L'interdit du secret

Elle jouait dans son jardin quand le maître surgit des buissons. Il l’attrapa par la main et l’entraîna à sa suite sans qu’elle n’ait le temps d’appeler à l’aide. Et lorsqu’elle fut dans la forêt, il était trop tard.


Ses amis étaient aussi là, l’air apeuré. Monsieur Bouyran ne les regardait pas. Il était occupé à scruter la forêt. Gilles était aussi là, il avait évidemment suivi Archibald pour le protéger. Mais il n’avait pas l’air hostile à la présence de l’étrange professeur. Il remuait la queue, impatient.

"Bon, les enfants, nous allons un peu marcher, suivez-moi."

Leur instinct de survie criait que c’était une très mauvaise idée. Pourtant, ils obéirent. Et ils s’enfoncèrent dans la forêt.


"Où est-ce qu’on va ?
— Quelque part.
— C’est pas une réponse ça, protesta Camille."

Ils étaient tous inquiets et voir que Camille était la seule à tenter de faire opposition ne les rassurait pas. Pourquoi se battait-elle comme ça ? Elle était de moins en moins en retrait ces derniers temps, mais de là à se confronter… Son nouveau médecin de la tête lui avait-il donné quelque chose ?

"Je ne pense pas que le fait que ce soit une réponse acceptable selon tes critères ait une importance, répondit le maître d’une voix qu’il aurait voulu moins froide. Mais pour te rassurer, non, je ne vous ferai aucun mal et oui je vous raccompagnerai chez vous avant que vos parents ne se posent des questions."

Cela aurait pu les consoler un peu, mais leur défiance envers les adultes les empêchait de le prendre ainsi. Il pouvait très bien mentir, les adultes le faisaient tout le temps. Il était bien conscient de cette hostilité, alors il prit une voix plus douce.

"C’est aussi bizarre pour moi. Je n’ai pas l’habitude de rencontrer des gens au courant des anomalies du monde. Encore moins des enfants explorateurs avec leur propre code de conduite. J’apprends à gérer cette situation…
— Ça vous a pas empêché de nous jeter un sort, répliqua Mathilde.
— J’avais besoin de temps pour trouver la marche à suivre. Et je ne sais pas si c’était la bonne chose à faire.
— Je croyais que vous étiez notre professeur et que vous saviez quoi faire, en tant qu’adulte, ironisa la jeune fille.
— Les adultes n’ont pas toujours raison, et ils ne savent pas tout. En théorie, on a juste plus de matière pour essayer de prendre les bonnes décisions, répondit-il."

Il n'y avait rien à ajouter. Mathilde avait déjà entendu ses parents s’excuser, quelques fois, mais rarement reconnaître leurs torts. Les autres étaient choqués. Non pas parce qu’un adulte se montrait faible mais parce que leur impression latente sur les adultes était enfin confirmée. Ce n’était pas qu’ils ne pouvaient pas leur faire confiance, mais que les adultes n’avaient pas toujours raison.

"Pourquoi vous avez fait ça, alors ? demanda Héloïse.
— Ce sera plus clair après…
— On veut savoir."

Ils s’arrêtèrent de marcher. Lui aussi. Il se retourna et ils purent voir ses yeux fatigués, ses cheveux en bataille et les quelques rides qu’il cachait sous son sourire à l’école.

"Je voulais protéger des choses. Des secrets. C’est mon “rôle” depuis des années. Et je n’ai jamais eu à traiter avec des groupes aussi étranges et nouveaux que le vôtre. Vous étiez une potentielle menace. Et la dernière fois que nous avons pu discuter, j’étais tiraillé entre mon rôle de professeur et mon rôle de “gardien”. Je n’ai pas pu amener ce qu’il fallait dans la discussion. Alors j’ai pris un peu de temps pour réfléchir et ce que je vous emmène voir devrait me permettre de vous donner une leçon utile.
— Vous allez nous rendre notre carnet ? Et lever le sort ? interrogea Archibald.
— Peut-être. Si je pense que c’est la bonne chose à faire.
— Pourquoi on est une potentielle menace ?
— Parce que vous ne savez pas quels sont les enjeux. Vous avez eu le bon sens de cacher certaines choses, d’établir des règles, mais vous vous trompez sur les raisons de le faire. Ce n’est pas à propos des gens, c’est à propos du monde."


