L'oubli est préférable à la folie, et au déni

Un peu de musique (à mettre en boucle) avant de commencer ?

PROLOGUE

Le lent tic-tac de l'horloge murale résonnait dans le bureau. Chaque seconde s'égrenait, inlassablement, éloignant toujours plus le début, et rapprochant inexorablement la fin. Sa fin. Inéluctable.

Assis sur son fauteuil, Émile Sneagor prenait peu à peu conscience de son âge avancé. Il sentait le poids de toutes les années qui s'étaient accumulées sur ses épaules, la fatigue toujours plus grande et difficile à endurer, et surtout de la lassitude. Après 76 années passées à vivre sur Terre, il commençait finalement à se poser des questions sur ce qu'il y avait au-delà de cet instant fatidique appelé "mort", qui lui semblait dorénavant si proche et si certain. Alors qu'il avait toujours vécu dans l'espoir de la vie et le déni de cette éventualité, hérités de son père médecin qu'il avait suivi, voilà qu'à ce moment précis il hésitait à faire un bilan de son existence, à peser enfin les douloureux choix qu'il avait dû faire et d'en finir avec ses remords et fantômes du passé. Un bilan oui. Un bilan qu'il souhaitait de tout son cœur être positif.

Maintenant… Pourquoi donc maintenant ? Pourquoi en ce moment calme et serein ? Il aurait pu s'occuper à… à ranger son bureau, se balader ou encore lire Guerre et Paix qu'il s'était promis de finir avant… avant qu'il ne puisse plus… Non, avant qu'il ait d'autres choses plus importantes à faire. Beaucoup de choses importantes à faire. Il y avait toujours quelque chose d'important à faire. Pour s'occuper et éviter que l'esprit ne se mette à vagabonder. Il ne fallait pas qu'il pense à toutes ces idées noires. Enfin si, il aurait bien à le faire un jour ou l'autre. Mais… pourquoi ne pas… repousser à plus tard…

La sonnette de la porte d'entrée le tira de ses réflexions. Émile releva la tête et se frotta les yeux, eux aussi usés et fatigués par les années. Il chaussa ses lunettes, bailla et se redressa sur son fauteuil, ce qui fit souffrir son dos. Décidément, il n'était plus qu'une épave. Une épave rouillée et trouée de toute part. Il se demandait bien comment il pouvait continuer à garder le cap à son âge, alors qu'une grande majorité des personnes de sa génération n'était plus qu'en maison de retraite, à perdre toute autonomie.

La porte du bureau s'ouvrit lentement, et Émile sut de suite qui était sa cliente : Flavie, sa voisine hypocondriaque et professeur de mathématiques. Sa venue dessina un large sourire sur son visage ridé, faisant ressortir ses pattes-d'oie. Il se sentit sur le coup plus léger, plus agaillardi, mieux. Cette simple visite avait illuminé sa journée et chassé ses pensées noires, du moins pour l'instant.

"Bonjour Émile !

— Bonjour Flavie, comment vas-tu aujourd'hui ?"

Voilà des années qu'ils habitaient l'un en face de l'autre. Cette jeune femme au visage souriant et rond, au nez pointu, aux cheveux bruns bien peignés et ramenés quasiment tout le temps en queue de cheval. Émile l'avait vue grandir, réussir ses études, se marier, avoir des enfants. Étant veuf depuis presque cinquante ans, il avait toujours un peu considéré sa voisine comme une nièce adoptive, voire la fille qu'il n'avait jamais eue. Un lien particulier s'était peu à peu formé entre les deux, un lien qui dépassait de très loin le simple couloir qui les avait toujours séparés. Ils comptaient l'un pour l'autre. Beaucoup.

"Mal, comme hier.

— Rien d'étonnant. Qu'est-ce qui t'arrive encore cette fois-ci ?"

Les consultations, à défaut d'être quotidiennes, n'en restaient pas moins au minimum hebdomadaires, et étaient devenues avec le temps un petit rituel, une habitude, une routine rassurante et apaisante. Bien qu'un peu lassantes à la longue, elles restaient néanmoins d'excellents prétextes pour échapper à l'ennui de leurs journées bien trop longues, à travers de brèves discussions sur des sujets divers et variés. Parfois ils se réconfortaient, parfois ils plaisantaient, parfois ils voulaient juste entendre parler l'autre.

"Je crois que c'est… Ma gorge, elle me fait mal. Lorsque je déglutis, j'ai l'impression d'avaler du verre pilé… Et puis, j'ai aussi mes yeux qui me piquent étrangement depuis ce matin…"

Soit la même chose que la veille, que l'avant-veille et sûrement que la semaine précédente. Toujours à se plaindre de maux imaginaires. Il n'avait jamais réussi à la guérir sur ce point. Cet esprit un peu trop obtus était récalcitrant à bien des conseils, et ce trait était donc resté, la ramenant toujours dans son cabinet de médecine. Voilà au moins quelque chose qui ne changeait pas malgré les années. Un train-train vaguement réconfortant en somme. Jusqu'à quand allait-il durer encore ? Des années, des mois, des jours ? Peut-être que demain il ne serait plus là, et c'en serait fini de tous ses remords à régler, d'erreurs à pardonner, d'écarts à oublier…

"Émile ?"

Il se reprit, et passa sa main dans ses cheveux blancs et crépus, l'air gêné. Il avait bien du mal à se concentrer ces temps-ci. Était-ce un signe que sa fin était proche ? Son esprit qui se débobinait au fil des jours, la sénilité qui le gagnait peu à peu, la…

Non, il en faisait trop.

"Excuse-moi, je… je suis juste un peu fatigué, rien de grave."

Flavie afficha une mine inquiète, et posa sa main sur celle noire et ridée de son ami.

"Tu es sûr ? C'est que je…"

Il répliqua d'un rire forcé :

"Bien sûr, je suis médecin !"

Un médecin, qui n'allait même pas être capable de se sauver lui-même, sa propre âme, par manque de temps. Amusante comme situation. Il y avait de quoi en rire cyniquement. Pourquoi ne pas en faire le titre d'un ouvrage ? Le médecin qui succomba de son inaction. De quoi remplir les librairies pour au moins deux semaines.

"Tu devrais te reposer.

— Alors que je ne bouge presque pas de mon bureau toute la journée ? Absurde. Absurde je te dis."

Mais le fait était là : il était éreinté par sa présence sur Terre. Il semblait bien qu'il avait enfin trop vécu.

"C'est gentil de t'inquiéter pour ton vieux voisin, mais il ne faut pas te faire de bile."

Flavie se leva, un peu incertaine, avant de faire confiance à son ami.

"Je ne vais pas te gêner plus longtemps alors. Je reviendrai plus tard. En attendant, repose-toi."

Il sourit, lui dit un faible "à plus tard" et la regarda partir et claquer la porte, comme elle l'avait toujours fait. Une manie un peu irritante, mais c'était bien là son seul défaut. Ça et son rationalisme exacerbé. Et son caractère obtus. Et son ton parfois cinglant. Et sa manie de toujours avoir raison. Mais c'était bien tout ce qu'on pouvait lui reprocher. Son grand cœur et sa bienveillance comblaient bien assez ces quelques lacunes.

Émile resta assis quelques instants, inspira un grand coup puis se leva. Elle avait presque raison, il fallait qu'il se change les idées. Et tant pis si un patient venait à se présenter. Une petite balade ne lui ferait pas de mal. Il avait toujours aimé se balader, la région s'y prêtant particulièrement.

Le médecin enfila son manteau marron avec une certaine lenteur, histoire de ne pas prendre froid, et sortit en claquant lui aussi la porte.

ACTE 1

Le fond de l'air était frais. L'humidité ambiante, les feuilles orange et marron qui tombaient par terre, formant peu à peu une légère couche dans laquelle ses chaussures s'enfonçaient, ces quelques nuages grisâtres épars… Pas de doute, il était bien en automne. Émile avait toujours aimé cette période de l'année, cet instant encore incertain parmi les saisons, le lien parfait entre les étés trop chauds et les hivers trop froids, la bataille sans fin entre la vie trop vive et la mort trop inerte. Presque sa situation en somme.

Il chassa vite cette réflexion si noire. Il était sorti pour se changer les idées, pas se morfondre plus encore, comme peu après le décès de sa femme.

Cette fois-ci, il avait décidé d'aller plus loin que d'habitude. Il avait fini, au bout de toutes ces années, par arpenter tous les sentiers qui s'offraient à lui, ce qui le faisait se sentir encore plus vieux. Il n'avait jamais quitté la Savoie depuis son arrivée dans le département, il y avait… bien trop longtemps. À court de promenades, une de ses seules activités favorites, alors que la veille elles lui semblaient encore en nombre illimité… Comme quoi, tout avait une fin.

Ces sombres pensées le firent frissonner. Il se sentait comme au bord d'un abîme, prêt à chuter à tout instant. Arriverait-il à aller jusqu'au bout de sa promenade alors qu'il n'y en avait déjà plus ? Une vive réflexion lui vint : puisque c'était comme ça, il allait se créer lui-même son chemin ! Sans vraiment y penser, il quitta le sentier et se mit à grimper les collines d'un pas rapide. La marche était plus rude, les pentes assez peu praticables et les buissons sans cesse à lui bloquer le passage. Émile marchait, sans savoir où il allait, sans réfléchir à son parcours, sans se soucier de ses problèmes : il marchait, et c'était tout.

Au bout d'à peine quelques minutes, il arriva en haut de la butte, essoufflé. Cette espèce d'adrénaline qu'il avait ressentie à quitter la route venait de retomber, et il se sentait un peu bête d'avoir presque couru sans aucune raison valable. Il avait failli tomber plusieurs fois, et il se doutait qu'une chute à son âge signerait sa fin.

Émile s'essuya le front d'un revers de manche et entreprit de reprendre son souffle. Il en profita aussi pour regarder autour de lui. La vue sur Pralognan-la-Vanoise était magnifique d'ici. Cette ville était bien plus belle lorsqu'on la regardait d'au-dessus. De là où il était, il pouvait embrasser d'un regard toute la vallée. Un endroit à retenir donc, ce col méritait qu'on y revienne. Comment avait-il fait pour ne pas le trouver durant toutes ces années ? Et pourquoi aucun chemin ne l'indiquait ? Un vague morceau de grillage trainait au sol. En avait-il un jour interdit l'accès ?

Émile se retourna et fit face à un autre défilé qu'il ne connaissait pas, ce qui l’intrigua. Il n'en avait jamais entendu parler. Une toute nouvelle vallée, un peu cachée parmi les autres, suffisamment petite pour ne pas être remarquée par des randonneurs de passage, mais assez grande pour ne pas ressembler à un simple ravin. Et au centre, une forêt. Grande, remplissant presque entièrement les lieux, et composée uniquement de bouleaux. Des bouleaux, plein de bouleaux, uniquement des bouleaux.

Sa curiosité piquée, il descendit à pas lents et s'approcha prudemment des arbres. Lui qui pensait avoir tout vu dans les environs, le voilà qui était surpris. Comment avait-il fait pour rater un endroit pareil ?

