L'Homme et son Esclave


Fondation SCP, 1999



— Je ne peux pas vous accorder de crédits pour des suppositions, Sasha.

— Je sais bien. J'ai été au-delà de mes droits. Écoutez, tout ce que je vous demande pour l'instant, c'est de quoi financer des recherches sur le sujet.

— "Pour l'instant".

Le Directeur du Site-28 ponctua sa phrase avec une pointe d'accusation. Il poursuivît en se levant pour se dégourdir les jambes et s'aérer le cerveau.

— Ce sont des anomalies, Sasha. Vous ne prouverez rien d'utile, il me semble. Elles réagissent selon des réflexes, pas selon une conscience propre.

— Justement, je souhaiterais prouver que l'on peut les catégoriser.

— Vous vous pensez capable de faire la différence entre les anomalies conscientes et les simples palimpsestes anormaux ? Allons…

— Je ne sais pas, mais vous savez, c'est une question qui relève autant de la philosophie que des-

— Sasha.

Il l'avait interrompu et se trouvait désormais dangereusement en face de lui, voire au-dessus.

— Je m'exprime mal, je m'en excuse. Tu es un élément brillant, si j'en crois tes collaborateurs. Tes travaux autour de la mécanique des idées anormales sont admirables. Mais en ce qui me concerne, je ne serais pas celui qui approuvera la recherche d'une distinction qui obligerait le Comité d'Éthique à réexaminer l'entièreté des procédures de confinement de la littérature anormale dans nos cellules. As-tu la moindre idée de ce que ça nous en coûterait ? Vous avez les connaissances, et moi j'ai les chiffres.

— Nous ne sommes pas obligés de solutionner tout d'un coup, monsieur Booker.

— Je peux vous assurer que les anomalies narratives ont tout intérêt à rester de simples mécanismes anormaux sans conscience ni sentiments. Vos recherches pourraient atrophier le CE pendant des années, et nous n'avons pas besoin de cela. Vous avez les moyens de nous rapporter plus que vous nous ferez perdre, Sasha. Mais je peux vous assurer qu'avec une entreprise pareille, il vous faudra l'appui de tout un département.



EXTRAIT DU JOURNAL DE SCP-423


DATE : 07/01/1999
INTERROGATEUR : Pr Sasha Ainley


Bonjour, Sasha.

Bonjour Fred. Je resterais moins longtemps aujourd'hui.

Pas de soucis, tout va bien comme vous voulez ?

Plus de boulot. Je dois abandonner une partie de mes recherches pour chercher quelque chose de plus utile.

Ah zut.

Peu importe. C'est la loi du marché, il faut rester compétitif et chercher les informations utiles vite, maximiser le profit à court terme.

Peut-être, je ne saurais pas vous dire. Jamais été dans un ouvrage d'économie, il serait temps d'ailleurs.

Pas de soucis, j'ajouterais ça à la liste à soumettre à O5-5.

Chouette. C'était encore à propos de moi ?

Non, pas que. Venons-en aux tests.

Je croyais que le Dr Mann avait déjà statué que j'étais conscient.

Oui, mais ça n'est suffisant pour personne.

Je vois. Pas de soucis cependant, je suis bien traité, je me permets de vous le repréciser. J'apprécie ce que vous faites pour moi, vous et les autres…

Merci à toi. La moitié de mes recherches se repose sur ce que tu m'as appris des anomalies narratives.

Vous m'en voyez flatté. Qu'est-ce que ce sera aujourd'hui ?

Gestes et opinions du Dr Faustroll, pataphysicien, roman néo-scientifique. C'est français, de 1911.

À vos souhaits. J'ai hâte de voir ce que vous me réservez avec un nom pareil.

À tout à l'heure alors.






— Il a osé ? Mais quel gros connard.

— Pas si fort, Anna. Je comprends ce qu'il veut dire, c'est risqué d'affirmer ça comme ça.

Anna Siegel regarda Sasha avec incrédulité.

— Est-ce que tu t'entends, Sasha Ainley, tarlouze des tarlouze ? Ce type t'a clairement menacé, et tu plies le genou alors que ça pourrait être l'une des plus grandes découvertes de la Fondation depuis des siècles.

— Tu exagères.