La forêt était bien plus dense. Et même si les couleurs des feuilles étaient chaudes, ils se sentaient oppressés. Ils avaient suivi un chemin étrange qui les avait menés jusqu’à cette portion inconnue des bois. Ils n’avaient jamais vu ces arbres au bois bleuté, aux feuilles rouges et roses et aux branchages courbés. Ils avaient aussi cette impression d’être ailleurs. Plus vraiment là où se trouvait leur maison. "Une maison cachée !" pensa Héloïse, essayant de se rappeler de leur trajet. Au loin, ils apercevaient une lumière étrange.

"On arrive, ne faites pas de bruit, chuchota le professeur."

Ils avancèrent à pas de loup et arrivèrent en bordure de la clairière, restant cachés derrière les arbres. La scène était pareille à celles qu’ils avaient vu dans moult contes. Une lumière éclatante perçait la cime des arbres. Et, au milieu, assise sur une feuille flottant au-dessus de l’eau claire d’une petite mare, une créature se balançait. Elle avait des grandes ailes de libellules sortant de son dos et de ses épaules, de longs cheveux noirs qui descendaient jusque dans le bas de son dos. Elle était complètement nue, avec ses membres si fins qu’on aurait cru qu’ils pouvaient se briser à tout instant. Et son visage… Elle avait six paires d’yeux réparties sur sa face, chacune resplendissante de couleurs iridescentes. Lorsqu’elle baissait la tête, on pouvait les voir briller d’un vert pur et vif, sans pupille, comme celui des feuilles de chêne au printemps. Elle n’avait ni bouche, ni nez, mais un simple trou un peu au-dessus de son menton. Elle était sublime.

"Il.
— Hein ?
— Chut."

Ses oreilles étaient aussi de simples trous, mais sa chevelure sembla alors léviter et former un pavillon complet, captant et frémissant à la moindre vibration.

"Venez, éloignons-nous un peu."

Ils le suivirent, gardant la clairière en vue. Il s’installa sur le sol et ils l’imitèrent, muets.

"C’est quoi ? demanda Archibald.
— Un fé.
— Une fée ?
— Non, un fé, c’est un mâle."

Comment ça, un fé ? Comment c’était possible ? Pourquoi ?

"Comment vous le savez ?
— Je viens ici de temps en temps, vérifier que tout se passe bien pour eux. Je ne les approche pas trop, mais j’ai les connaissances de base. Celui-ci a treize ans.
— C’est quoi la différence avec les fées femelles ?
— Elles ont moins d’yeux et une grande sensibilité thaumaturg… magique. Les mâles sont des êtres æthériques. Ce n’est pas vraiment la même espèce, puisque les mâles ont été modelés d’après les femelles pour faire en sorte que leur espèce puisse perdurer.
— Comment ça ?
— Ça veut dire quoi “ahétérique” "

Il soupira longuement, le regard dans le vague.

"Je vais vous expliquer tout ça. Ces créatures font partie de ce que je veux protéger. Il y a… un peu plus d’un siècle, des gens ont voulu restreindre les créatures magiques et cacher les objets étranges, bref, faire disparaître une partie de la réalité.
— Pourquoi ?
— Je ne sais pas. Mais avant ça, on vivait plutôt bien avec toutes ces choses. Mais bref, pour les fées, elles pouvaient se reproduire de deux manières : soit avec des humains…
— Comment elles faisaient ?"

Héloïse pouffa.