Le sol, couvert de feuilles, d'herbe et de mousse, semblait étrangement mou, et absorbait le son de ses pas. En conséquence, il aurait dû mieux entendre les petits animaux qui peuplaient habituellement les lieux. Et pourtant non. Les seuls bruits qu'il discernait étaient le souffle du vent parmi les branches ainsi qu'occasionnellement sa respiration. Le calme ambiant était suspect, voire même inquiétant. Où étaient donc passés tous les oiseaux ? Il n'y avait que des bouleaux, des bouleaux à perte de vue, des bouleaux dans toutes les directions. Comment était-ce possible ?

Il s'enfonça parmi les arbres, observant tout autour de lui. Mais toujours la même végétation. Toujours ces mêmes bouleaux. Émile s'arrêta devant l'un d'eux. L'écorce argentée, les fines lamelles qui s'en détachaient, ces feuilles d'un jaune si beau… C'était un bel arbre, pour sûr. Betula… Betula quelque chose, il ne se souvenait plus du nom exact.

Le médecin fronça les sourcils. Un cœur. Le tronc avait vaguement la forme de cet organe qu'il connaissait si bien. Enfin, la version imagée que tout le monde a à l'esprit. Voilà qui était amusant. La nature était capable de biens de choses étranges…

Il n'y avait plus de cœur. Il avait été comme absorbé par le tronc. Émile se pencha pour mieux regarder, mais le fait était là : l'écorce s'était modifiée sous ses yeux. Comment était-ce possible ? Il l'avait bien vu pourtant ! Où était donc passé ce…

Émile recula. Le tronc se tordait légèrement, comme animé d'une force mystérieuse. Lentement, comme si chaque mouvement réclamait de l'énergie. Peu à peu, des boursouflures apparurent, des trous se creusèrent et des branches poussèrent jusqu'à progressivement former un pouce levé. Le médecin était paralysé par la terreur : il n'arrivait pas à se décider à fuir, alors que le danger était bel et bien là. Quelque chose de terriblement inconnu se produisait sous ses yeux.

Quelques secondes après, la main disparut, et laissa place à une nouvelle forme, celle d'un sourire. Son côté sérieux reprit le dessus, et Émile bougea très lentement, de peur d'effrayer et de courir un danger. Cette… chose, là, ne semblait pas vouloir l'attaquer, pour le moment. Ses méninges se mirent à chercher une solution : de toute évidence, il y avait comme une tentative de communication. En réponse, il leva la main, signe universel de paix. Sur quoi était-il tombé ?

Sa réaction parut satisfaire l'arbre, qui modifia son tronc pour représenter une chaise. Émile s'assit par terre, obéissant à ce possible ordre donné. Était-il vraiment en train d'obtempérer à un arbre ?

La mousse légèrement humide était confortable, et ce simple contact lui fit prendre conscience que oui, il était justement conscient et pas en train de rêver.

L'écorce changea de nouveau de forme. Cette fois-ci, c'était de nouveau un cœur, associé à un point d'interrogation.

Une question, l'arbre lui posait une question. Est-ce qu'il était vraiment sur le point de répondre à un arbre ? Il hocha la tête tout en lâchant un "oui" peu convaincu.

Une conversation s'engagea alors. Au rythme assez lent, les modifications de l'arbre dans le but de communiquer ne permettant pas de rapides réponses, les propos échangés n'étaient pour autant pas dénués de bon sens et d'intérêt. Le ton était bienveillant, le tronc aussi, et les mots commencèrent peu à peu à sortir plus facilement. Chacun en apprenait petit à petit un peu plus sur l'autre. Après plusieurs dizaines de minutes, l'atmosphère s'était réchauffée, et ils se mirent à discuter de tout et de rien, comme deux amis autour d'un bon repas. Mais c'était entre un bouleau et un humain. Émile peinait encore à y croire. Les arbres n'étaient pas censés faire ça. Ils étaient censés rester immobiles et pousser gentiment. Tout ceci était-il réel ?

Peu à peu, la discussion se concentra sur Émile, sans même qu'il ne s'en rendît compte, tellement il était déconcerté par la situation, et plus particulièrement sur son passé. Tout naturellement, peut-être parce qu'il n'en avait jamais vraiment parlé, peut-être parce qu'il ne considérait pas cette conversation comme complètement réelle, peut-être aussi parce que c'était un moyen comme un autre de faire un bilan sur sa vie, Émile raconta son histoire. Lui qui tenait tant à faire un bilan sur son existence, voilà qu'il était servi. D'une manière à laquelle il ne s'attendait pas du tout, certes, mais il pouvait enfin se livrer.

Ainsi donc, il était né d'un père tirailleur algérien pendant la Première Guerre mondiale et d'une mère infirmière. Les deux s'étaient rencontrés dans un hôpital, et ne s'étaient plus jamais quittés. Émile avait passé sa petite enfance dans un village perdu, dont il ne se souvenait même plus du nom. Ses camarades le rejetaient à cause de sa couleur de peau, et lui menaient la vie dure.

Il s'était réfugié dans les études, domaine où il excellait, sans aucune possibilité de calmer ces discriminations. Personne ne souhaitait l'aider, voire même le comprendre, et surtout pas son père. Celui-ci, très croyant, recommandait à son fils de prier Dieu afin de se soulager de sa solitude. Mais face à l'inefficacité de ses supplications, Émile s'était résolu à son sort, et avait cessé de croire en une quelconque divinité. Il ne pouvait compter que sur lui-même, sur son intellect, mais surtout sur sa raison, afin de distinguer celles et ceux qui n'étaient que de vulgaires racistes.

Ce devait être aux alentours de ses six ans qu'un événement étrange était venu un peu pimenter cette vie si âpre. Il y avait quatre gamins, quatre brutes qui le terrorisaient, dont les noms avaient été effacés par les années. Émile se faisait sans cesse malmener par cette bande de voyous, ne pouvant ni se défendre ni demander de l'aide aux autres. Les coups furent donc nombreux pendant cette période à s'abattre sur son pauvre corps frêle, causant ecchymoses, saignements et parfois même de sérieuses estafilades, qui mirent bien trop longtemps à cicatriser. Une fois, ils l'avaient tellement frappé et humilié devant les autres, que le soir il avait pensé à mille et un plans horribles afin de les supprimer. Torture, équarrissage, dépeçage… Tout le vocabulaire y était passé. Il n'avait jamais ressenti une telle rage auparavant, toutes ces remarques désobligeantes et ces actes déplacés qu'il avait subis pendant toutes ces années s'étaient comme concentrées en quelques pensées bien précises. Ça avait été plus qu'une simple colère enfantine. Une haine profonde, viscérale, indicible… Et quelques jours plus tard, ces quatre gosses avaient été retrouvés morts, étripés par une créature sauvage, que la police n'avait jamais retrouvée. Émile avait alors ressenti ce jour-là un plaisir malsain à voir ses tortionnaires massacrés d'une façon encore plus horrible que celles qu'il avait imaginées. Sa vengeance avait pris acte, sans aucune intervention divine. Le hasard avait bien fait les choses décidément.

Bien évidemment, avec le recul, ces pensées lui paraissaient absolument horribles. Personne ne méritait de mourir, ses années de médecine le lui avait appris. Comment avait-il pu avoir de tels sentiments à leur égard ? Trop jeune et inconscient peut-être.

C'était ce genre de souvenirs qui le hantait, même après toutes ces années. Impossible pour lui d'oublier ces moments qu'il considérait aujourd'hui comme honteux. Ces pensées qui le torturaient, qui l'empêchaient de répondre "oui" à la question que certaines personnes se posent avant de partir : ai-je laissé une bonne impression sur cette planète ?

En avoir parlé lui avait fait du bien. Émile se sentait un peu plus apaisé. C'était bien la première fois qu'il partageait un secret aussi lourd de son passé. Enfin, plutôt la deuxième fois. Sa femme avait été sa confidente primeraine, pendant un court laps de temps hélas. Bref, il avait l'impression d'être plus léger, plus détendu, moins sombre.

En réponse, l'arbre adopta au bout de quelques minutes la forme d'un de ces cadavres qui autrefois le harcelaient. La ressemblance était horriblement frappante. Tout y était, comme s'il était revenu sept décennies en arrière, lorsque tout le village s'était rassemblé autour de ces quatre petits corps ensanglantés et qu'il s'était frayé un chemin parmi la foule pour mieux les voir et se délecter du massacre. Le cadavre était dans la même position, le même air effrayé sur le visage, le même regard vide… C'en était une copie parfaite. Émile en avait reculé de surprise. Il se demanda jusqu'où les pouvoirs de métamorphose de ce bouleau pouvaient aller.

Cependant, quelque chose l'intrigua. Le corps avait été parfaitement reconstitué, mais les blessures… Les blessures n'étaient pas comme dans ses souvenirs. Il se rappelait de coups de griffes et de traces de morsures qui auraient pu appartenir à un animal comme un loup, un gros chien ou un renard. Mais là, les traces n'avaient rien à voir. La mâchoire de la créature devait faire une bonne cinquantaine de centimètres et posséder deux rangées de dents énormes. Les griffes, sûrement au nombre de six, avaient tranché la chair comme si elles avaient été des rasoirs. Tout ceci ne devait pas appartenir à une créature commune. Pourquoi de telles différences avec ses souvenirs ?

Non.

Non, ce qu'il voyait était ses souvenirs.

Oui, il se souvenait maintenant. Il se souvenait de tout ce qui avait suivi. Et qu'il avait oublié. Et que tout le village avait oublié.

Les corps défigurés par cette mystérieuse créature, les étranges témoignages qui ont suivi, les battues des chasseurs qui revenaient systématiquement sans leurs chiens, ces bruits effrayants la nuit, ces silhouettes au loin lors du crépuscule, leur décision de quitter le village…

Et ces personnes mystérieuses qui étaient venues un jour, et avaient distribué à tout le monde de petites pilules… Avant que tous les villageois oublient comme par magie, dont lui-même, ces événements qui auraient dû rester gravés dans la mémoire de n'importe quelle personne.

Ce qui lui faisait le plus peur n'était pas la redécouverte de l'existence d'une créature potentiellement mortelle, ni de celle d'une possible organisation qui pouvait camoufler la vérité de cette manière, et encore moins de la fin encore plus terrible pour ses tortionnaires, non. C'était de se rendre compte qu'une partie de sa vie avait été basée sur un mensonge, auquel il avait cru pendant toutes ces années. Une partie de ce qu'il considérait comme étant inamovible venait de s'effondrer.

Émile se releva en s'époussetant, chancelant sous le coup de l'effort et de l'absurdité de la situation. Il avait besoin de réfléchir, trop de questions se bousculaient dans son esprit. Son manteau était un peu humide et ses doigts étaient presque gelés. Levant la tête, il s'aperçut de l'heure tardive : le ciel commençait à s'assombrir au-dessus de lui, et la température était presque glaciale. Il avait dû discuter presque tout l'après-midi.

L'arbre lui demanda ce qu'il faisait, et Émile répondit qu'il reviendrait demain. Puis il reprit le chemin du retour, marchant d'un pas presque mécanique, tentant vainement de faire le vide dans son esprit.

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Son passé était donc faux.

