), et je frise l’arrêt cardiaque à chaque prio à droite qu’elle aborde à fond de caisse.
Bon, là, du coup, vous vous demandez peut-être ce que je fous dans l’emplafonnement-mobile alors que de toute évidence l’expérience me chauffe moyen. Je vais essayer de vous expliquer ça au mieux. Ça va pas être évident : je comprends à peine ce qui m’arrive moi-même.
Bon, commençons par Salomée. Salomée c’est… une fille bizarre. Elle doit avoir mon âge, genre vingt-cinq ans. Elle parle vraiment pas beaucoup et a toujours l’air de faire la gueule, mais dès que je lui adresse la parole elle semble faire des efforts pour me répondre patiemment et gentiment. J’apprécie.
Le truc qui frappe chez elle, sinon, c’est le look. Genre carrément gothique, mais pour une raison qui m’échappe elle a opté pour des cheveux roses pétants, et ça jure un peu. Ah, et c’est la première personne que je rencontre qui se trimballe avec une batte de baseball cloutée dans sa caisse, accessoirement.
Salomée, je l’ai rencontrée sur un serveur Discord qui s’appelle « Fondation SCP ». Ce serveur, je l’ai découvert quand j’ai commencé à remarquer des trucs la nuit. En essayant d’en parler à droite à gauche sur internet, au milieu des types qui me traitaient de taré ou qui m’accusaient de propager des creepypastas pourries, il y en a eu qui avaient l’air de me croire, même de comprendre. Ils m’ont invité sur leur serveur, m’ont interrogé à fond pour voir si je disais pas de la merde, si j’avais vraiment vu ce que je disais voir et tout ça. Il a fallu du temps, mais ils ont fini par me faire confiance et m’accepter parmi eux. J'ai même fini par avoir accès à leur vrai site : le Discord n'est qu'un genre de devanture qui cache les trucs vraiment intéressants.
Alors du coup, c’est quoi la Fondation SCP ? Ben… C’est ça le souci, je sais toujours pas trop comment la définir. C’est une bande de gens comme moi qui voient des trucs la nuit et qui s’en souviennent, et ils essayent de protéger les autres de ces trucs. Quels trucs ? On m’a parlé de machins dingues. Des monstres genre film d’horreur bien chtarbé, mais pas que. Y’a des phénomènes bizarres, des personnes bizarres, le temps et l’espace qui partent en sucette par endroit, des bidules qui disparaissent, d’autres qui apparaissent. Je sais, c’est hyper vague mais honnêtement, j’ai pas encore vu grand-chose moi-même.
Vu que j’avais trouvé des gens qui me comprenaient enfin, j’ai demandé de l’aide. Parce qu’un truc bizarre, il y en a justement un chez moi, et apparemment c’est à cause de lui que je me souviens de tout le reste. Ils m’ont demandé où j’habitais, ont cherché un volontaire plus expérimenté qui vivait pas loin, et c’est Salomée qui s’est pointée.
Là, elle m’emmène chez « quelqu’un qui pourra m’aider ». Je croyais que c’était elle qui devait le faire, mais passons.
Enfin Dieu merci, on finit enfin par s’arrêter sur un petit parking désert… derrière le commissariat de la ville.
Ma nouvelle « collègue » a dû remarquer que j’étais pas convaincu, parce qu’elle me lance sans prendre de gants :
« Y’a un problème ?
- Ben… Si le plan c’est juste d’aller voir les flics, j’aurais pu le faire tout seul.
- Les poulets servent à rien, ils te riront juste au nez. C’est pas eux qu’on va voir, le noob. Suis-moi. »
Elle se dirige vers une sorte de bâtiment annexe, un truc décrépi de plain-pied qui fleure bon les années 80. Tout a l’air éteint à l’intérieur, alors la voir pousser la porte et entrer comme si de rien n’était me rassure pas vraiment. Je lui cours après en jetant des coups d’œil autour de moi en priant pour qu’on nous voie pas rentrer.
Salomée m’attend à l’intérieur, bras croisés, un sourire moqueur aux lèvres.
« T’es sûre qu’on a le droit d’être là ? je demande. Tout est fermé à cette heure-ci, non ?
- Me dis pas que t’as la frousse, le noob. Grouille-toi, on n’a pas toute la nuit. »
Sans attendre ma réponse, elle s’engage dans un escalier qui doit mener au sous-sol. Je suis, pas le choix.