Dans ses pensées, il remuait son poulet sauce moutarde, jusqu'à ce que le silence d'Anna dans la cantine animée ne lui fasse relever la tête. Elle avait le regard planté droit dans le sien, et sa voix était plus calme et ferme.

— Sasha, tu imagines à peine la porte ouverte vers un meilleur traitement des anomalies sentientes. Je sais que tu vois plus loin que simplement catégoriser tes bouquins en deux étagères, conscients et pas conscients.

— Il m'a dit qu'il me faudrait l'appui de tout un département.

— Hé bien voilà.

— Voilà quoi ?

— Crée un département.

Il aurait recraché son poulet s'il avait commencé à manger.

— Pardon ?

— C'est tout à fait la période pour. La Fondation est en pleine expansion et ça ne va pas durer pour toujours. Il faut que tu sois compétitif ? Crée un département. Booker n'a certainement pas plaisanté en te disant ça.

— Mais enfin Anna, comment tu veux que… Enfin… Juste pour la recherche en anomalies narratives ?

— Y'a quelques mois, un technicien du confinement a créé un Département de Zoologie Architecturelle. Tu sais ce que c'est, non, moi non plus, bref. On trouve de tout. Monte ton département, Sasha !

— Je reste perplexe. Les anomalies narratives sont loin d'être des menaces, pour l'instant, aucun intérêt de… Et qui je recruterais ?

— Le meilleur moyen, ça reste d'organiser une conférence. Je peux t'aider, si ce n'est que ça.

— Je… Oui, enfin, je te remercie, si tu veux bien, moi ça me va.



EXTRAIT DU JOURNAL DE SCP-423


DATE : 27/01/1999
INTERROGATEUR : Pr Sasha Ainley


Fred ?

Bonjour, Sasha.

Tu en as mis du temps, ça fait plusieurs semaines que j'essaye de te recontacter.

Quel jour sommes nous ? Ah, oui, je vois la date. Excusez-moi, c'était un sacré voyage. Pfiou.

Vous savez, un truc amusant qu'il faudrait tester, c'est d'aller dans un endroit où je pourrais prendre de la drogue.

Quoi ?

En fait, ce livre c'était… Vraiment une sacré hallucination, sauf que c'était parfaitement réel. Ça m'intéresserait de voir à quel point les paradis artificiels sont différents. J'avais déjà vu Paris dans des livres de Zola, maintenant j'ai un sacré doute.

Est-ce qu'il y a des îles dans Paris ?

Je ne suis jamais allé à Paris, mais j'en doute.

Mmh. Oui, moi aussi. Quand même, putain. C'était de quel auteur ?

Alfred Jarry. J'en rajouterais d'autres à la liste, si tu veux. Mais pas de livre avec des camés.

C'est toujours ça de pris.

J'ai trouvé un ouvrage d'économie et de sociologie pour toi.

Déjà reparti ? Il n'y avait pas d'autres livres avant celui-ci sur la liste ?

Si, mais je suis curieux de ton avis. La Sociologie des Sciences de Robert King Merton.

Bon, soit. J'aurais cru qu'on discuterait un peu plus avant.

On peut toujours. De quoi veux tu que l'on parle ?

Comment ça se passe avec Anna ?

Bon, il est temps d'y aller.

Oh, aller, je suis sûr que c'est pas si terrible.

En vérité, non, c'est vrai. Elle veut m'aider à monter un département.

Excellente nouvelle. Ça veut dire encore plus de tests, alors ?

Ça veut surtout dire plus de droits pour les anomalies comme toi, peut-être.

Donc le droit d'aller dans plus de bouquins, Chouette. Plus sérieusement, c'est cool que vous puissiez bosser ensemble sur un projet comme ça.

Oui. C'est sûr, mais construire un projet de département avec elle, je sais clairement pas où me mettre. C'est elle qui m'a poussé, je suis pas rationnel, et en même temps… J'en sais trop rien.

Fred ?

Mmh. Je suis encore trop traumatisé par Bovary pour vous aider. Je vous dirais bien de rajouter un autre roman d'amour à la liste, mais vous savez comment ça se passe, je me retrouve toujours en observateur, la troisième roue du carrosse. Après, je pense que rien de mauvais ne peut en ressortir. Profitez de l'occasion.

Tu as raison.

Bon, il est temps d'y aller.