Du moins, en partie seulement. En admettant que ce qui venait de se passer était réel, ce qui était déjà une épreuve assez dure pour lui une fois le calme de la forêt délaissé, il venait d'assister à… une version alternative de son passé. Qui n'avait au final, si elle se révélait vraie, que peu d'impact sur son histoire : quelle que soit celle qui avait effectivement correspondu à la réalité, tout se serait déroulé exactement de la même manière. Les gens auraient arrêté de le regarder avec mépris, ses camarades de le chahuter, et ses parents auraient tout de même choisi de déménager.

Oui, même si elle avait été légèrement modifiée, son histoire restait la même. Il n'y avait pas de soucis à se faire. Ce n'était au final qu'un… qu'un détail.

Ou alors…

Ou alors cet arbre avait fait n'importe quoi. C'était tout à fait possible. Lui montrer de fausses choses, assez proches de la réalité pour jouer sur les zones d'ombre de ses souvenirs. Cela s'était passé il y avait près de soixante-dix ans tout de même, il n'était pas à l'abri de quelques imprécisions.

Et puis les bouleaux n'étaient pas censés faire ce genre de choses. Comment cela avait-il donc été possible ? Tout ceci ne devait être qu'un rêve, évidemment. Enfin, pas forcément un rêve, mais quelque chose dans ce genre. Oui, évidemment. Cela ne pouvait pas en être autrement. Le monde était censé être logique.

Et pourtant, il s'en souvenait comme si c'était la veille. Le moindre détail lui apparaissait nettement. Si on avait pu extraire toutes ces images de sa tête, on se serait retrouvé avec un film complet. Aucune zone floue, aucun élément ayant été dégradé par les années, rien qui ne semblait avoir été affecté. En même temps, toute sa vie il s'était ressassé cet instant tragique, pas étonnant que le souvenir soit si vif, surtout si on lui annonçait qu'il était faux.

Non, il ne pouvait pas être faux.

Il…

Il…

Il faudrait qu'il vérifie demain. Qu'il vérifie. Qu'il se calme avant tout. Ce qu'il venait de vivre l'avait profondément perturbé. Il devait prendre du recul, récupérer son esprit analytique, de nouveau faire confiance à sa raison… Bref, qu'il se reconcentre. Une bonne nuit de sommeil devrait lui permettre d'assimiler toutes ces informations contradictoires afin d'en tirer une conclusion cohérente. Comme… comme chercher des preuves par exemple. C'était un bon début ça.

Plus facile à dire qu'à faire quand les événements dataient de plus de soixante-dix ans. Aucune chance de retrouver quoi que ce soit de potable. Ou alors…

La vue de l'immeuble dans lequel il habitait stoppa net ses pensées. Il y était revenu sans même réfléchir au chemin, mécaniquement.

Émile poussa la porte de verre et s'empressa de rentrer dans le hall carrelé. La différence de température fit que de la buée se forma sur ses lunettes. Il s'arrêta pour les essuyer, jusqu'à ce qu'il remarque une personne qui semblait l'attendre. Une jeune femme, le nez aquilin, les cheveux bruns. Probablement une étudiante. Elle semblait légèrement embarrassée. Sûrement à cause de l'heure avancée.

"Docteur Sneagor ?"

Un peu pris au dépourvu, il acquiesça.

"Auriez-vous du temps pour une consultation ?

- Bien… bien sûr."

Une cliente à cette heure-ci ? Voilà qui était bien inhabituel.

Tout comme toutes ces questions qui l'obsédaient.

Mais il était de son devoir de médecin de répondre à toutes les demandes, quelles qu'elles soient. Il la conduisit dans son cabinet afin de rapidement l'ausculter. L'horloge murale indiquait 19h26 : cette demande devait sûrement souffrir de quelques impératifs qui lui étaient méconnus.

L'examen fut cependant très rapide : quelque chose la grattait. Juste ceci oui. Une auscultation à une heure pareille pour si peu. Voilà qui frustra un peu le médecin. A priori des suites d'une balade en forêt quelques jours auparavant. Émile pensa au début à une quelconque tique, mais ses recherches un peu expéditives, dues à toutes ces questions qui le taraudaient, ne permirent pas de mettre à jour la moindre trace d'un intrus de la sorte. Rien non plus au niveau d'un possible contact avec des orties ou une autre plante urticante. Aucune allergie et encore moins de maladie : gale ou varicelle, rien qui indique leur présence.

Émile décida au final de renvoyer cette patiente chez elle, avec comme recommandation de revenir si ça s'aggravait ou continuait. Le tout s'était déroulé en moins d'une dizaine de minutes. Une simple interruption dans son problème.

Une fois de nouveau seul, Émile reprit le cours de ses sombres pensées. Ces questions l'obsédaient. Pourquoi avait-il autant de mal à y répondre ? Les solutions auraient dû être évidentes, rapides, concises. Et pourtant, il ne cessait de retourner ces interrogations, n'hésitant pas à envisager l'impossible, reniant ces principes de logique qu'il s'était construits tout au long de sa vie, remettant en question des notions qu'il pensait auparavant inaltérables.

Et tout ça seulement à cause d'un arbre. Un arbre certes très… spécial, mais qui avait pu raviver la vérité qui s'était perdue au fil des années.

Bon sang, qu'est-ce qui lui arrivait ? Voilà qu'il commençait peu à peu à basculer dans l'irrationnel. Il fallait qu'il se reconcentre. Qu'il se base sur des faits avérés, et non pas des souvenirs imprécis. Il était un scientifique bon sang. Pas un de ces spirituels qui croyaient tout ce qu'on leur disait.

Demain, il mènera une… série de vérifications, et tout rentrera dans l'ordre. Voilà, rien de bien compliqué. La vérité sur cette affaire éclatera. La vérité. Rien que la vérité.

Il entendit la sonnette de la porte d'entrée. Émile se releva brusquement, surpris.

QUI ÉTAIT-CE !?

Ses idées se bousculaient dans sa tête fragile, à un tel point qu'il n'arrivait plus à produire quoi que ce soit de sensé. Des bouts de phrases et des paroles s’entremêlaient sans rien donner d'autre qu'une visible confusion.

"Émile ? Tout va bien ? Je t'ai entendu rentrer et…"

Lentement, ses neurones se reconnectèrent à la réalité. Il reprit son souffle. C'était Flavie. Tout allait bien. Flavie, son point d'accroche dans cette réalité. Son phare lorsqu'il se sentait perdu dans les ténèbres du doute. Sa raison de vivre parfois aussi. Il s'emballait.

"Entre donc."

Sa voisine apparut presque dans son bureau. À la mine inquiète du médecin, elle se rapprocha de lui et lui demanda :

"Que se passe-t-il ?

- Rien… Rien je te dis."

Il se passa la main dans les cheveux, gêné de paraître aussi vulnérable. Lui qui avait toujours été un modèle de référence pour Flavie, voilà qu'il ne pouvait plus assumer son rôle. Sa fin était donc vraiment proche… Et pas moyen de faire un fichu bilan sur sa vie.

"Simplement fatigué…"

Sa voisine, s'assurant une dernière fois qu'il ne risquait rien, décida de le laisser tranquille. Elle le connaissait souvent silencieux, à toujours émettre de bons conseils après un certain moment de réflexion. Lui laisser du temps était sûrement la meilleure chose à faire.

Flavie lui dit qu'elle repasserait demain. Elle avait plein de choses à lui raconter.

Il fut de nouveau seul, dans cet appartement qui lui paraissait si grand.

Seul.

Seul avec ces pensées si noires et ces doutes si angoissants.


Il fit un rêve cette nuit.

Alors qu'il se tournait et se retournait dans son lit, ressassant les événements de la journée et espérant que les doux bras de Morphée viennent le cueillir pour le délivrer de ses pensées, il crut entendre un bruit dans l'appartement. Comme un craquement. Un craquement qu'il parvenait cependant à identifier : des lattes du plancher signalaient par leurs cris de souffrance que quelqu'un venait d'entrer dans le salon.

Il n'attendait personne pourtant. Qui venait le déranger à une heure pareille ? Ça ne pouvait être que pour une urgence. Une urgence médicale. Il était médecin, et on avait besoin de ses précieuses compétences. Mais alors, comment expliquer que cette personne ait réussi à entrer ? Était-ce Flavie ?

Non, quelque chose clochait. Il y avait comme… une présence néfaste dans la maison. Comme quelqu'un qui n'était pas à sa place. Il fallait qu'il aille voir.

Émile s'était donc levé, dans l'obscurité et le silence le plus total. Il s'était approché de la porte de sa chambre et avait écouté. Un faible bruit de mousse et de ressorts : quelqu'un s'était assis dans un des fauteuils. Et rien d'autre.

Il n'y comprenait plus rien. Que se passait-il donc ? Pourquoi un tel comportement ? Devait-il appeler la police ? Dommage que le téléphone se situât justement dans le salon. Se saisir d'une quelconque arme ? Rien d'assez menaçant dans la chambre. La fenêtre ? Inutile puisqu'il se situait au troisième étage.

Ne sachant que faire, porté par cette incompréhension latente et la fatigue, il s'avança simplement et entra dans le salon. Ce lieu dans lequel il avait passé tant de temps lui paraissait tout à coup étranger. Comme s'il n'était pas chez lui. Pourtant, c'étaient bien ses meubles, son parquet, son horloge murale, ses livres éparpillés. Il avait beaucoup de souvenirs associés à chaque objet. Comment il les avait obtenus, pourquoi il les avait choisis, qu'est-ce qu'ils signifiaient pour lui… La plupart du temps, tout tournait autour de sa femme. Elle avait toujours eu bon goût, et avait réussi à transmettre cette qualité à son mari le peu de temps qu'ils avaient vécu ensemble.

L'intrus ne l'avait ni vu ni entendu. Il était tranquillement assis, de dos à Émile. Voilà qu'il avait un avantage décisif. Il aurait pu prendre cette personne par surprise. Il aurait pu se glisser dans la cuisine pour se saisir d'une arme. Il aurait pu quitter l'appartement. Mais Émile se sentait comme forcé de rencontrer cet individu, comme s'il ne pouvait fuir cette situation, comme si l'entretien était inévitable et qu'il ne servait à rien de le repousser plus longtemps.

Alors, pas à pas, il se rapprocha lentement du fauteuil. Son appréhension montait. Émile le contourna jusqu'à faire face à cet individu, et la stupeur le saisit.

C'était lui. Le même visage, le même regard, les mêmes vêtements, le même air fatigué, le même positionnement des jambes lorsqu'il s'asseyait… Aucun doute là-dessus. C'était lui. Mais ça ne pouvait pas être possible. Il n'y avait qu'un seul Émile Sneagor, et ce n'était pas la personne assise dans ce fauteuil.

"Qui… qui êtes-vous ?"

Celui qui lui ressemblait en tout point garda quelques instants le silence avant de lentement lui répondre d'un air indifférent :

"Tu ne peux être moi."

Cette déclaration ne fit que plonger plus encore Émile dans l'incompréhension la plus totale.

"Donc tu n'es personne."

Cette phrase déclencha une réaction bizarre dans l'esprit du médecin. Il se sentait perdu, paniqué. Comme si l'individu avait réussi à toucher une corde particulièrement sensible au fond de lui. Mais pourquoi une telle réaction ? Que signifiaient donc ces paroles ?