Nos pas résonnent sur un carrelage terne et un peu crade. On débouche finalement sur une double-porte grisâtre, sinistre à souhait. Salomée pose la main sur le battant, se retourne vers moi et me lance avec un sourire un peu malsain :
« J’espère que t’as le cœur bien accroché, le bleu. Je préfère te prévenir, un truc vraiment horrible t’attend là-dedans… »
J’avale péniblement ma salive. Putain de merde, dans quoi je me suis embarqué moi encore ?
Elle ouvre.
On tombe face à un type assis derrière un bureau, occupé à taper sur un ordi. Il doit être un poil plus vieux que nous et, en parlant de poil, la calvitie attaque déjà sévère. Sinon, grosses lunettes et blouse usée.
Je me penche vers ma guide et lui glisse à l’oreille :
« Putain, t’es dégueulasse ! Il est même pas si moche en plus ! Et puis de toute façon ça se fait pas de juger les gens sur leur physique… »
Elle me colle un coup de coude entre les côtes et me répond entre ses dents serrées :
« C’est toi qui es dégueulasse ! C’est pas de lui que je parlais bordel ! »
Pas bien fier de moi, je me masse la nuque tandis qu’elle s’approche du bureau. Le gars lui accorde enfin son attention, redresse ses binocles sur l’arête de son nez et lui demande :
« Salut Pinky, déjà de retour ?
- Comme tu vois. J’amène un nouveau. Je te présente Max. »
Elle me pointe nonchalamment du pouce. Ma connerie encore en tête, je ne peux que lui adresser un signe de la main un peu pathétique et le « salut » qui va avec.
« Max, voici Théo, mais tout le monde l’appelle « Doc » ou « Bistouri ». »
Il se lève et me tend la main, que je me dépêche de serrer.
« Ben… Bienvenue à bord, du coup, m’accueille-t-il, pas plus rassuré que moi.
- Il a un problème d’infestation dans son appart’, explique aussitôt « Pinky ». Vous pouvez faire quelque chose ?
- Heu, ouais, faut voir… Attendez, je vais le sortir… »
Il passe entre nous deux, verrouille la porte, puis nous invite à le suivre.
C’est seulement là que je comprends : carrelage partout, trois grandes tables en métal alignées au milieu de la pièce, des paillasses, une dizaine de gros tiroirs encastrés dans le mur… Bordel, je suis dans une morgue.
Bon, je panique pas. Surtout pas devant les deux autres. Je fais partie de la Fondation SCP, ça va être ma vie maintenant : va falloir que je m’endurcisse un peu.
Bordel, je suis dans une morgue.
Mais du coup, le truc horrible dont Salomée m’a parlé…
Théo s’avance jusqu’au bout de la salle et s’arrête devant le dernier casier. Ma nouvelle pote s'efforce d'avoir l'air indifférent, mais je la sens un poil tendue. J’ai la bouche sèche comme du papier de verre quand il attrape la poignée et commence à tirer.
Il dévoile une espèce de colosse noir étendu droit comme un i, les bras le long du corps : deux mètres de haut facile, des muscles à exploser des rochers à mains nues, complètement imberbe, avec une sorte de chemise d’hôpital XXL pour cacher son intimité. Le teint un peu verdâtre, aussi.
Bordel, ça doit être la première fois de ma vie que je vois un cadavre en vrai.
« C’est moi, Léopold », annonce alors le légiste.
Et là, le cadavre ouvre les yeux.
« WOH PUTAIN ! »
Je me casse presque la gueule en glissant sur le carrelage alors que j’essaye de m’écarter le plus vite possible de cette dinguerie. Salomée m’attrape par le bras et m’oblige à plus bouger.
« Du calme, merde. Je t’avais prévenu, non ? »
Le corps se redresse en position assise, et ses yeux s’arrêtent sur moi : ils sont complètement révulsés, leur blanc parfait tranche avec sa peau sombre. J’ai envie de gerber, de courir aussi loin que possible et de me rouler en boule, tout ça en même temps.
« Max, voici Léopold, m’explique Théo. C’est un peu notre… expert en paranormal. Si tout va bien, c’est lui qui va régler ton problème. Léopold, voici Max. »
Un sourire aux dents aussi blanches que ses yeux se dessinent sur les lèvres du géant. Il me tend une main que je saisis machinalement. C’est un peu… visqueux ?