Prends un peu moins de temps, cette fois, d'accord ?

Fred ?

Ha ben flûte.






Tout l'amphithéâtre discutait bruyamment alors que Sasha rangeait ses feuilles, hésitant à boire à sa bouteille encore trop pleine. Anna s'approcha du pupitre pour le rejoindre.

— Alors ?

— Oui, oui. Ça a été. J'espère que c'était intéressant pour eux aussi.

— Mais oui, je suis sûre.

Il y avait malgré tout une proportion de rire un peu trop grande au goût de Sasha, des regards furtifs ponctués d'une sortie de salle rapide. Il allait se liquéfier quand une voix féminine avec un fort accent l'interpella.

— Professeur Ainley ?

Il se retourna vers une grande femme à la figure longue et aux cheveux noirs plaqués à l'arrière par une tresse serrée qui laissait paraître tout son front, faisant ressortir des traits bien spécifiques.

— Félicitation pour votre conférence. Rozalía Papadopoulos, je suis cheffe de la recherche en transmémétique au Site-42.

— Enchanté, madame Pado… Euh, désolé, comment vous avez dit ?

— Padapopoulos. Ne vous en faites pas, je sais que c'est dur à prononcer pour les anglais. Je trouve votre exposé sur l'obtention par ces littératures anormales de capacités cognitives tout à fait fascinant. Comment pouvez-vous être sûr qu'elles ne réagissent pas comme des genres de robots extrêmement avancés ?

— C'est tout l'objectif de mes recherches et leur difficulté majeure, car elle rejoint d'autres problèmes d'ordre philosophiques. Qu'est-ce que la conscience ? Qu'est-ce qui me prouve que les autres sont conscients, que je suis conscient ? Rien n'est vraiment certain au point où nous en sommes.

Sentant qu'il s'arrêtait, Anna lui donna un coup de coude dans les côtes avec ses bras croisés. Sasha essuya une toux de surprise et poursuivît.

— D'ailleurs, je… J'essaie de monter un département pour étudier ces anomalies narratives. Rien de bien concret pour l'instant, mais cela me permettrait de considérablement faire avancer la recherche.

— Vraiment ? Hé bien, je vous le souhaite. Je suivrais ça avec intérêt, j'ai moi-même des recherches qui se recoupent partiellement avec les vôtres. Si jamais vous avez besoin d'une collaboration, contactez-moi.

— Très bien, avec plaisir. Vous disiez madame… ?

— Rozalía Papadopoulos.

— Oui, d'accord, je vais tâcher de bien retenir.

— Pas de problème. Tant que nous y sommes, je vous conseille d'aller voir ce français, là-bas. Il a fait le déplacement depuis l'Europe et n'a fait que de prendre des notes depuis le début de votre conférence.

Sasha suivît le doigt de Rozalía qui pointait un petit homme à lunette marmonnant sur une liasse de papier, un crayon tremblant frénétiquement entre ses mains. Celui-ci remarqua immédiatement qu'on le regardait, et rangea rapidement ses papiers dans sa sacoche avant de descendre précipitamment des gradins pour se planter devant le petit attroupement. Il prît une inspiration pour se remettre de la descente un peu trop rapide, et tendît la main vers Sasha avec un grand sourire.

— Je me présente, chercheur junior Ménard. C'est un honneur, monsieur Ainley.



EXTRAIT DU JOURNAL DE SCP-423


DATE : 07/02/1999
INTERROGATEUR : Pr Sasha Ainley


Bonjour, Sasha.

Alors, ce livre ?

Et bien, euh, pas ma came.

Vraiment ? Tu étais cité dans les notes de bas de pages régulièrement. Est-ce qu'être attribué comme l'auteur de certains livres t'a appris le contenu de ces livres ?

Oh non, vraiment pas. J'ai l'impression d'être plus compétent dans ces domaines par contre, mais ce n'est qu'une impression, vraiment.

Vous savez, c'est comme d'habitude, mais c'était vraiment trop ardu pour moi. Ce n'est pas que je ne voulais pas, je n'arrivais juste pas à suivre. Désolé.

Non non, vraiment, pas grave.

Ça m'a fait penser à votre histoire de département, cela dit.

Ah ?

Je réfléchissais à cette question de rentabilité, parce que le livre disait aussi un peu que les communautés et les laboratoires avancent en compétition les uns avec les autres.