Émile détacha lentement son regard de sa doublure et se tourna vers la fenêtre.

Il n'avait plus de visage. Plus de nez, plus d'oreilles, plus de bouche, plus de rides, plus de cheveux. Juste une boule lisse posée sur un pyjama.

Sa première réaction, en tant que scientifique, fut de se demander comment il pouvait continuer à respirer, se voir ou entendre le tic-tac de l'horloge. Puis il comprit : il était devenu personne. Plus rien ne le différenciait des autres dorénavant, à part cette absence de différences justement. Tout ce qui faisait de Émile Émile justement avait quitté sa figure. Sans celle-ci, comment pouvait-il prétendre être lui-même ?

Il se sentait mal, prêt à vomir. Émile tenta de se retenir à la fenêtre, qui lui renvoyait son absence de visage.

Qui était-il alors ?

Il s'affaissa par terre, alors que sa doublure, ou plutôt le vrai Émile, se levait et se penchait au-dessus de lui. Il n'eut aucun sourire, aucune parole, aucune réaction.

Puis ce fut le noir.


Le lendemain, il se réveilla un peu nauséeux et l'esprit pâteux. Il était encore plus fatigué que la veille. Émile se leva sans vraiment savoir quoi faire, titubant parmi les pièces jusqu'à arriver dans son salon, où il ouvrit la plus grande des fenêtres pour prendre l'air. Cette fraîcheur lui fit le plus grand bien et chassa peu à peu les brumes encore épaisses de sommeil. Émile inspira profondément et clarifia ses pensées. Sa nausée redescendit bien vite, et il sourit à la ville qui commençait à reprendre son activité. C'était une belle journée qui s'annonçait. Jusqu'à ce que les souvenirs de la veille lui reviennent brusquement, ainsi que ce terrifiant cauchemar.

Le doute une fois de plus le submergea. Avait-il vraiment assisté à un événement aussi… singulier ? Si oui, ce qu'on lui avait… rappelé était-il vrai ? Des questions qui lui semblaient totalement incongrues sans contexte, et plus encore avec.

Il devait vérifier, coûte que coûte.

Il s'emballait.

Ses mains tremblantes étaient agrippées au rebord de la fenêtre, sa respiration saccadée et son cœur battait dans sa poitrine.

Était-ce donc la peur qui l'envahissait ? La peur que non seulement cette entité sylvestre existe bel et bien, mais aussi qu'elle ait raison et qu'elle lui fasse redécouvrir d'autres mensonges de son passé ? La peur qu'au final sa vie ne soit pas celle dont il se souvenait ? La peur de s'être basé sur de faux événements pour construire sa personne ? La peur de mourir en étant personne ?

Absurde absurde. Il fallait qu'il se pose ce genre de questions au moment où il commençait à avoir des doutes. C'était bien lui ça. Toujours à hésiter au mauvais moment. Ah Ah.

Une simple promenade permettrait de lui éclaircir les idées.

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Contre toute logique, il y avait donc bel et bien un arbre capable de métamorphose dans cette forêt. Plusieurs même. Cet endroit en était rempli. Émile n'avait pu évaluer leur nombre, mais il y en avait "beaucoup", ce qui même pour lui signifiait une quantité considérable. Chacun semblait posséder une personnalité différente : certains semblaient surtout concernés par le confort d'Émile, d'autres discutaient de tout et de rien en imitant des formes et des objets qui avaient l'air au premier coup d’œil d'être aléatoires. Tous ces arbres formaient une joyeuse et calme bande d'individus sages et attentifs aux moindres paroles. Ils l'avaient accueilli et entamé la conversation avec lui. Polis, sympathiques et compréhensifs, toujours à ramener les propos sur le passé du médecin malgré ses réticences. Émile voulait juste s'assurer que ce qu'il avait vu la veille était possible et… il semblait bien que oui. Ses craintes s'étaient révélées fondées.

Enfin, du moins dorénavant il savait que de… tels végétaux existaient. Que les bouleaux, du moins certains, pouvaient adopter un comportement… singulier. Très singulier oui. Trop pour qu'il puisse expliquer avec ses connaissances. Existait-il seulement un moyen de rendre logique et possible cette situation ? Il ne savait que répondre à cette question.

Par contre, quant à la véracité de ces "souvenirs"… Ça restait à prouver. Oui oui. Ça restait à prouver. Du moins, Émile espérait qu'il ne trouverait pas de moyen de prouver ces ressouvenances. Qu'elles puissent rester floues et incomprises.

Au final, ces petites discussions lui faisaient un peu de bien, si il ignorait ces tourments dans lesquels elles l'avaient plongé. Il n'avait jamais pu parler de son passé de manière si ouverte, ayant été en froid avec ses parents jusqu'à leur décès et perdu sa femme bien trop tôt. Émile se sentait d'un certain côté plus léger, plus serein, plus apte à quitter ce monde.

Mais hélas, il avait aussi peur que de nouveaux souvenirs se révèlent faux à leur contact. Que finalement, il ne soit pas vraiment celui qu'il pensait être. Qu'il se soit construit sur des mensonges.

Un possible nouveau mensonge qui venait de se révéler à lui.

Encore un.

Ce n'était donc pas un événement isolé.

Combien de ses souvenirs étaient faux ? COMBIEN ?

COMBIEN ÉTAIENT VRAIS AU FINAL ?

Alors qu'il quittait la forêt, Émile essaya de remettre de l'ordre dans ses pensées, le cœur battant et les mains tremblantes. Il venait une fois de plus de faire face à une version différente, une version dont il arrivait à se rappeler les moindres détails.

Celui-ci remontait en 1943. En octobre 1943 plus précisément.

Il habitait encore chez ses parents à cette époque, la faculté de médecine se trouvant non loin de leur nouvelle résidence. Les relations avec son père étaient… difficiles. Tendues. Leur point de vue étant diamétralement opposés sur la question de la religion, les disputes étaient fréquentes, la plupart du temps sur des sujets futiles.

Cette personne qu'il admirait autrefois, à travers ses aventures au Maroc ou dans les tranchées, lui apparaissait dorénavant comme un détestable intégriste chrétien. La figure paternelle adorée avait laissé place à celle d'un inconnu difficile à supporter. Pour l'agacer, Émile n'hésitait pas à se décrire comme un athée rationnel, exempt de toute influence néfaste et obscurantiste. Il essayait de tout faire pour contredire son père, n'hésitant pas à faire ressortir l'absurdité de sa situation. Leurs discussions ne menaient à rien, seulement à des disputes toujours plus amères. Au final, ils se parlaient peu et faisaient tout ce qui leur était possible pour ne pas se croiser. Sa mère, prise au beau milieu de ce débat, avait hélas préféré rester silencieuse.

Pourtant, un événement vint chambouler ce désolant quotidien : la Seconde Guerre mondiale. D'un commun accord, acte plutôt surprenant, ils avaient décidé de rester neutres à l'égard du conflit. Pas de collaboration, pas de dénonciations, pas de Résistance, pas d'aide. Les revenus du père, ainsi que les études du fils, permettaient de tenir les soupçons au loin. La famille apparaissait juste comme… désintéressée, éloignée, détachée de ce conflit.

Ils auraient pu patienter tranquillement jusqu'à la Libération, mais un jour, la mère, prise de pitié, décida d'accueillir des réfugiés juifs, fuyant les rafles. Au début contrariés, souhaitant rester neutres, les deux Sneagor finirent par accepter à contrecœur. Le père, peu à l'aise avec cette différence de religion, consentit pour prouver à son fils que sa foi pouvait aussi sauver des vies. Quant à lui, il fut réticent d'accueillir des personnes qui possédaient une dévotion qui lui semblait ésotérique, mais leur permit de rester, afin de montrer à son père que l'absence de religion menait à la tolérance.

C'était avant tout un duel d'hypocrisie qui se jouait dans cette maison, l'un souhaitant prouver à l'autre qu'il avait raison.

Alors ces quatre réfugiés s'étaient cachés dans la cave. Ils ne demandaient qu'un peu de nourriture, et passaient la quasi-totalité de leur temps dans cette pièce, n’interagissant quasiment pas avec les propriétaires, ne faisant presque pas de bruit. À peine étaient-ils là. Leur petit manège les avait intrigués, mais ils avaient décidé de ne pas en tenir compte : tant qu'ils se montraient discrets, ils ne pouvaient rien leur reprocher. Les quelques craintes relatives au fait d'accueillir une culture différente s'étaient peu à peu effacées.

Ces pensées et réflexions lui apparaissaient dorénavant terriblement xénophobes, indignes de la personne tolérante et ouverte d'esprit qu'il pensait être devenu. Même si diverses excuses lui venaient à l'esprit, comme l'époque, la guerre, la méconnaissance du sujet, Émile se sentait coupable d'avoir pu un jour adopter un tel point de vue. Lui qui avait subi les mêmes brimades auparavant, pourquoi avait-il eu autant d'animosité envers ces personnes qui auraient dû au contraire mériter sa pitié ?

Il était, heureusement, devenu avec le temps un peu plus indulgent, moins fermé, plus compréhensif. Du moins l'espérait-il.

Et puis un jour, un voisin a dû trouver suspect leurs dépenses en nourriture. Ou leur comportement un peu plus discret et renfermé. Ou cette habitude de mieux verrouiller les volets le soir. Ou un autre détail intrigant. Bref, le tout est que les Sneagor reçurent un jour la visite d'une brigade qui avait décidé, comme par hasard, d'inspecter les lieux. Les assaillants étaient rentrés sans autorisation, avaient commencé à fouiller en vidant par terre les différents meubles et menacé la famille avec leurs armes. Tout s'était déroulé si vite qu'ils n'avaient rien pu faire, même pas prévenir leurs réfugiés.

Émile se souvenait parfaitement de cette scène. De ces fusils pointés sur lui, du sourire sadique de cette personne qui le tenait en joue, fière de tenir entre ses mains quelqu'un de désarmé et d'une couleur de peau différente. De ces ordres proférés, de cette tension, de cette peur de mourir…

Et puis ils étaient intervenus.

Ceux qu'ils avaient

supportés.

protégés. Comme s'ils leur rendaient la pareille.

Des statues de pierre, animées par… par quelque chose, étaient alors sorties de la cave. Ces entités se sont ruées sur les soldats, qui ont vite été massacrés. Celles-ci devaient faire dans les trois mètres, posséder une stature imposante et des traits grossiers. Les intrus n'avaient eu aucune chance de toute façon. Les balles sont inefficaces contre la pierre. Les os ont craqué, le sang a giclé, les hurlements ont résonné dans toute la maison. Les corps ont été réduits en bouillie.

Et une fois de plus, Émile avait ressenti cette morbide attirance, ce plaisir à voir ces personnes si arrogantes, si sûres d'elles, si odieuses, se faire arracher les membres et écraser par ces êtres de pierre. OUI ! Avec leurs sourires hypocrites, leurs fausses bonnes manières et leurs remarques pitoyables. Ces ordures avaient eu ce qu'elles méritaient. Ils s'étaient crus supérieurs, et ils en étaient morts.

Cet afflux de sentiments si négatifs, d'idées si noires, de pensées si horribles… Émile en eut presque le souffle coupé. Comment avait-il pu concevoir de telles réflexions ? Elles étaient si… éloignées de lui. Il ne pouvait pas être aussi mauvais au fond de lui. Il était devenu médecin afin d'aider les gens, pas se complaire de leurs souffrances.