« Bienvenue dans la communauté, Max. Voyons ce que nous pouvons faire pour t’aider. »
Il a une voix de basse à faire vibrer ma cage thoracique, et une poigne à me broyer les phalanges en farine.
Putain de merde, IL PARLE !
Sans se formaliser de ma réaction, il enchaîne en me foutant de sacrés frissons dans le dos au passage :
« Je sais comment tu te sens, jeune ami. Tu as l’impression d’évoluer dans un cauchemar sans fin. Fais-toi à cette idée tout de suite : tout ceci n’est pas un cauchemar, c’est le monde paisible dans lequel tu croyais vivre autrefois qui n’était qu’un doux rêve. »
Autant vous dire que j'évite la syncope à un poil de cul. Mes deux compères vivants ont sans doute plus l'habitude, mais même eux font pas les malins. Ceci dit, avec ça l'équipe est au complet et on n'a plus qu'à se mettre en route.
Une demi-heure plus tard Salomée, Théo et moi, on est entassés à l’avant de la camionnette, tandis que le macchabée ambulant est assis à l’arrière. Ils l’ont fagoté avec un grand imper’, un jogging et un chapeau à large bord pour nous éviter les emmerdes en cas de mauvaise rencontre.
D’abord j’essaye de garder la face devant mes « nouveaux collègues », histoire de pas passer pour une flipette ou juste pour un gars pas fiable, mais après vingt minutes de trajet je peux plus me retenir :
« Heu… Personne n’a envie de me parler du zombie parlant à l’arrière, du coup ? »
Salomée pousse un soupir, on dirait qu’elle redoutait ce moment. Le doc vient à sa rescousse :
« Léopold est un peu… effrayant, mais c’est vraiment un atout essentiel pour nous. Il a des connaissances énormes sur… le monde de la nuit. Sans lui, on n’aurait pas réussi un dixième des missions que la Fondation nous a confiées. Et on serait sûrement morts, aussi. »
Je sais pas si je suis bien à l’aise avec l’idée de mettre ma vie entre les mains d’un mort dont je sais rien. J’essaye de creuser un peu :
« Mais il sort d'où, au juste ? »
Un léger sourire se placarde sur la tronche de Théo, mais ses yeux ont l’air un peu… hantés.
« Des agents de la municipale l’ont trouvé un jour, au milieu d’un terrain vague. Aussi mort qu’on pouvait l’être. Forcément, c’est chez moi que finit ce genre de clients. »
Il fait une pause, ouvre la boîte à gant et prélève une canette d’une quelconque saloperie sucrée.
« Fais comme chez toi », ironise notre conductrice.
Il l’ignore et continue :
« Le soir où on me l’a apporté… Je finissais un rapport, lui était couché sur une table d’autopsie. D’un coup, j’entends un bruit. Je tourne la tête sans trop réfléchir… Et je le vois assis au bord de la table, qui me regarde avec ses deux yeux blancs. »
Il ouvre la canette et avale péniblement une gorgée : sa pomme d’Adam fait du trampoline.
« Je me lève, je sens une douleur pas possible à la poitrine… Et trou noir. »
Je capte un regard compatissant que lui adresse notre amie gothique. En ce qui me concerne, je dois pas avoir l’air bien fin : j’ai sûrement les yeux et la bouche grands ouverts. Difficile d’imaginer à quel point ce type a dû se chier dessus quand ça lui est arrivé. Et puis cette douleur à la poitrine, le trou noir…
« T’as… T’as fait une crise cardiaque ?
- Oui. Quand j’ai rouvert les yeux… Léopold était penché au-dessus de moi, un grand sourire aux lèvres. « Désolé pour la frayeur, jeune ami », il m’a dit, « ceci étant dit, sauver la vie de quelqu’un est un bon moyen de nouer une relation saine, ne crois-tu pas ? ».
- Attends, il t’a fait un massage cardiaque ?
- Non. Je suis resté… carrément HS pendant très, très longtemps. Léopold m’a laissé le temps d’avaler la pilule, et quand j'ai réussi à me remettre les idées en place, il m’a expliqué qu’il avait utilisé ses… talents pour me ramener. En me déshabillant, j’ai vu des espèces de symboles ésotériques tracés à même ma peau sur ma poitrine, alors ça doit être vrai. »
À moi aussi, il me faut un moment pour avaler la pilule. Est-ce qu’il y a seulement une limite à ce qui peut vous arriver dans ce monde de dingues ?