C'est un peu la même chose au sein de la Fondation, oui.

En fait, il faut que vos recherches aient une utilité dans la société pour qu'elles soient mieux prises en compte.

Je vois mal comment rendre la recherche sur les anomalies narratives utiles, mais bon.

Mmh.

Et avec Anna ?

Je n'arrive pas. Je me sens un peu mal de militer pour les droits des anomalies narratives.

Comment ça ?

Je ne crois pas te l'avoir dit. Elle milite pour un meilleur traitement des humanoïdes anormaux. Son monde idéal, c'est un monde où les humanoïdes anormaux sont employés par la Fondation. C'est ridicule, n'est-ce pas ?

Je sais pas. Je vois surtout pas ce qui vous gène.

Le fait que je milite pour quelque chose de moins concret que les droits des individus anormaux.

Est-ce qu'on est moins concret pour vous, Sasha ?

Non, non, c'est pas du tout ce que je voulais dire. Mais les gens pensent comme ça e

Est-ce qu'elle pense comme ça ?

Je ne sais pas. Non. Tu as raison, je suis infiniment désolé.

Ça ne fait rien. Je comprends ce que tu veux dire. C'est pas comme si on pouvait travailler pour la Fondation comme de vraies personnes.

Vous êtes utiles. Toi, Cassy, tous les autres médias vivants.

À d'autres.

Vous m'êtes utiles.

Fred ?

Vous avez d'autres livres pour moi ?

Le prochain sur la liste s'appelle Dune. C'est un gros pavé de science fiction.

Ah oui, c'était ma récompense pour bon comportement avec Sophia Light. Je vais peut-être y passer pas mal de temps.

À bientôt dans ce cas.

Merci, Sasha.

De rien.






— La sphère des pensées humaines. En transmémétique, nous appelons ça la noosphère. Comment les idées normales et anormales circulent dans les esprits humains en dehors de leur communication directe. Je cherche avec mon équipe à créer des remèdes contre les dangers-mémétiques qui se déplaceraient à travers cette noosphère, des idées intrusives que l'on pourrait avoir comme ça, à partir de rien de discernable.

Sasha et Rozalía prenaient un café. Pendant que Rozalía remplissait les documents administratifs du futur Département des Anomalies Narratives, elle parlait avec passion de l'ensemble de ses travaux à son nouveau collaborateur.

— Les méméplexes, ce sont d'immenses programmes d'idées, des associations de concepts qui utilisent le cerveau humain comme un ordinateur, une machine qui aboutit en sortie à une autre idée. Cela peut prendre des années ou bien quelques secondes, et les méméplexes dépendent aussi des autres idées qui circulent dans le cerveau de chaque individu. C'est cela qui les rend aussi fascinant : ce sont des virus complexes dont l'ADN dépend autant de la conscience collective que de l'individu seul. Il y a des bons et des mauvais méméplexes.

— Est-ce que l'on pourrait supposer, au sein de cette noosphère, l'émergence de systèmes complexes capables de simuler la pensée humaine ?

— Cela va au-delà de mes compétences et de mes théories, mais nous aurons tout le loisir d'y réfléchir. Ce qui m'intéresse, c'est de savoir comment les anomalies narratives que vous étudiez se déplacent d'un support à l'autre. Est-ce qu'il faut forcément un observateur ? Quelle est la limite ? J'ai bon espoir que ces anomalies se comportent comme les méméplexes, et alors peut-être, très probablement, nous aurons relié nos disciplines de manière tout à fait intéressante.

— Je peux vous affirmer dès maintenant qu'il n'y a pas besoin d'observateur. Après, toutes les anomalies narratives ne sont pas similaires. Je distingue deux grandes catégories, et une plus petite. D'abord les anomalies stylistiques, virulentes et non conscientes. Ensuite les anomalies conscientes, complexes, qui interagissent avec leur environnement avec plus de volonté. La limite entre les deux est parfois floue, et c'est mon principal problème.

— Et la dernière ?

— Oh, même pas des anomalies narratives. Tous les médias qui y ressemblent, mais sont en fait des points de passages pour d'autres entités. Des portes.

— Comme SCP-701 ?

— Oui.