Après le massacre, les réfugiés étaient remontés de la cave. Ils s'étaient enquis de leur état, avaient nettoyé et rangé la pièce, enterré les cadavres et, devant les airs traumatisés des habitants, leur avaient fait boire une curieuse mixture, avant de quitter les lieux.

Ça, c'était la version dont il venait de se rappeler.

La version que l'arbre lui avait montrée.

La vraie version ?

Jusque-là, Émile s'était toujours imaginé qu'il n'avait été qu'un passif observateur de cet événement. Rien à se reprocher, mais pas de quoi en être fier non plus. Un désagrément temporaire. Une période certes difficile, mais rien de plus.

Et voilà qu'il apprenait qu'il avait eu un rôle, certes minime, mais un rôle tout de même.

Un rôle qu'il avait oublié.

Encore.

Émile rentra finalement dans son appartement, et se laissa tomber sur son fauteuil. Toutes ces réflexions le fatiguaient. Il s'épuisait à essayer de trouver de la logique dans toutes ces révélations. Si jamais il y en avait une. Existait-il seulement des règles et des principes qui régissaient cet univers qu'il pensait auparavant ordonné et inaltérable ?

Ainsi donc, le surnaturel aurait une fois de plus empiété sur sa vie, volé une partie de son passé, falsifié ses souvenirs.

Et si tout son passé était faux ? Et si tout ce qu'il considérait comme vrai ne l'était plus ? Sa naissance, son enfance, ses études, son mariage, sa famille, ses amis, lui-même ?

Non.

Non.

Non non non.

Cette fois-ci, c'était allé trop loin.

Trop d'incohérences, trop de surnaturel, trop de doutes.

Son esprit rationnel avait repris le dessus. Il s'était un peu emballé.

Ce n'était pas possible, voilà tout. Ou peut-être si, un peu, mais pas au point de réécrire son histoire.

Cet arbre ne pouvait pas avoir totalement raison. Il devait bien y avoir quelques incertitudes, quelques zones floues, quelques parts d'ombre qui méritaient d'être éclaircies. Il lui fallait des preuves, des éléments solides, inaltérables. Des choses forcément vraies sur lesquelles il pouvait se baser. Des axiomes réalistes. Il n'était pas… prouvé que ce que racontaient ces arbres était vrai.

On toqua à sa porte.

"Docteur Sneagor ?

— Entrez."

C'était la patiente de la veille. Elle avait changé : ses cheveux bruns s'étaient dégarnis et elle arborait un air extrêmement fatigué. Ses cernes étaient profonds, son teint un peu verdâtre et sa respiration lente et profonde. À sa vue, elle s'approcha en hésitant un peu, d'un pas légèrement chancelant. Le médecin sut que quelque chose d'anormal était arrivé depuis la veille.

Émile lui posa quelques questions alors qu'elle était assise sur sa table d'examen. Cette personne avait réussi à détourner son esprit de toutes ces inquiétantes questions auxquelles il redoutait de répondre, le médecin faisait donc tout pour continuer à occuper ses pensées si volatiles.

"Ressentez-vous une quelconque forme de fatigue ?

— Non non, du tout.

— Une douleur particulière ? Au niveau du foie notamment…

— Non plus.

— Une blessure récente ? Il se peut que quelques infections…

— Je vais très bien docteur."

Cette phrase l'avait le plus surpris. Voilà donc qu'il était consulté pour rien du tout ? Il chercha une possible excuse :

"Un… un examen de routine alors ? Des complications de la veille ?

— Non plus. C'est uniquement pour prouver à mes proches que je vais bien."

Voilà qui était extrêmement intrigant. Mais craignant de trop avancer dans le domaine privé de sa cliente, il préféra s'abstenir de précisions supplémentaires. C'était un cas curieux certes.

Cinq minutes plus tard, sa patiente ne l'était déjà plus. Elle avait presque d'elle-même abrégé l'entretien afin de rentrer chez elle. Émile ne se soucia pas trop de ce comportement quelque peu excentrique : les jeunes d'aujourd'hui faisaient parfois preuve de comportements étranges, parfois totalement en contradiction avec les principes qu'il s'était efforcé de suivre tout du long de sa vie. Ça le chagrinait un peu de voir petit à petit les fondements mêmes de cette société, qui s'était avérée au final quelque peu agréable, changer pour d'autres qu'il n'appréciait pas forcément.

Consultant son répondeur téléphonique, il s'aperçut qu'il avait reçu un message de Flavie. Elle s'inquiétait pour lui, et lui conseillait de consulter un collègue. Cette attention fit sourire Émile, tout en le plongeant une fois de plus dans un état de doute : était-il vraiment en train de perdre la tête ?

Non.

Non non non.

Demain il le saurait. Demain il verrait s'il glissait lentement vers la folie, ou si c'était le monde qui perdait peu à peu sa logique.

La seconde hypothèse était plus qu'improbable. Mais il fallait qu'il vérifie, qu'il en soit sûr.

Sûr.

A̵͌̑̀͘̕Cͩ͗̑͊͂̊ͪ͢͟t͆͒͋̚͢ê̽ ̵̈́ͮ͊͆̈́̕͟ 4

͋ͪ̀̽͐ͮ̚͘͝


La route était longue. Il pleuvait des cordes sur cette départementale. Les épais nuages noirs cachaient la lune qui était en train de se coucher. Quelques feuilles voletaient dans le vent et venaient de temps à autre se coller sur le pare-brise.

Émile s'était réveillé tôt. Ses questions l'obsédaient tellement qu'il n'avait presque pas dormi. Les hypothèses s’amoncelaient, les détails troublants venaient les perturber et au final ne restaient que des interrogations sans réponses. Et si nous ne sommes que des questions, c'est que nous n'avons pas d'expérience ni de vécu, et qui sommes-nous dans ce cas ?

Personne.

Et Émile ne tenait pas à mourir en étant personne.

Il fallait qu'il se concentre. Il était parti trop vite sur des hypothèses farfelues. Il pouvait y avoir quelques… imprécisions sur son passé. Oui, des imprécisions. De petites erreurs. Des cafouillages. Des oublis. Mais pas… ça. Non, ce n'était pas possible. Ou alors si c'était possible, c'est qu'il y avait de très sérieux problèmes dans le fonctionnement de ce monde. D'accord pour des… arbres qui parlent, puisqu'il avait pu les voir et les toucher, mais pour le reste… Juste non.

Émile avait du mal à tenir le volant droit. Non seulement à cause de sa fatigue, mais aussi parce que les pneus de sa vieille 2CV peinaient à accrocher au bitume. Son véhicule zigzaguait un peu sous la pluie battante. Dans une autre situation, il aurait rebroussé chemin : il n'aimait ni la conduite, ni la pluie, et la réunion de ces deux éléments ne faisait que le décourager d'avancer. Il aurait préféré rester au calme, dans son fauteuil, à écouter un peu de musique… Et pas rouler dangereusement à l'aube sur une route perdue.

Mais il fallait qu'il sache.

Il le fallait.

Émile ne croisa personne, ce qui était plutôt normal vu l'heure, à l’exception d'une mystérieuse camionnette noire, qui le croisa à grande vitesse. Sa 2CV avait failli sortir de route tellement le véhicule était imposant comparé au sien. Émile ne s'en était presque pas rendu compte, tellement il était concentré sur la route à suivre.

Après presque une heure à rouler sous cette pluie torrentielle, à se tromper de chemin et à légèrement patiner dans des flaques de boue, il arriva enfin au lieu qu'il désirait : une ancienne maison abandonnée, située en haut d'une colline. Plutôt imposant et bien agencé, le bâtiment était peu à peu tombé en décrépitude au fil des années : fenêtres brisées, parties du toit écroulées, perron recouvert de feuilles et buissons sauvages dans le jardin ne faisaient que renforcer cette sensation de grandeur passée et déchue. Émile arrêta son véhicule juste devant la clôture de bois, dont la peinture blanche avait complètement disparu. Il resta immobile un instant, un afflux de souvenirs d'enfance et d'adolescence lui envahissant l'esprit.

C'était il y avait longtemps, très longtemps. La scène que l'arbre lui avait rappelée datait de plusieurs décennies, et pourtant il arrivait à se remémorer les moindres détails. Trop de détails. Dont certains qu'il aurait bien préféré oublier.

Émile eut un frisson. Il comprenait pourquoi ces réfugiés avaient décidé de leur effacer la mémoire. Certaines choses devaient rester omises, perdues dans les méandres de l'histoire, abandonnées afin de laisser l'insouciance triompher.

Non.

Non.

Seule la vérité comptait.

Évidemment. Il était un homme de science, une personne sensée, un individu doté de raison. Il lui fallait des preuves, des hypothèses à démontrer et d'autres à réfuter, des applications concrètes, du sens !

Pas comme ces imbéciles de croyants.

Oui, il allait enfin passer du croire au savoir.

Croire un arbre, franchement.

Émile sortit sous la pluie battante. Sans parapluie ni capuche, il fut presque instantanément trempé. Mais ce n'était pas un peu d'eau qui le retiendrait d'accéder à la vérité. Il ouvrit le coffre de sa voiture et en sortit une pelle. Ses mains tremblaient légèrement, et l'objet lui parut bien lourd, tant au niveau de sa masse que des conséquences qui allaient en découler.

Il hésitait. Émile avait peur de ce qu'il allait peut-être découvrir. Il s'était calmé depuis ces fumeuses révélations des jours précédents, avait regagné un semblant de raison. Voilà qu'il avait la possibilité de possiblement tout détruire ce en quoi il avait toujours cru : son passé. Ce qui lui avait semblé absolument immuable allait peut-être se révéler plus malléable, plus incongru, plus détaché de ce sur quoi il s'était construit.

Émile aurait pu renoncer à éclaircir cette affaire. À rester dans le flou, à nier ces faits, à volontairement fermer les yeux. Mais il sentait sa fin si proche : impossible de faire la paix avec son passé s'il savait pertinemment qu'il existait une possibilité, aussi infime soit-elle, que tout soit faux. Il devait vérifier. Histoire de savoir s'il devait continuer sur cette voie ou tout reconstruire.

Le médecin s'avança avec sa pelle jusqu'au pommier rabougri. Cela devait faire probablement des années que l'arbre était mort. Combien de fois Émile était-il monté parmi les branches pour aller chercher les fruits… ou bien avait-il joué avec la balançoire, dont il ne restait plus aucune trace… ou encore avait-il tenté de se construire une cabane, avant d'abandonner à chaque fois parce que celle-ci s'écroulait. Il avait beaucoup de souvenirs avec cet arbre.

Il doutait d'eux maintenant.

Émile commença à creuser. Ce devait être précisément ici, il s'en… souvenait ? Du moins, c'est ce que montraient les images qu'il avait en tête. Chaque décimètre cube de terre qu'il excavait augmentait son appréhension et le rapprochait de la vérité. La pluie transformait peu à peu son trou en flaque de gadoue, son dos le faisait souffrir, la pelle mouillée manquait de lui glisser des mains… mais il continuait, coûte que coûte. Il devait savoir.