« C’était pas l’introduction la plus plaisante à l’univers nocturne, continue mon légiste. Mais au moins j’ai compris que je pouvais avoir confiance en Léopold, dans une certaine mesure. Je veux dire, je n'ai aucune idée d'où il sort ni de ce qu'il cherche exactement, mais je ne pense pas qu'il ait de mauvaises intentions… »
Il a l'air d'essayer de se convaincre lui-même autant que moi.
« Je pensais qu’on était sensés garder ces trucs inexplicables sous clé, par sécurité ? Celui-là a quand même l’air vachement puissant, non ?
- On sait, c’est pas la procédure habituelle. Mais l’entraide, c’est vital, intervient alors Salomée. On n’a aucune chance, seuls, face à ce que la nuit a à nous envoyer. Alors mets-toi bien ça dans la tête, le bleu : sois là pour les autres membres et ils seront là pour toi, d’accord ? Et garde l’esprit ouvert : on doit prendre toute l’aide qu’on peut trouver si on veut s’en sortir. »
Je hoche gentiment la tête. Elle a raison, évidemment. Vers qui d’autre je pourrais me tourner, de toute façon ? Tous ceux à qui j’ai essayé d’en parler, au début, m’ont pris pour un dingue. J’ai même failli passer la nuit aux urgences psychiatriques une ou deux fois.
La conversation a l’air de s’être éteinte, alors je reporte mon attention dehors. Les rues presque désertes, à peine illuminées par des lampadaires et les néons de quelques enseignes s’enchaînent trop vite. Mais maintenant je sais lire entre les lignes.
Le monde entier grouille de trucs inexplicables et hyper dangereux, qu’on oublie dès que le soleil se lève. Des gens s’évanouissent dans les ténèbres tous les jours, dilués dans une espèce de tasse de café noir de paranormal comme des morceaux de sucre.
Le seul rempart qui se dresse face à ça, c’est une bande de gus suffisamment malchanceux pour se souvenir et leurs monstres de foire. Et maintenant, j’en fais partie. Génial.
Au moins, je suis pas tout seul : une demi-heure plus tard, on se tient tous les quatre debout devant la porte de mon immeuble, façon plan de cinoche iconique : Salomée, sa batte en travers des épaules, Théo qui redresse fébrilement sa blouse sur ses épaules (me demandez pas pourquoi il l’a gardée sur le dos), Léopold-la-montagne camouflé tant bien que mal en mec vivant et moi, l’air bien con avec ma clé, priant pour pas croiser un voisin.
Je fais monter tout le monde le plus vite possible, et on se retrouve dans mon appart. C’est un peu en bordel, meublé et décoré avec des trucs et des machins que j’ai récupérés à droite à gauche, dans la famille ou chez des amis. Tant pis pour la première impression, trop hâte de me débarrasser de la bestiole qui a élu domicile chez moi.
« Montre-nous », me demande Léopold avec sa voix de crooner.
Pas besoin d’aller bien loin : la porte des toilettes est dans l’entrée. J’ouvre. Réactions immédiates.
« Oh bordel », lâche Salomée.
Théo opte pour une espèce de son à mi-chemin entre l’inhalation, le soupir et le hoquet.
Léopold se contente d’un sourire étrange, assez flippant je dois dire. Carrément flippant en fait.
Une sorte de longue patte sort des toilettes, racle l’émail avec des petits chuintements qui vous mettent des frissons dans le dos. Fine et longue comme celle d’une araignée, mais terminée par une sorte de patoune d’ourson pelucheuse qui glisse et dérape en essayant de prendre appui sur le trône.
C’est avec ce truc que je dois cohabiter depuis plusieurs jours, et à quoi je dois de me rappeler de… tout ça, le matin venu. On fait plus classe comme initiation, je vous l'accorde, mais j’ai pas tellement eu le choix.
Le choc passé, Théo s’adresse à son copain de morgue :
« Alors, Léopold, tu… vois ce que ça peut être ?
- Peut-être. Je dois le voir en entier pour être sûr. »
Et il enchaîne directement en chopant la patte, et commence à tirer. On le regarde tous les trois avec les yeux comme des billes. Je sais pas pour les autres, mais je m’attendais à un truc un peu plus sophistiqué : une sorte d’incantation magique ou un quelque chose du genre, je sais pas. Mais là c’est force brute illico.
La bestiole a pas l’air d’aimer : elle commence à pousser des petits couinements de douleur à vous fendre le cœur, façon chiot brutalisé.
