L'ombre de nous-même.

Ma silhouette est fixe dans la glace, statique. Je viens à peine de sortir de la douche et la buée provoquée par celle-ci ne permet pas de distinguer clairement mon corps figé. Il est cependant possible d’apercevoir mes cheveux courts et roux, ainsi que ma barbe taillée proprement. Je ne sais d’ailleurs pas pourquoi j’y prête autant d’importance. Et lui, ne me le dira pas.

« Je suis Yutsuki Eko, né en 1876, à Osaka… » J’interromps ma phrase et réfléchis… Non, ce n’est pas moi… Cette personne est Kane Murayama.

Je reprends.

« Je suis Yutsuki Eko, né en 1991, à Kyoto. Mes parents sont français mais ont emménagé au Japon quelques années avant ma naissance. Passionné par le paranormal, j’ai quitté ma famille à l’âge de 23 ans lorsque j’ai été contacté par un organisme secret : La Fondation SCP. Ce fut la trouvaille d’un objet aux capacités anormales quelques temps auparavant qui motiva ma décision. J’ai donc intégré la branche Japonaise de la Fondation. Plus récemment, j’ai été muté dans la branche française, au site Beth. Je suis spécialisé dans les entités humanoïdes. »

Je répète ces phrases tous les matins ou bien quand mon esprit s’embrume.

Je me souviens de l'accueil que m'a réservé la Fondation, avant que je ne devienne Yutsuki Eko. Il fut manifestement différent du sien. Alors qu’il avait été reçu par l’assistant du Directeur du Site en personne, une quinzaine de gardes armés et le fond de ma cellule sont les seules choses que j’ai vues en arrivant. Lui, en tant que Docteur, et moi, en tant qu’entité humanoïde à étudier.

Alors à la recherche d’une ombre, j’ai eu le malheur d’absorber celle d’un des membres de cette organisation : l’ombre du Docteur Siminis. D’habitude, mes « victimes » s’évanouissent durant le processus, se réveillent quelques minutes plus tard et pensent juste avoir fait un mauvais rêve, ou un malaise et ne se posent pas trop de questions. Au pire, ils passent pour des fous. Mais cette fois-là, j’ai bien senti que ça ne se passerait pas comme prévu. Au moment où j’ai absorbé les connaissances de Siminis, j’ai compris que les phénomènes mystérieux ne lui étaient pas inconnus et j’ai de suite su comment il allait réagir. Il allait raconter son aventure du soir à ses supérieurs, et à coup sûr, cela allait m’apporter des problèmes. J’aurais pu le tuer, et en y réfléchissant, j’aurais dû le faire. Mais le Docteur Siminis n’était pas un homme méchant, il ne le méritait pas…
J’ai donc fui. C’était évidemment peine perdue mais, qui ne tente rien n’a rien. Malheureusement, le Docteur Siminis n’était pas une personne importante dans la Fondation. Avec une accréditation de Niveau 2, il ne possédait pas d’informations susceptibles de m’aider dans ma fuite. De plus, il n’était pas question que je change de forme à moins d’y être contraint. Tout ce que je savais, c'est que j'allais être traqué, et cela, jusqu'à ce que je sois trouvé. Et c’est ce qu’il s’est passé, neuf mois de courses-poursuites plus tard. Si seulement j’avais absorbé l’ombre de quelqu’un d’autre ce fameux soir, je n’aurais jamais connu l’intérieur d’une cellule de confinement.

De toute manière, je ne suis plus le Docteur Siminis. Je suis… je suis Yutsuki Eko, oui.

« Le deal est simple, soit tu deviens Yustuki Eko et je te fais sortir d’ici, soit tu continues ta triste vie dans cette cellule. » avait proposé le Chercheur Atrop quatre mois après mon arrivée dans les locaux de la Fondation.

Il va de soi que j’ai accepté.

« Dorénavant, tu es Yutsuki Eko. Cependant, compte tenu de ses actions, nous devons prendre des mesures de sécurité. Alors évite de crier sur tous les toits qui tu es. Trouve-toi un pseudonyme, un autre nom, je ne sais quoi. Ne laisse personne découvrir ton identité. On a déjà assez de problèmes comme ça… » m’avait-il dit.