— Je l'ai un peu étudié. Rapport au fait qu'il puisse transmettre par une pièce de théâtre des idées de meurtres irrésistibles, le rôle de l'effet de foule, la propagation mémétique, tout ça tout ça. J'ai presque fini ! Vous pouvez signer là et là.

Sasha s'exécuta. Rozalía serait la Directrice du Département des Anomalies Narratives, et lui Directeur de la Recherche. Il n'avait pas les épaules pour tenir le rôle supérieur, et Rozalía Papadopoulos avait gentiment accepté de prendre cette responsabilité.

— Dites, madame Panagi-

— Vous savez quoi, allez-y pour Rozalía. Vous vous tromperez moins souvent.

— D'accord, Rozalía. Est-ce que vous pensez que l'on pourrait créer des anomalies narratives ? Si vous êtes capables de concevoir des méméplexes aussi… Complexe, justement, est-ce que vous pensez que l'on pourrait faire avancer la recherche à ce point ?

Rozalía se mît à réfléchir avec une moue légère.

— Nous n'y sommes pas, et je vois mal l'intérêt de créer de nouvelles anomalies narratives.

— Réfléchissez, cela reviendrait à émuler la conscience humaine !

— Je vous l'ai dit, un méméplexe capable de réfléchir par lui-même, c'est imp-… Mmh. J'allais dire impossible, mais je n'ai jamais vraiment orienté la recherche vers cette direction, en toute honnêteté. Très improbable, comme je vous l'ai expliqué un méméplexe a besoin d'une machine, d'un cerveau pour le simuler. Est-ce que la noosphère serait capable d'une telle prouesse, j'en doute. Mais j'avoue que reproduire la conscience humaine, c'est plus qu'intéressant.



EXTRAIT DU JOURNAL DE SCP-423


DATE : 29/02/1999
INTERROGATEUR : Pr Sasha Ainley


Vous savez, j'ai repensé au livre sur le Dr Faustroll.

Ah, ce livre ?

Oui. Il pratique une science marrante, surtout parodique, qui consiste à faire tout sauf de la science.

Comment ça "tout sauf de la science" ?

Et bien c'est inutile, vraiment, ça ne sert à rien. C'est juste beau, ou terrifiant, voire les deux. Il appelle ça la 'pataphysique, avec une apostrophe.

Je sais bien, je l'ai lu comme toi.

Ah, vous l'avez lu ?

Beau et terrifiant ? Vraiment ? C'est aussi ce que sait être la science.

Oui, mais la science est utile, enfin je crois. Là, c'est beau et terrifiant, mais inutile. Je ne sais pas, ça me gène plus.

Je vois mal ce que tu veux dire.

Tu sais, que tu aies des difficultés à formuler tes propos, c'est peut-être que tu es bien vivant. Que tu penses

Vous savez Sasha, je crois qu'en définitive ça m'amuse ces questions sur mon niveau de conscience. Je sais ce qu'il en est, et quand bien même je ne serais pas conscient et je te dirais ça automatiquement en alignant des mots qui font du sens, ben… Chais pas. Quelle différence ? Je suis content.

Vous êtes toujours là ?

Tu sais que ce n'est pas si simple. Toutes les anomalies ne sont pas aussi bien traitées que toi. Tu es le plus privilégié, de loin.

Oh. Je n'aurais pas cru à ce point. C'est sûr que ça me désole de l'entendre.

Ne t'en fais pas. Le Département des Anomalies Narratives avance bien, nous sommes en bonne voie dans l'étude des méméplexes narratifs.

Vous savez quoi ? Vous n'avez qu'à leur dire que moi, rien ne me prouve que vous êtes conscients. Et toc.

Ah Ah.

Je suis sérieux. Je suis un individu qui me balade entre les réalités, et qui converse de temps en temps avec des formes floues dans une grandes réalité blanche. Vous pouvez appeler ça un carnet, des livres, des fictions, ma perception est différente. Vous êtes au mieux des sortes de dieux semi-omnipotents qui se présentent comme les chercheurs d'un monde "réel". Mais ce n'est pas suffisant pour moi, vous imaginez si votre dieu descendait sur Terre et vous balançait au calme que vous n'étiez pas des êtres vivants doués de conscience ?

C'est vrai que vu sous cet angle, c'est absurde.