« Heu… Vous êtes en train de lui faire mal, non ? je tente.
- On ne peut pas essayer autre chose ? » me soutient Théo, un peu suppliant.
Léopold se redresse de toute sa masse. Il occupe presque chaque centimètre cube d’air libre dans la minuscule pièce.
« Je peux essayer autre chose. »
Il trempe alors aussitôt l’index dans sa bouche. Il ressort tout gluant d’une espèce de substance rouge sombre, avec laquelle il commence à tracer des symboles bizarres sur l’extérieur de la cuvette. Salomée fait une grimace bizarre à côté de moi. On dirait qu’elle est pas rassurée par ce qui va suivre.
Quand le géant a terminé, il pose ses deux index sur deux symboles et se concentre à fond. Presque aussitôt, mes chiottes commencent à vibrer, d’abord tout doucement, puis de plus en plus fort, avec le boucan de plus en plus infernal qui va avec. On s’écarte par réflexe, de plus en plus inquiets.
« Heu, il se passe quoi, là ?!? » je demande, complètement paniqué.
Avant que quiconque ait pu me répondre, mes toilettes explosent. Là, comme ça. Des bouts d’émail volent dans tous les sens, certains vont carrément se planter dans les murs, d’autres dans Léopold. Il s’en fout.
Quand la fumée se dissipe, il ne reste sur le sol que des débris, une grosse flaque d’eau, et la bestiole. Elle doit faire trente centimètres de long, a six pattes en tout, trois de part et d’autre d’un corps rond, poilu à rayures. Aucune idée de comment elle passait dans la tuyauterie.
Elle a quatre yeux gros comme des boules de billard : pas des yeux flippants d’insecte, y’a un blanc et des grosses pupilles expressives qui s’écarquillent frénétiquement. Sinon, un genre de petite trompe et… ben c’est à peu près tout. On dirait un monstre rigolo de cartoon, pas une bête de cauchemar comme celles dont j’ai entendu parler sur la Fondation.
Léopold se tourne vers moi, impassible :
« Désolé pour ton lieu d'aisance, jeune ami. Le résultat n’est pas tout à fait conforme à mes attentes. »
J’ai des pensées débiles qui me viennent, sûrement parce que mon cerveau arrive pas à imprimer ce que j’ai sous les yeux et qu’il essaye de s’attacher à des trucs simples. Du genre « Comment je vais aller chier moi, maintenant ? » ou « Comment je vais expliquer ça à mon proprio ? ».
Salomée tient beaucoup mieux le coup : elle pointe sa batte sur le machin et demande :
« Alors, Léopold, tu vois ce que c’est ? Je l’éclate ou pas ?
- Il est inoffensif, répond notre expert. Pas de griffes, pas de dard, pas de dents. Pas de poison ou de toxines non plus. Il ne se nourrit que de déchets organiques, grâce à la petite trompe que vous voyez là. Un être assez pathétique. Vous pouvez le garder sous surveillance sans trop de risques.
- Et niveau reproduction ? ajoute Théo. On ne risque pas de se retrouver avec une colonie sur les bras ? Il ne va pas pondre des œufs dans le cerveau de Max, si on lui laisse ? »
Je lui lance mon plus beau regard de type « Attends-une-minute-qu’est-ce-que-tu-viens-de-dire-là-bordel- ? ».
« Pas d’inquiétude. C’est un Singulier, pas un Systémique. »
J’ai réussi à suivre tant bien que mal, mais je comprends pas la dernière phrase. Quand je demande éclaircissement, Léopold me répond :
« Nous appelons Singuliers les entités uniques, qui ne se reproduisent pas et n’ont que peu ou pas d’équivalents en ce monde. En bref, qui ne s’inscrivent pas dans un système biologique et spécifique tel qu’on l’entend usuellement. Les Systémiques s’approchent des espèces communes du vivant : ils existent en nombre, fonctionnent le plus souvent selon des systèmes biologiques, comportementaux et sociaux identifiables et cohérents et, généralement, se reproduisent. »
Je crois comprendre, plus ou moins. Donc en gros, ce Pokémon-là est un légendaire, il n’y en a qu’un exemplaire dans le jeu.
« En résumé, tu devrais pouvoir le garder chez toi, m’indique Salomée. T’as bien acheté la cage comme je t’avais demandé ?
- Heu… Ouais.