Son outil butta contre quelque chose de solide. Son cœur s'arrêta un bref instant, et il pria pour que ça ne soit qu'un vulgaire caillou.

Ce n'était pas un caillou.

Mais un casque.

Un casque reconnaissable entre mille. Un casque appartenant à des militaires d'une époque très précise. Un casque qui fit chanceler Émile, qui dut s'appuyer sur sa pelle pour ne pas tomber. Un casque qui confirmait des souvenirs. Ces nouveaux souvenirs qui écrasaient les précédents. Ces nouveaux souvenirs qui contredisaient totalement ce sur quoi s'était construit le médecin.

Les arbres avaient raison.

Les arbres détenaient la vérité.

Ces bouleaux venaient de lui prouver qu'il n'était pas la personne qu'il croyait.

Émile se sentit vide. Il y avait comme un creux au milieu de sa poitrine, un creux insondable et sûrement infini, qui aspirait ses convictions, ses rêves, ses espoirs. Tout lui semblait superflu et dénué de sens dorénavant. Voilà qu'à son âge, il devait reconstruire souvenirs après souvenirs son passé, afin de l'accepter et de partir en paix.

Cette tâche lui sembla insurmontable. Beaucoup trop à recommencer, à vérifier, à remplacer… Le travail aurait été interminable. Et le courage nécessaire pour démonter ce qu'il pensait comme indéfectible, ce sur quoi il s'était depuis toujours basé, ce sur quoi il avait dû faire des sacrifices et de douloureux choix… C'était plus qu'il ne pouvait donner. C'en était trop pour une personne qui tenait simplement à faire un bilan.

Deux souvenirs au minimum de vrais sur… sur un nombre incalculable. Trop, trop peu pour ne serait-ce que se sentir un brin réel.

Émile, à bout de forces, s'assit sur le sol trempé alors que ses pensées s'agitaient. La fin lui semblait si proche dorénavant…

À ressasser ses souvenirs, dont il doutait dorénavant de la véracité, il envisageait avec horreur toutes les conséquences de cette découverte. Émile repassait toutes ces scènes au peigne fin, essayant de déterminer quels éléments auraient pu être modifiés, quelles zones d'ombre exploitées, quelle vérité maquillée. Un océan dantesque de possibilités s'offrait à lui. Il devait tout remettre en question, réexaminer son environnement sous un œil nouveau, réapprendre à réfléchir… Sur quoi pouvait-il donc se baser ?

L'arbre.

L'arbre bien sûr.

L'arbre seul pouvait lever le voile sur les brumes de son passé.

Il fallait qu'il y retourne.

Il en avait besoin.

Reprenant peu à peu vie, le médecin se releva avec difficulté sous la pluie battante, en s'appuyant sur la pelle glissante. Voilà qu'il avait de nouveau un objectif, un insolite et ultime but avant de quitter définitivement cette terre : apprendre la vérité sur son passé. Renouer un dernier lien avec sa vraie histoire afin de partir en paix.

Il se dirigea en chancelant vers sa voiture. La pluie sembla baisser en intensité. Le calme avant la tempête ?


Cette fois-ci, il était prêt.

Émile savait qu'il allait redécouvrir une nouvelle facette de son passé, que son histoire allait différer de l'Histoire, qu'il devrait par la suite recoller les quelques morceaux qui lui resteraient. Mais là, il s'était préparé mentalement, suffisamment conditionné pour encaisser de plein fouet l'affreuse vérité qui allait en sortir. Oui, il était paré à affronter. Il devait faire preuve d'autant de courage, il n'avait pas le choix. Sa femme aurait été fière de lui.

Si fière de lui…

Carmen…

Il se reprit et accéléra le pas. La vérité était non-loin, il ne pouvait se permettre de perdre plus de temps que ça. Déjà qu'il avait failli bousculer des promeneurs qui semblaient totalement perdus, n'ayant même pas pris la peine de s'arrêter autre part qu'en plein milieu du chemin.

Que faisaient-ils ici à cette heure-ci d'ailleurs ?

La vue de ces bouleaux lui pinça légèrement le cœur. C'étaient en même temps ses bourreaux, en vue de toute cette douleur qu'ils lui avaient infligée, mais aussi ses sauveurs, ceux qui allaient lui permettre de découvrir son véritable passé, et donc sa véritable nature. Un sacrifice difficile mais nécessaire.

Ou alors.

Ou alors il aurait pu simplement tourner les talons et rentrer chez lui. Ignorer cette réalité, nier les faits, se dégonfler devant l'épreuve, perdre la face au vu des conséquences. Il aurait pu oui. Se laisser tenter par cette possibilité si facile, mais qui n'en demandait pas moins autant de courage : se forcer à oublier les récents événements aurait demandé une telle volonté…

Émile avait fait un choix. Et il s'y tiendrait. Du moins il essaierait.

Le médecin descendit le petit col et retrouva ces arbres si spéciaux. Ceux-ci le saluèrent, comme s'ils accueillaient un vieil ami parmi eux. Des signes de bienvenue indiquèrent à Émile qu'ils étaient réellement heureux de le revoir. Lui était plutôt résigné et décidé. Qu'allaient-ils détruire cette fois-ci ? Qu'allaient-ils révéler à ses yeux trop longtemps abusés ?

"Qu'avez-vous… qu'avez-vous à me dire cette fois-ci ?"

Il coupa court aux gestes polis des hôtes de ces bois.

"Je… Je sais que… vous ne voulez pas me blesser à travers vos révélations. Vous souhaitez simplement… raconter aux ignorants, apprendre aux malchanceux, parler à ceux qui ont été trompés… Vous ne cherchez qu'à dire la vérité. Et la vérité… est douloureuse. Très dure, trop dure. Mais, il faut la dire. Il n'y a que la vérité qui compte. Il faut l'entendre, la comprendre, et la répandre. Je… C'est difficile à supporter parfois. Mais il le faut. Je ne pourrais vivre dans un monde où la réalité me serait… falsifiée."

Émile inspira profondément. Les arbres semblaient un peu attristés : leurs mouvements étaient tout à coup devenus plus lents, leurs branches plus tombantes, leurs gestes moins joyeux. Venaient-ils de prendre conscience qu'ils blessaient involontairement les gens ? Que toute vérité n'était pas forcément bonne à dire ? Qu'ils avaient peut-être échoué dans leur mission ?

"Du coup… Pourriez-vous… me montrer l'événement le plus important de ma vie ayant été modifié ? Le plus terrible secret que l'on m'aurait caché ?"

Les bouleaux restèrent immobiles quelques instants, semblant réfléchir à la décision qu'ils allaient prendre.

"Ne… ne me mentez pas, je sais… je sais qu'il y en a d'autres."

Émile n'en avait aucune idée, mais il lui restait près de soixante années intouchées, il devait bien y avoir d'autres falsifications. Pour son plus grand malheur.

Il y eu comme une concertation silencieuse, puis les arbres commencèrent à ramener Émile il y a bien longtemps, à un moment qu'il aurait préféré ne jamais revivre. Surtout différemment.

Le décès de sa femme. L'amour de sa vie qui s'était éteint devant ses yeux embués de larmes de chagrin et de colère, incapable de sauver celle qui représentait tout à ses yeux malgré son statut de médecin. Un simple cancer avait supprimé la plus merveilleuse, la plus ouverte d'esprit, la plus bienveillante des personnes, la seule qui lui avait offert son cœur. À peine deux malheureuses petites années de bonheur et puis tout fut balayé à cause de quelques cellules capricieuses. Quelques semaines auparavant, ils étaient encore en train de parler de mariage, d'avenir, de projets, peut-être même d'enfants… Et puis plus rien. Seulement un vague espoir de rémission, mais le cancer l'avait emportée avant même qu'ils aient le temps de préparer la "transition".

Bien sûr, la médecine de l'époque n'était pas en faute : un mal encore incompris, des mesures qui tenaient plus de l'expérimentation qu'autre chose, un soutien apporté surtout par l'Église…

Encore eux.

Bref, elle avait été condamnée dès l'apparition des symptômes. Aucun réel espoir de la sauver. Juste l'attente longue et inexorable de la fin.

Il avait pensé au suicide bien évidemment. La douleur de perdre un être aussi exceptionnel qui le comprenait lui avait semblé telle, qu'Émile avait envisagé le pire. La fin pour lui aussi, afin d'abréger cette souffrance insurmontable et insupportable, qui l'avait tourmenté pendant plusieurs semaines. Mais il avait résisté, principalement parce que Carmen était partie dans un tel calme, une telle maîtrise de soi, qu'il en avait été ébloui. Tant de tranquillité, de sérénité… Cela lui avait donné du courage, une telle volonté à vivre pour faire honneur à ces derniers gestes si calmes, qu'il avait écarté cette sinistre possibilité avant de faire définitivement son deuil et de clore ce chapitre tragique de sa vie.

Sauf que non.

Les bouleaux lui révélèrent alors la vraie version des faits. Une qu'il aurait une fois de plus préféré oublier.

Ça n'avait pas été un cancer. Ça n'avait pas duré plusieurs semaines. Ça n'avait pas été aussi calme.

Un séminaire au Cambodge, à Kep. Il avait été invité par son mentor, un brillant chercheur du nom de Bordet qui tenait à instruire son disciple sur des méthodes peu connues d'immunologie. Émile avait eu le droit d'emmener une personne avec lui, et bien sûr son choix s'était porté sur sa toute jeune compagne, elle aussi curieuse sur le sujet. Après le long voyage, ils avaient visité la ville, une station balnéaire, jusqu'à ce qu'ils se perdent un peu parmi les routes pas forcément logiquement agencées et la végétation quelque peu envahissante, et finissent par atterrir dans un bâtiment délabré où ils avaient découvert avec horreur le corps déformé d'une femme pendue. Une vision assez cauchemardesque, qui avait bien failli les faire défaillir.

Le couple avait fui, mais Carmen avait rapidement ressenti des douleurs au niveau de l'oreille et de la gorge. Perdus et isolés en territoire inconnu, ils n'avaient pu rejoindre un quelconque hôpital, et Émile avait dû s'en remettre à son expertise. Qui justement là n'avait pas suffi : il avait été complètement dépassé, incapable de comprendre quoi que ce soit à la situation. Il avait commencé à stresser, à pleurer, à trembler, impuissant devant les souffrances de sa compagne qui avaient duré des heures. Des… des choses avaient commencé à pousser sur le corps qui se convulsait sous la douleur. C'est quand des boutons étaient apparus sur la peau de sa femme qu'il avait complètement paniqué et tenté de fuir lâchement, en l'abandonnant malgré son calvaire.

Mais il avait été rattrapé, ceinturé et plaqué au sol par une force inconnue. Il avait voulu partir le plus loin possible, ne plus voir le corps de plus en plus déformé de Carmen, ne plus entendre ses hurlements de douleurs qui devenaient progressivement des gargouillements étouffés… Puis on lui avait administré une curieuse substance, et il s'était réveillé chez lui, en France, avec un joli avis de décès de la part de l'hôpital.

Tout

ne

s'était

pas

passé

comme

dans

ses

souvenirs.

ENCORE.