Vu sous mon angle. Sous l'angle des autres comme moi aussi, je suppose. Mais je comprends parfaitement, je veux dire, les réalités dans lesquelles je me déplace sont littéralement vos livres.

Tu m'autorise à partager cette conversation avec la hiérarchie ?

Vous n'avez clairement pas besoin de mon accord pour faire ce que vous voulez, mais bien sûr.

Merci.






— C'est fantastique, Professeur ! Fantastique ! Oh, je n'en reviens toujours pas !

Le chercheur junior Ménard était excité comme une puce. C'était en effet un jour spécial : l'article Ainley-Papadopoulos sur la construction et le fonctionnement détaillé des méméplexes était un franc succès, et dans la foulée Pierre Ménard avait pu profiter des travaux de ses collaborateurs pour mettre au point un modèle théorique de super-méméplexe jamais observé, quelque chose capable de créer des ensembles d'idées capables de penser par elles-mêmes. Cela ouvrait la porte à la conception future et probable d'intelligences artificielles qui ne passaient pas par des technologies informatiques. Accessoirement, c'était l'enterrement de vie de garçon de Sasha Ainley. Ses amis, collègues et éminent chercheurs le félicitaient pour un peu tout à la volée.

— Que de chemin parcouru en cinq mois, Professeur ! Je ne vous remercierai jamais assez de l'opportunité que vous m'avez offert avec le Département des Anomalies Narratives.

— Pour ne rien vous cacher, c'était l'initiative de ma future femme.

— Quelle belle histoire, vraiment. J'ai entendu dire que nous avions été cités dans les travaux d'Andrew Swann !

— Un type brillant, un des tuteurs de Rozalía. Ça m'étonne à peine. Dites-moi, Pierre… Je peux vous poser une question ?

— Oui oui, allez-y.

— Si ce n'est pas indiscret, bien sûr… Mais pourquoi vous avez voulu devenir mon assistant ? Je veux dire, vous êtes plus vieux que moi, vous avez la cinquantaine passée, arrêtez-moi si je me trompe ?

— Oui oui, cinquante-trois. C'est vrai que je ne vous en ai jamais vraiment parlé. En fait, vous m'avez rencontré pratiquement à mon entrée à la Fondation. Cela ne fait que deux ans que je suis ici, en définitive. Avant, j'étais professeur de lettres.

— Vraiment ? Vous avez conçu ce modèle de super-méméplexe avec quoi, un doctorat en lettres et deux ans d'expériences à la Fondation ? Vous plaisantez.

— Ah ah, je vous remercie. Vous êtes les meilleurs des professeurs, vous et la Directrice Papadopoulos. Et nos p'tits assistants sont remarquables dans l'aide qu'ils m'ont apporté.

— Vous pouvez déjà aller remercier Frank, juste là.

— De ce pas, de ce pas !

Pierre Ménard avait à peine filé que Sasha sentît une présence imposante et familière qui s'était glissée dans son dos.

— Sasha ! Mon garçon, bravo pour votre mariage ! Je voulais savoir si nous pouvions nous entretenir un peu plus au calme.

Le Directeur Booker était plus enjoué que d'habitude, et Sasha savait pourquoi. Il suivît Booker hors de la cantine en s'excusant cinq minutes. Il marchèrent ainsi dans les couloirs du Site-28. Booker avait définitivement le sourire aux lèvres.

— Je suis sincèrement heureux que vous ayez écouté mes conseils. Ce département était une excellente idée, mais celle que vous m'avez soumise dépasse toutes les attentes que j'aurais pu avoir concernant le Département des Anomalies Narratives. Alors, devinez.

— La demande a été approuvée ?

— Parfaitement ! Le Conseil O5 a même décidé de fournir à madame Papadopoulos des technologies expérimentales de pointe pour tenter de concrétiser le modèle de Ménard !

— Magnifique.

— Plus qu'une étape avant de concrétiser le Projet Dune de Yellowstone. Si ça marche, ce sera brillant, Ainley. Tout un département fictif qui nous permettra de confiner et combattre les anomalies stylistiques, les idées volatiles et les entités immatérielles. Du personnel illimité et sacrifiable sans conséquences, c'est brillant ! Toutes les pertes humaines qui pourraient être évitées dans le monde réel en utilisant nos propres simulations narratives. Je l'ai répété à qui voulait l'entendre depuis que vous m'avez soumis le projet, mais la fictionnalisation, c'est l'avenir. Voilà quelque chose de parfaitement utile !