- On va le mettre dedans, mais fais gaffe, il a l’air sacrément élastique. Tu sais ce que tu auras à faire : tu gardes un œil dessus, tu notes tout ce que tu vois. Tu peux aussi tenter des expériences si ça te botte, mais sois hyper prudent : on a déjà perdu des gens bêtement pour avoir fait des trucs complètement anodins sur des entités qu’on croyait complètement inoffensives. »
Super, hyper rassurant. Merci Salomée.
« Il te suffira de le nourrir de déchets alimentaires et de l’abreuver, rajoute Léopold. Il ne devrait pas te causer de problème, mais n’hésite pas à nous passer un coup de fil ou à visiter à la morgue si le besoin s’en fait sentir. L'ignorance n'est honteuse que si elle est mère d'erreur. »
Je hoche la tête. Alors ça y est. Ma première bestiole paranormale rien qu’à moi.
Je flippe à mort, évidemment. Mais bizarrement, ça a aussi quelque chose de… rassurant ? Peut-être l’idée que c’est moi qui aurait le contrôle, sans subir ce monde de la nuit qui nous menace tous, pour une fois. C’est carrément puéril, mais on fait avec ce qu’on a.
Et puis, maintenant je suis un peu entouré de gens qui ont l’air de savoir un minimum ce qu’ils font, et c’est vraiment pas désagréable. Bon, Salomée est un peu brute de décoffrage, Théo a l’air un peu paumé et Léopold est un peu mort, mais ça m’a l’air d’être des bons quand même. Si on oublie qu’ils ont fait péter mes toilettes.
Pas mesquin et bien soulagé, je les invite à prendre un verre dans ma cuisine pour les remercier. On est un peu à l’étroit, et la bestiole mange-merde est à cinq mètres dans sa nouvelle cage, mais c’est un moment sympa je dirais.
Je suis… heureux ?
Salomée sort de l’immeuble la première, d'un pas tranquille, suivie de Théo puis d'un Léopold qui a enfilé l’accoutrement qui dissimule sa véritable nature aux yeux des passants. Ils embarquent silencieusement dans la camionnette de la gothique et se mettent aussitôt en route vers la morgue. Malgré l'inconfort qui subsiste entre eux (surtout vis-à-vis du mort-vivant, en réalité), leur mécanique commence gentiment à se rôder.
Dans un premier temps, seul le concert du ronronnement du moteur et de la playlist de la conductrice troublent le silence nocturne. The Birthday Massacre, Nine Inch Nails et Mr.Kitty résonnent lugubrement dans l’habitacle sans partage pendant un moment, fort à propos dans la cité endormie.
Théo, finalement, demande :
« Tu crois qu’il s’en sortira ?
- Ça n’a pas l’air d’être une bestiole bien dangereuse, le rassure sa consœur. Ça devrait pas être beaucoup plus difficile que de gérer un chien. »
La musique reprend ses droits un instant, puis la jeune femme reprend :
« Tu penses quoi de lui ?
- Il a l’air… Marrant. Sympa en tout cas. Je sais pas encore trop s’il a ce qu’il faut pour appartenir à la Fondation SCP, mais… Pour être honnête, je suis pas sûr de l’avoir non plus, alors… »
Le légiste hésite un instant, puis ajoute :
« Mais y’a un truc qui me chagrine. En général, les gens commencent à se rappeler du monde nocturne après avoir subi un traumatisme conséquent. Moi, par exemple, je suis mort. Mais lui… je sais pas si tomber simplement sur cette bestiole était suffisant.
- Je me disais la même chose. Pourtant, sur le forum il n’a parlé que de ça.
- C’est possible, remarque… Je veux dire, imagine, tu vas tranquillement aux toilettes en pleine nuit et d’un coup… Brrrr. Ceci dit… »
Il hésite à nouveau.
« L’appart’ était… un peu grand pour un gars seul en plein centre-ville, tu trouves pas ? Il a pas parlé de colocataire ?
- T’as mis le doigt dessus, Bistouri. Je suis en train de me demander si… »
Soudain, la voix de basse de Léopold surgit de l’arrière du véhicule comme du fond d’un tombeau.
« Les Singuliers surgissent rarement de nulle part. Soit ils proviennent d’un monde différent du nôtre… Soit ils étaient autre chose, avant. Quant aux souvenirs de notre première rencontre avec le monde nocturne, ils ne subsistent pas toujours intacts. »
Les deux compagnons à l’avant n’échangent plus un mot. Parfois, le silence vaut mieux.