"Tu demanderas à tes parents. Et elles pouvaient se reproduire entre fées. Mais ça créait une réaction magique.
— Ça veut dire quoi ? demanda Archibald, plus que curieux.
— Ça veut dire que les gens qui voulaient faire disparaître les fées pouvaient les traquer et les capturer. Alors, quelqu’un créa les fés. Des créatures capables de générer d’autres fés et de se reproduire avec les fées par l’utilisation de l’alchimie. Ne me demandez pas comment ça fonctionne, je ne suis pas alchimiste. Et depuis, les fés assurent la pérennité de l’espèce.
— Et ça vit combien de temps ?
— Une fée, cinquante ans. Un fé, on ne sait pas encore. Sûrement plus d’un siècle. La plupart sont encore trop jeunes. En tout cas, aucun n’est mort de vieillesse depuis leur création.
— Mais pourquoi ils viennent pas nous voir ?
— La communauté féérique a jugé l’humanité dangereuse. Ils ont créé des lieux, comme cette forêt, pour vivre en paix. Mais ils sont nombreux à avoir oublié les humains.
— Pourquoi on est dangereux ?
— Parce que des gens essaient de les capturer et que vous laissez des traces, je vous l’ai dit.
— Mais ils veulent faire quoi, ces gens ? insista le garçon.
— Des expériences…"

Héloïse avait chuchoté ces mots. Elle ne dit pas que c’était ce qu’elle aurait fait si elle avait eu les moyens.

"C’est l’idée, acquiesça le professeur. C’est pour ça que j’essaie de faire en sorte qu’il se passe peu de choses insolites dans le coin. Pour éviter qu’ils enquêtent et trouvent cet endroit. Et vous, avec vos carnets, vous êtes dangereux. Car vous gardez des moyens de savoir ce qu’il y a et où trouver ce qu’ils pourraient chercher."

Ils comprenaient un peu mieux : leur instituteur leur semblait bien plus proche dorénavant.

"Et, commença Mathilde, vous voulez qu’on fasse quoi pour que tout se passe bien et qu’on puisse récupérer le carnet ?
— À dire vrai, je ne sais pas vraiment. Je n’ai aucun moyen de vous faire totalement confiance. Juste, glissez-moi une copie de chaque nouvelle trouvaille, peut-être ?
— Si on le fait, vous retirez votre sort ?"

Il réfléchit quelques secondes. C’était juste des enfants, tout irait aussi bien que possible.

"Oui.
— Bah on le fera, lui assura Archibald."

Ils ne virent rien de spécial mais sentirent les mots affluer. Ils les avaient récupérés ! Ils en sautèrent presque de joie sous le regard amusé du professeur qui leur tendit le précieux carnet.

"D’ailleurs, vous êtes allés dans la bibliothèque, n’est-ce pas ?
— Oui ?
— J’espère que vous n’avez pas pris de livre avec vous.
— Bah non, on voulait sortir.
— Tant mieux, je vous remercie d’avoir fermé l’accès. Il commençait à attirer l’attention des mauvaises personnes. Et je n’avais pas trouvé de solution.
— Les livres, ils pourraient fonctionner ici aussi ?
— Bien sûr, mais ils ont parfois des effets indésirables. La bibliothèque servait justement à éviter ça. Elle fait partie des choses qui doivent rester secrètes."

Héloïse déglutit. Elle savait qu’il savait. Mais elle s’inquiétait pour les effets. Sauf que si elle demandait, elle aurait l’air suspecte. C’était risqué. Elle se contenta de hocher la tête et de voir le sourire satisfait du maître.

"De manière générale, je vous déconseille de toucher à ce qui peut tordre la réalité.
— Vous voulez pas nous apprendre la magie ? demanda Camille, toute enjouée.
— Non. Pas tant que je n’aurais pas la certitude que vous respectez à la lettre l’interdit du danger.
— C’est quoi ?
— "On ne touche pas à ce que le savant dit de ne pas toucher". Ne touchez pas à la magie ni aux choses auxquelles je vous dirai de ne pas toucher. Et ne vous indignez pas quand je vous le dirai.
— On doit juste vous obéir sans discuter, protesta-t-elle.
— Exact. Parce que vous ne savez rien et que l’apprentissage par l'expérience pourrait vous coûter la vie."