ä́̒̈̾҉͎̙̜͓̙̹̣̩̱͞c͚͎̟͔̝̻̑t̜̗̂̔ͨ͊Ĕ̶̙̱͇͕̪̲̈ͤ͛͟͡ ̤̗̺̔̓̊5̙̤͙̹́ͭ̋̄̓̇̑

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La révélation le laissa immobile. Aucune émotion ne transparut sur ce visage fatigué. Aucune larme ne vint couler sur ces joues ridées. Aucune parole ne sortit de ces lèvres sèches.

Cette absence de réactions de la part d'Émile inquiéta les bouleaux, qui semblèrent communiquer entre eux. Étaient-ils allés trop loin pour une fois ? Le passé aurait-il dû rester enfoui à tout jamais ? La vérité avait-elle été vraiment bonne à dire ? À quel point venaient-ils de briser cet homme ?

Puis enfin Émile bougea. Très lentement, il baissa la tête, refusant de fixer cette vision cauchemardesque que lui présentait encore un des arbres du corps défiguré de sa compagne. Puis il serra les poings, si fort que ses articulations blanchirent. Cela le fit quelque peu souffrir au niveau des articulations, mais ce n'était rien en comparaison de tout ce qui se jouait au fond de lui. Enfin, une larme se forma au coin de son œil et glissa le long de sa joue pour tomber par terre.

C'est tout ce qui avait transparut d'un sanglot, seule sortie du maelström de désespoir et de chagrin qui se jouait en lui à ce moment-là.

Émile trembla légèrement, puis tourna les talons et rebroussa chemin, laissant les bouleaux dans l'incompréhension la plus totale. Un petit vent se leva, et la fine pluie qui tombait jusqu'alors redoubla d'intensité.

Personne, il n'était personne.

Ses principales valeurs, sur lesquelles il s'était basé tout le long de sa vie, se révélaient découler de mensonges, construits pour lui camoufler une réalité certes difficile à surmonter, mais

ils n'en avaient pas eu le droit.

ILS N'AVAIENT PAS LE DROIT DE FAIRE ÇA.

Voilà qu'il se rendait compte que tout était faux. Tout faux.

Il n'était pas celui qu'il croyait être. Il n'était celui qu'il aurait aimé être. Il n'était même pas celui qu'il aurait dû être. On avait choisi à sa place qu'il avait dû être. Et il ne l'apprenait que maintenant, alors qu'il ne lui restait plus que… quelques années voire mois à vivre. Pas assez de temps pour se reconstruire, pour redécouvrir la vérité, pour au final redevenir quelqu'un.

Ne pas mourir en étant personne.

Émile accéléra le pas.

Pourquoi tout ceci était-il tombé sur lui ? Pourquoi tant de mensonges s'étaient concentrés, greffés, accolés à son histoire ? Pourquoi lui spécifiquement ? Qu'avait-il fait pour mériter cela ? Sa vie avait été rythmée par des choix pas forcément avantageux pour lui, mais toujours dans le but d'aider les plus démunis et exposés aux vicissitudes de ce cruel monde. Il avait tout fait pour rester quelqu'un de… bien ? Pour être généreux, désintéressé, bienveillant… Ce seraient donc les personnes louables qui souffriraient le plus ?

Ou alors…

Ou alors ses actes si généreux n'existaient tout simplement pas, car ils provenaient tous de souvenirs falsifiés. Peut-être aussi que d'autres pans de sa vie étaient des mensonges créés de toutes pièces. Peut-être qu'après tout il n'avait rien vécu ? Juste une coquille vide qui dérivait dans l'Histoire, se raccrochant comme elle le pouvait à la moindre bribe de réminiscences qui semblaient vraies…

Non, absurde.

Il fallait qu'il se calme. Qu'il se calme. Qu'il respire. Qu'il…

Émile se mit à courir aussi vite que ses vieilles jambes lui permettaient. Ce n'était plus une balade pour mettre de l'ordre dans ses pensées, mais bel et bien une fuite. Fuir quoi ? Il ne savait pas. Son passé ? Il ne pouvait le faire. Il était prisonnier d'un passé qu'il ne possédait ni ne connaissait pas. Voilà à quoi il en était réduit : fuir son histoire, écrite par des personnes qu'il ne connaissait pas, qui avaient simplement cherché à… sauver ? Pourquoi avaient-ils eu besoin de modifier la réalité ? Pourquoi avoir placardé des mensonges sur les vies de plusieurs centaines d'individus ? Pourquoi avoir voulu rendre cette boucherie "normale" ? Peut-être, sauver des victimes de ces événements totalement surréalistes. De ces événements qui risquaient de mettre en danger la seule base sur laquelle s'était posée l'humanité : la science.

En plus de cela, il ne pouvait dorénavant plus se fier au seul domaine dans lequel il excellait et auquel il avait voué sa vie. Il n'avait ainsi plus de passé, et encore moins de futur.

"Hé, vous, là !"

Une voix l'avait interpellé. C'était un ordre. Il l'ignora. Il ne voulait plus entendre parler. Aucune parole ne pouvait le consoler, le calmer ou même l'intéresser. Rien n'aurait pu le sauver de cet abîme de désespoir dans lequel il se sentait tomber, tomber, tomber…

Son cœur tambourinait dans sa poitrine. Il ne pouvait continuer plus longtemps à ce rythme. Chaque enjambée se faisait de plus en plus difficile. Il sentait ses poumons brûlés et sa tête lui tourner. Il n'allait sûrement pas tarder à…

Émile glissa sur la mousse humide et chuta à terre. La douleur fut à peine perceptible, à peine comparable devant cet accablement qui le poussait à abandonner. Pourquoi n'abandonnerait-il pas d'ailleurs ? Ce serait si facile. Si aisément exécutable. Si désirable face à cette alternative consistant en souffrir pour le restant de ses jours. Il aurait voulu ne jamais savoir, ne jamais apprendre, ne jamais…

"Ça va monsieur ?"

Les nuages obscurcissaient la silhouette de cette… agente de police qui s'était penchée au-dessus de lui. Son uniforme d'un bleu sombre ne lui permettait pas de bien se détacher de cette petite obscurité. Y avait-il seulement une agente de police comme ça, dans cette forêt de bouleaux que personne n'avait trouvé ? Comme par hasard ?

"Monsieur, vous semblez blessé, laissez-moi vous aider."

Des mains le saisirent. Émile se laissa faire. Il ne voulait plus lutter, plus résister, plus rester digne. Il voulait simplement qu'on le laisse tranquille…

"Vous êtes blessé ?"

Flou, distant, incertain… Ce moment était-il seulement réel ? Ou un produit falsifié supplémentaire de son esprit malade ? Pourtant, il ressentait bien son poignet douloureux, la fraîcheur de cette journée, le contact de la mousse, cette douleur dans ses entrailles… Tout comme ce qu'il pensait jusqu'à récemment être vrai. Quelle preuve aurait pu être suffisante ?

"Vous semblez… mal en point, monsieur. Prenez ces pilules, vous vous sentirez mieux."

L'agente lui tendit sa main dans laquelle une petite gélule blanche n'attendait que d'être avalée. Émile avait administré ce genre de produit tout le long de sa vie, pourquoi s'en méfierait-il maintenant ? Que risquait-il après tout ? Encore d'oublier ? Ce ne serait que partie remise. Une de plus. À quoi bon continuer à se battre ?

Émile leva une main tremblante vers cette pilule et la goba avant de finalement s'évanouir.


Un sommeil sans rêves… Ou plutôt si, peut-être ne s'en souvenait-il pas ? Il n'avait jamais trop étudié le domaine des rêves. Trop abstrait, trop incertain, trop subjectif. Il préférait laisser cela aux psychiatres, songeant, non sans une pointe d'ironie, qu'il leur fallait bien un salaire plus élevé qu'eux pour interpréter ces scènes oniriques.

Émile bailla et tourna la tête. 18h12. Au lit si tard ? Voilà qui était curieux. Même s'il avait eu un petit coup de faiblesse plus tôt, une courte sieste d'une dizaine de minutes aurait dû le restaurer entièrement. Et il l'aurait faite dans le canapé, pas dans son lit. Alors qu'est-ce qui…

Oh…

Il se rappelait.

Tout.

Trop.

Trop de choses…

Émile descendit lentement du lit, posant ses pieds l'un après l'autre sur le parquet. En se levant, il ressentit une légère douleur dans son dos. Il n'eut aucun mal à en trouver la cause. La chute de la veille n'était hélas pas un lointain mauvais souvenir, mais au contraire quelque chose de bien proche, de bien réel et de bien plus douloureux. Quant aux responsables… Qui avait osé tenter lui retirer la vérité, lui camoufler le réel, le tromper sur la réalité ? Les mêmes personnes que dans son passé ? Une organisation qui volait le passé et détruisait la vie des personnes assez malchanceuses pour rencontrer l'incroyable et l'impossible avec comme motif le "maintien de la normalité" ?

DE QUEL DROIT ?

Oui, de quel droit avaient-ils…

Avaient-ils…

Détruit

Sa

Vie ?

Quelle vie ?

Tout ce en quoi il avait toujours cru se révélait faux en fin de compte. À quoi pouvait-il encore se raccrocher ?

Émile avança lentement dans son salon, regardant avec désolation ainsi qu'une pointe de résignation les photographies qui s'alignaient sur le mobilier. Des dizaines et des dizaines de preuves de souvenirs, dont il parvenait sans peine à se rappeler la plupart des détails, qui parsemaient la pièce, qui avaient construit la personne qu'il était devenue aujourd'hui, cette personne certes imparfaite mais… une personne quand même… Tout cela était caduc dorénavant. Faux. Qui était-il vraiment ?

Le médecin finit par s'asseoir, ou plutôt s'écrouler sur son fauteuil, dévasté par les récents événements. Voilà qu'il se sentait si vieux, si faible, si… personne ? Il avait vécu des choses pourtant. Oui, il ne… il ne pouvait être personne ! Il lui suffirait simplement de… d'être sûr de ce qui faisait vraiment partie de son passé et là… là il pourrait savoir qui il est. Là il pourrait savoir quoi se pardonner. Là il pourrait enfin partir en paix.

Un mince, très mince espoir commença à germer dans son cœur. Il pouvait se… reconstruire. Du moins, c'était bien la seule alternative qui lui restait. Qui ou quoi serait donc en mesure de lui révéler ce qui était vrai dans son passé ?

La réponse fut évidente.

Les arbres. Ces maudits bouleaux qui avaient précipité sa lente descente vers la folie allaient dorénavant le sauver. Ils allaient se repentir, et Émile les pardonner. Oui, c'était bel et bien la meilleure option. La seule en fin de compte. Une fois que tout sera terminé, il reprendra une vie normale, il prendra enfin sa retraite bien méritée, il prendra du temps pour discuter avec Flavie. Oui, tout allait plus ou moins… rentrer dans l'ordre. Car après cela, il serait enfin sûr et certain. Plus de doutes, plus de craintes. Il était prêt à subir cette épreuve.

Émile se leva rapidement et enfila son manteau. Il jeta un bref regard sur l'extérieur pour s'assurer qu'il n'était pas trop tard. La luminosité avait grandement baissé, mais s'il pressait le pas, il devrait être à l'heure pour… Il y avait une silhouette qui l'observait dans la rue. Fixe. L'agente qui l'avait interpellé plus tôt dans l'après-midi. Que faisait-elle ici ? À rester immobile dans cette rue excentrée où la circulation était presque nulle ? À surveiller son appartement en particulier ? Qu'est-ce que ça voulait dire ?