Cependant, une chose me dérange. Alors qu’être une autre personne est déjà assez compliqué, je dois en plus jouer l’agent secret. Je ne me plains pas trop non plus, car cela m’a au moins permis de récupérer un semblant de liberté en quittant ma cellule. J'ai cependant déjà absorbé suffisamment de connaissances sur la Fondation pour savoir que je suis épié où que j’aille. Ils ont un regard sur toutes mes actions et cela ne m’étonnerait pas qu’ils aient déjà prévu des mesures de confinements au cas où j’arrêterais de me montrer coopératif. Ces dernières seront sûrement bien moins sympathiques que lors de ma capture.

Yutsuki Eko est donc la personne que je suis devenue. Disons plutôt qu’il est entré en moi. Ses connaissances, habitudes de vie, tics et même son physique. Nous sommes semblables, comme deux gouttes d’eau. À l’image de son ombre, je copie ses gestes, manies, habitudes, et cela, à la perfection et de manière tout à fait incontrôlée. Non pas que je ne me sente obligé de faire ses actions, mais dès l’instant où j’absorbe une ombre, cela devient naturel et parfois même rassurant d’agir comme leur propriétaire le fait. Je copie également leur apparence lors du processus : cheveux, grains de beauté, taches de rousseurs, défauts physiques… Et je garde cette même apparence jusqu’à ce qu’elle soit endommagée de façon critique et irrémédiable, ou bien que le propriétaire de l’ombre finisse par mourir. La première option étant bien moins agréable pour moi que la seconde.

J’inspire longuement et fixe le reflet toujours aussi immobile.

Les gouttes commencent à perler sur le miroir, le nettoyant, et laissent lentement entrapercevoir mon visage… ou plutôt le visage de Eko. Ses yeux bleu turquoise, ses taches de rousseurs ainsi que la cicatrice au-dessus de son œil gauche. La créature qui lui a infligé cette blessure ne l’a pas raté, bien que la taillade reste discrète.

« Je suis Yutsuki Eko, né en 1991, à Kyoto. Mes parents sont français mais … ».

Yutsuki Eko… je me demande ce qu’il fait maintenant. Il doit sûrement être à croupir dans une cellule puisqu’ils ne peuvent pas le tuer. Je dois le remplacer…

C’est un petit génie passionné par le paranormal. Dès ses premières années à la Fondation, il avait cumulé les missions compliquées et les avait, pour la plupart, réussies avec brio, ce qui lui a valu une certaine reconnaissance de ses pairs japonais. Il faut dire qu’il n’a pas froid aux yeux quand il travaille sur ses projets, il n’a pas non plus peur de se salir les mains pour arriver à des résultats, quitte à mettre sa vie en danger.

La recherche et l’exploitation des objets paranormaux sont une obsession pour lui. Trop même … si bien que c’est assez naturellement qu’il a accepté de devenir les yeux et les oreilles du groupe d’intérêts La Main du Serpent. En plus de correspondre avec son goût pour les humanoïdes, cela lui permettait d’avoir accès à une base d’informations encore plus vaste. Un vrai terrain de jeu !

Jusqu’au jour où il s’est fait prendre. Il faut dire que lorsqu’on est à l’origine de la mort de plusieurs centaines de Classe-D, la disparition d’une vingtaine d’agents et de 12 assistants, cela finit par éveiller quelques soupçons. Et cela seulement du côté Fondation. Les groupes d’intérêt sont généralement plus… indulgents. Il faut cependant reconnaître que c’est grisant de travailler sur tous ces projets à risques, de trouver et tester les capacités des SCP impliqués, explorer leurs limites et parfois s’il le faut, sacrifier quelques vies pour arriver à … STOP !

Ce ne sont pas mes réflexions, je ne les aime pas, mais c’est justement pour conserver le génie de Yustuki Eko sans ses sombres tendances que le Chercheur Atrop m’a demandé de prendre sa place.