Ils se levèrent et commencèrent à retourner vers chez eux.

"Monsieur, on doit rien dire à nos parents ?
— Non.
— Pourquoi ?
— Parce qu’ils ne savent rien de ce qu’il se passe de ce côté du monde. Et même s’ils en savaient quelque chose, il est plus probable qu’ils soient du côté des chasseurs de fées que du mien. Donc n’en parlez pas à moins d’être certains que ça pourrait être bénéfique.
— Comme dans le pacte !"

Il leur sourit. Ils étaient malins. C’était un sentiment très étrange que de partager ses secrets. Mais, au moins, il savait qu’il pouvait leur faire un peu confiance. Ils n’étaient pas encore assez grands pour qu’il leur explique tout en détail. Mais il n’avait pas l’intention de bouger, pour l’instant. Alors, s’ils restaient dans les environs, il pourrait toujours leur expliquer. Peut-être qu’il fallait aussi avertir les autres ? Non. C’était lui qui les avait mis en contact, c’était à lui de les prendre en charge. Cela allait lui demander un peu de travail, mais il se sentait plein d’énergie. Il n’avait presque jamais eu l’occasion d’utiliser ces enchantements…


"Attendez !"

Camille avait crié. Elle sortit son carnet et l’ouvrit.

"Faut qu’on se rappelle à quoi on sert !"

Ils se rassemblèrent autour d’elle et lurent ce qu’ils avaient écrit la veille dans leurs carnets.

"À quoi je sers ?"
"À prouver que ça existe.", Héloïse.
"À pas grand chose.", Mathilde.
"À vivre, et à jouer, et peut-être à me rendre heureuse.", Camille.
"À sauver le monde.", Archibald.

"T’as fait une faute Camille, attends je vais corriger, dit Héloïse.
— Pas la peine, répondit la petite fille en fermant précipitamment son carnet.
— Archi’, pourquoi sauver le monde ?
— Je sais pas, pour l’instant je suis pas très utile, donc je réserve mon utilité pour ça !"

Ils rirent un peu avec leur professeur. Ils étaient adorables, et gentils. Il avait fait le bon choix.

"Monsieur, vous pensez qu’on sert à quoi ?
— Je ne sais pas. On sert à ce qui est important pour nous, je suppose, dit-il d’un ton laconique."

Ce n’était pas une réponse utile, pour l’instant.


Un beau jour, Orëme regardait les feuilles voler et reprendre leur place quand il entendit un bruit. Il se retourna et vit un être dressé sur ses deux pattes. Il avait une voix fluette et des cheveux mi-longs. L’être ressemblait à la fois à un fé et à une fée, c’était étrange.

"Salut !"

L’être avait parlé. Mais il ne comprenait pas. Il s’en approcha, et ils commencèrent à essayer de discuter.


Elle ouvrit le passage vers la bibliothèque, vérifia que c’était bien le bon endroit, puis y jeta le livre qui se ferma en touchant le sol, laissant derrière lui un mur blanc.

Monsieur Bouyran la vit et s’en alla, avec un air satisfait.


Elle allait dans la forêt tous les jours, vérifiant qu’elle n’était pas suivie.

Elle passait en revue toutes les informations du petit carnet, cherchant une réponse.

Il travaillait dur et relisait toujours plus de livres, évitant de trop penser à ce qu’il se cachait dans la forêt, souhaitant respecter l’interdit imposé par le professeur.

Et elle courait plus vite qu’avant, elle grandissait.

Et tous avaient appris l’importance du secret, la raison d’être du mensonge, avant qu’il ne soit corrompu par les peurs des adultes.

Ils jouaient, oui, mais ils faisaient attention à ne plus déranger le monde.

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