Peut-être qu'elle voulait simplement s'assurer de son état et attendait patiemment qu'il sorte pour prendre de ses nouvelles. Peut-être qu'au contraire elle cherchait simplement à vérifier que la petite gélule qu'il avait ingérée avait bien fait son effet. Sans aucun doute pour le forcer à oublier sa rencontre avec ces entités anormales. Comme lors de ces meurtres dans son village, ou lorsqu'il avait perdu sa femme. Oui, il reconnaissait presque le type de produit utilisé maintenant, comme si le goût de ces produits amnésiants lui était revenu. Il y avait donc dans ce monde des gens qui brisaient la vie d'autres pour avoir découvert que la science ne pouvait pas tout expliquer.

Mais là, ça n'avait pas marché. Pourquoi ? Émile l'ignorait, et il n'allait pas chercher à le savoir. Un effet secondaire à son exposition à ces bouleaux qui leur était inconnu ? Peut-être.

S'il sortait voir ces arbres, il serait capturé. Ces… ces gens-là auraient bien pu prévoir le coup, oui. Si Émile n'avait pas entendu parler de son réel passé pendant près de 70 ans, c'est qu'ils devaient être extrêmement prudents et organisés. Si personne n'avait pu se rendre compte de l'existence de toutes ces anomalies pendant tout ce temps, c'est qu'ils devaient très bien s'y connaître dans le domaine. Les bouleaux allaient dorénavant sûrement être surveillés. La moindre déviance dans son trajet et hop, c'en serait fini de lui.

Donc…

Donc il ne pouvait accéder à la vérité. Sauf s'il découvrait un autre moyen pour… pour chasser les souvenirs falsifiés de sa mémoire. N'en trouver qu'un seul en 70 ans, par hasard en plus, rendait cette option ridicule. Ridicule.

L'étincelle d'espoir disparut bien vite. C'était donc ainsi que tout devait se terminer ? De la manière la plus abrupte et injuste possible ?

Quelle déception.

Lui qui avait eu la volonté de faire face à son passé falsifié, un effort si démesuré pour la faible personne qu'il était…

Quelle déception.

Le courage n'avait pas suffi. Ne lui restait plus que la lâcheté donc.

Émile s'approcha de son cabinet et ouvrit en tremblant les divers placards, laissant choir des flacons mal rangés qui vinrent s'écraser sur le carrelage, répandant leur liquide. Des boîtes de gélules s'ouvrirent, des bouteilles se dévissèrent, des cachets s'éparpillèrent. Enfin, le médecin mit la main sur les ingrédients qu'il cherchait. Il broya sommairement dans sa vieille main lasse et fatiguée divers médicaments, avant de regarder avec appréhension le mélange qui en résultait. Était-ce ainsi que tout allait se terminer ?

Émile porta la main à sa bouche, tremblant. Juste à déglutir et…

La sonnerie de la porte retentit.

Le médecin laissa tomber le mélange à terre de surprise. Qui était là ? L'agente ? Que venait-elle lui faire cette fois-ci ?

Il se dirigea vers l'entrée et ouvrit la porte tout en retenant son souffle.

Ça n'était pas l'agente. Le stress accumulé se relâcha et Émile soupira. C'était… quelqu'un. Qui lui parlait. Rapidement. Avec un air inquiet. Le soulagement que ressentait Émile l'empêchait de saisir quoi que ce soit. Ce sentiment laissa cependant très vite place à l'abattement provoqué par sa situation.

"Monsieur ?"

Le médecin cligna des yeux et tenta de se reconcentrer un brin. On avait besoin de lui. De ses compétences, de son expertise, de son talent. Il devait répondre à l'appel.

"Oui ?

— Vous m'écoutez ?"

Bon sang, il était en train de faillir à sa seule mission. Il devait se reprendre, se calmer, réfléchir. Tout cet anormal n'avait fait qu'embrouiller son jugement. Il allait de nouveau reprendre une activité normale, normale oui. Enfin un îlot de normalité dans ces impétueux flots anormaux.

"Bien sûr.

— Donc, vous vous rappelez de cette personne venue vous consulter hier et avant-hier ?"

Bien sûr qu'il s'en souvenait, pour qui le prenait-il ? Un vieux papy atteint de sénilité ? Absurde absurde. Il avait toute sa tête évidemment. Par contre, cet individu qu'il citait… Oui, il s'en souvenait. Qu'est-ce qui aurait bien pu…

"Oui.

— Pourriez-vous procéder à un troisième examen ? Nous ne savons pas trop ce qui lui arrive, et nous hésitons à l'emmener à l'hôpital."

Se serait-il trompé, lui ? Avec un bagage médical comme le sien ? Absurde, absurde. La situation n'était donc définitivement pas

Normale.

Ainsi donc, il ne pourrait finir sa vie sans qu'elle soit une fois de plus chamboulée par des entorses aux sciences. Tout allait donc plus ou moins recommencer. Encore et encore. Il n'avait plus qu'à s'y résigner.

Émile répondit avec un ton las :

"Bien sûr."

Il prit son matériel qu'il fourra dans une sacoche et entreprit de suivre cette personne paniquée, qui commençait à lui décrire des symptômes de plus en plus étranges, à base d'expositions prolongées au soleil, de caractère trop placide et d'une teinte qualifiée de "chlorophyllienne" de la peau.

ÉPILOGUE

Émile reprit conscience en sursautant. Il se trouvait dans son bureau. Tout semblait… terriblement normal. Sauf les deux précédentes heures. Et ce goût légèrement amer dans la bouche… S'il ne l'eut pas déjà expérimenté plusieurs fois, il ne s'en serait pas rendu compte.

Ils avaient donc décidé de cacher la vérité, une fois de plus. Un cycle presque sans fin… Et malgré cela, il n'était toujours personne. Il était pourtant quelqu'un, il le savait, puisqu'il pensait, mais aucun moyen de savoir qui.

Il était si fatigué, si las… Tout était parti si vite. À cause d'une simple balade…

Quelqu'un entra en claquant la porte derrière lui. C'était Flavie. Elle sembla soulagée de le voir. Lui aussi l'était. Même si cette amitié avait peut-être été construite de toute pièce… Il s'en fichait. Il avait besoin de… de quelqu'un. Et c'était Flavie. Celle-ci se précipita sur lui afin de le serrer dans ses bras. Elle était de toute évidence inquiète. Qu'y avait-il donc encore…

"Émile ! Enfin !"

Entendre et voir quelqu'un qui avait l'air de la considérer comme une personne à laquelle tenir… Cela lui fit chaud au cœur. Elle s'écarta légèrement et s'assit en face de lui, avant de reprendre :

"Cela fait près de deux jours que tu te comportes bizarrement, et voilà que je n'arrive pas à te joindre pendant plusieurs heures !"

Une simple absence pouvait-elle donc provoquer tant d'émoi ? Comment était-ce possible alors qu'il n'était au final… personne ?

"Je me suis inquiétée, qu'est-ce qui t'est donc arrivé ?"

Ou alors était-il quelqu'un, grâce à Flavie ? En fin de compte, ne sommes-nous qu'au travers des autres ? Un peu facile comme réflexion.

"Je…"

Pouvait-il tout lui dire ? Tout lui révéler ? Tout lui avouer ? Elle risquait peut-être de le prendre pour un fou. Ou non. Ou alors… Que lui raconter et que ne pas lui raconter ? Sa mine inquiète… Elle méritait qu'il lui raconte au moins… deux-trois choses.

"Dis-moi Flavie…

— Oui ?

— Supposons que tu sois témoin de… de quelque chose qui remette en doute ce que tu croyais acquis…

— À quel… degré, on va dire ? l'interrompit-elle, le regard tout à coup suspicieux.

— Disons que tes… bases sont bafouées.

— Ce n'est pas possible."

La réponse, franche et directe, ne laissait aucune place pour une répartie ou un contre-argument. Comme d'habitude au final lorsqu'on interrogeait Flavie sur ce genre d'hypothèses… Il se pencha sur son bureau et tenta d'insister.

"Certes, mais supposons, supposons que…

— Non."

Une fois de plus, bornée.

"Il n'y a juste pas d'autre solution Émile. C'est logique. Tout marche avec ce genre de logique, comment quelque chose qui y dérogerait pourrait marcher, voire seulement exister ?

— Mais… et si tu en étais directement témoin ?"

Il comprit trop tard son erreur : il n'avait pas de preuve à fournir. Tout ce qui datait trop, impossible d'en retrouver la moindre trace. Les arbres et sa patiente avaient déjà dû disparaître de la circulation… Il n'avait pas de dispositif d'enregistrement. Il n'avait rien. Rien à montrer, rien à entendre.

Mais Flavie ne s'attarda pas sur ce détail.

"J'en déduirais que mes sens ont été trompés. C'est très facile au final quand tu songes à tous ces petits détails, ces petits éléments, ces petits phénomènes physiques qui pourraient nous induire en erreur… Tellement facile."

Oui oui, c'était évidemment possible, mais tout ce à quoi il avait fait face, sans preuves certes mais…

"Franchement Émile, tu es mieux placé que moi pour le savoir : la science marche non ? Ou alors je ne sais pas comment tu soignes tes patients."

Raisonnement évident : bien sûr qu'il soignait. Il n'invoquait pas de quelconque dieu à chaque action : il appliquait des règles précises et efficaces, rien de plus.

"Oui…

— Voilà. Alors pourquoi en douter ?"

Il… il n'en doutait pas bien sûr, mais ce qu'il avait vu…

"Écoute, si tu trouves ne serait-ce que l'once d'une preuve, je voudrais bien me pencher dessus. Il faut savoir, lors de l'étude d'un cas, suspendre son jugement. De la zététique ça."

Pas de preuves, rien du tout. Cela suffisait-il pourtant à invalider ces découvertes des deux derniers jours ? Il se pencha en arrière et se passa la main dans les cheveux.

"À argument sans preuve, réfutation sans preuve."

C'était logique oui, rien que de la logique. Et celle-ci ne lui permettait pas de… valider ce dont il avait été témoin ? Alors quoi, tout était faux ? Non, c'était impossible, il…

commençait à douter.

Son esprit était troublé. Au final, était-il bel et bien la personne qu'il pensait être avant cet incident ? Flavie était donc décidément bien forte. Elle parut réfléchir quelques instants avant de regarder discrètement la porte d'entrée, bien fermée, et de continuer :

"Si tu hésites encore, j'ai des amis qui devraient te convaincre."

Le convaincre de quoi ? Nier les récents événements ? Était-il seulement possible de ne pas tenir compte d'autant de… choses inexplicables aussi facilement ? Quoique, d'un certain côté, il l'avait déjà fait. Pourquoi ne pas recommencer ? Il allait avoir besoin d'aide pour… purifier son esprit, pour le rendre aussi clair et limpide qu'une pierre précieuse.

Émile accepta.

Et toute la vérité ne devint bien vite qu'un ensemble d'affabulations et de mensonges. Une fois de plus.

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