Seulement, pourquoi dois-je assumer ce rôle ? Et surtout, comment suis-je amené à considérer les pensées de Eko comme néfastes et mauvaises ? Est-ce moi, ou bien les autres ombres qui réprimandent ses lugubres idées ? Parfois, je me demande comment j’étais au tout début, avant que la première ombre ne me rejoigne. Mais cela remonte à tellement longtemps que je ne suis même plus en mesure de le dire… cette retenue que j’ai à l’égard des sentiments d’Eko est-elle issue de ma personne ou de la combinaison de la perception de toutes les ombres qui m’accompagnent ? Et si jamais tout ce que j’entreprenais n’était que la volonté des anciennes voix m’ayant habité ?

Cette idée me terrifie … presque plus que celle d’être Yustuki Eko.

Car oui, je suis bien Yustuki Eko. Et pourtant, je ne veux pas l’être. Je ne veux pas être cet homme. Comme je n’ai pas voulu être de nombreux autres avant lui. On pourrait me demander pourquoi ne pas absorber une nouvelle ombre ?

Tout d’abord, la Fondation ne me le permettrait pas et, de toute manière, je ne veux pas absorber d’autres ombres sans y être contraint. J’en ai déjà suffisamment et ces dernières obstruent mon esprit encore aujourd’hui. Aussi loin que je me souvienne, je me suis toujours fait cette promesse : comme un humain a besoin de manger, j’ai besoin d’ombres mais contrairement à eux, je ne m’autorise en aucun cas la gourmandise. Je n’absorbe des ombres que lorsque cela est strictement nécessaire. En effet, quand le propriétaire de l’ombre dernièrement absorbée meurt, je disparais peu à peu et il m’en faut donc trouver une autre. Devenir quelqu’un d’autre. Commencer une nouvelle vie. Mais ce n’est pas un retour à zéro, leurs souvenirs et connaissances m’accompagnent toujours. Plus le temps passe, plus ils sont discrets, mais je sais que je suis encore Kane, Alestra, Hammerstain, Siminis et bien d’autres…

Peu à peu, l’image dans le miroir devient moins floue, mais un épais brouillard enveloppe mon esprit. Je me prends la tête dans mes mains. Une forte migraine martèle soudainement mon crâne, dissipant ma concentration.

« Je suis… »

Qui suis-je ? Finalement, je ne fais que calquer ma vie sur celle des autres… Je copie leur manies et leur façon de faire pour me rassurer. La vérité, c’est que j’ai besoin des autres, que ce soit pour survivre ou pour me construire. Mais, en contrepartie, quelle est ma personnalité ? Qui suis-je sans ces milliers de voix en moi ? J’ai appris tant de choses grâce à eux, mais qu’ai-je appris de moi ? Je suis comme la réunion des fragments de chaque personne dont j’ai absorbé l’ombre. Une unité qui s’est construite grâce à tous ces morceaux. Alors, qui serais-je sans eux ? Je ne sais plus où j’en suis … je suis … perdu. Je…

Mon téléphone sonne et interrompt mes pensées. C’est le numéro de mon assistante, Cohen. Elle a rejoint notre équipe il y a peu et son aide est la bienvenue, compte tenue de la situation actuelle.

« Docteur, on vous demande de toute urgence en salle de confinement B-452. Votre protégé vient de se réveiller.
- J’arrive de ce pas. Merci.
- Ne vous perdez pas en chemin, Docteur Kurai ! » dit-elle sur un ton enjoué.
Je réponds en esquissant un léger sourire.
« J’essaierais de faire attention, promis. »

Je raccroche. Je dois me calmer. Je suis le Docteur Kurai, après tout. Un nom bien choisi pour ce que je suis. En effet, pour être en accord avec mon engagement envers la Fondation, j'ai dû choisir un autre nom que celui de Yustuki Eko. Celui de Kurai1 me plaît bien : il m’était venu de manière spontanée lorsque je suis arrivé ici, au site Beth. L’inspiration, peut-être ?

J’inspire un grand coup, me lève et commence à me diriger vers la porte de mon appartement. Allons-y, pour le moment….

« Je suis Yutsuki Eko, né en 1991, à Kyoto … »

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