— Merci… Merci, Directeur Booker.

— Merci à toi, Sasha. Oh, j'oubliais. Vous serez probablement relocalisés au Site-19, à mon grand regret. Voilà mon cadeau de mariage.

Il lui passa une petite enveloppe.

— C'est une lettre de recommandation… spéciale, concernant Anna. Comme ça, elle pourra vous suivre plutôt que de rester moisir ici loin de toi. Je m'en voudrais de tuer un mariage dans l'œuf en restant insensible aux rigidités administratives.

— Mon Dieu, je… Merci, monsieur ! Oh, merci mille fois, quand je vais lui annoncer ça !

Le soupir reconnaissant et incrédule de Sasha fut accompagné d'une tape de Booker dans son dos.



EXTRAIT DU JOURNAL DE SCP-423


DATE : 14/11/1999
INTERROGATEUR : Pr Sasha Ainley


Ça fait un petit moment, non ?

Tu m'as entendu arriver ?

Je finis par vous différencier. Surtout qu'il y a de moins en moins de visites de ta part.

Je viens presque une fois par semaine

Vous veniez pratiquement tous les jours depuis trois ans.

C'est le vingt-septième carnet, Sasha. Je le sais parce qu'ils ont tous des couleurs différentes.

Qu'est-ce qu'il s'est passé ?

Rozalía est morte

Partie avant moi au Site-19. La technologie qu'ils nous avaient fournie était un peu trop expérimentale. Elle a été attaqué par le méméplexe qu'elle essayait de fabriquer, et son cerveau est en charpie.

Est-ce que

Est-ce que quoi ?

J'allais te demander si j'avais fait le bon choix, mais c'est ridicule.

Vous avez donné une chance aux anomalies comme moi d'avoir un peu de considération.

Non, non, tu ne comprends pas. Ces machines, elles vont nous aider à prouver que vous êtes conscients, mais ce sont des bulldozers d'idées, des engins de dissection et de reconstruction. Elles pourraient dévaster des cultures et des civilisations entières si la Fondation décidait de les militariser.

Mais vous, vous ne les militariserez pas, n'est-ce pas ? Elles sont entre de bonnes mains avec vous, Sasha.

Sasha ?

Ce n'est rien… Je suis un peu perdu en ce moment. J'ai vraiment envie de prouver que vous êtes des êtres conscients doués de sentiments, Fred. Vraiment

Je sais.

Je vais partir pour le Site-19. J'espère que tu me pardonneras pour tout.

Vous faites ce que vous avez à faire, je n'ai pas mon mot à dire.

Oui.

Vous allez me manquer, Sasha. Et merci pour tout.

Décidément, vous en mettez du temps pour écrire. Vous pleurez ?

Oui. Merci pour tout, Fred. Tu vas me manquer.

Adios, compadre.





Sasha était assis dans son nouveau bureau de directeur au Site-19. Il soupira nerveusement en regardant l'horloge de bureau parfaitement fonctionnelle qui tiquait pour son plus grand ennui. Le Projet Dune de Yellowstone, son ticket d'entrée vers la reconnaissance, allait être concrétisé. Après, oui, après, il aurait l'autorité et les moyens pour prouver que les anomalies narratives étaient douées d'émotions et de pensées propres. Sacrificier une poignée d'anomalies fabriquées par la Fondation, pour la Fondation, n'était que passager. Il fallait avant tout que ses travaux soient utiles.

La porte du bureau s'ouvrît et sa collaboratrice entra.

— Tu voulais me voir, Sasha ?

— Oui, Penelope. Reste debout, je serais bref. Comme tu le sais, je peux difficilement me concentrer sur mes recherches en étant directeur de ce département. Qui dit changement de locaux dit changement de hiérarchie. Je voudrais que tu prennes ma place. Tu as clairement plus d'expérience que moi pour ce poste.

— Moi, Directrice du Département des Anomalies Narratives ? Tu n'es pas sérieux, Sasha.

— Je suis on ne peut plus sérieux. Je ne tiens pas à mon poste, mais à mes recherches. Je tiens à mes recherches, à mes collaborateurs et à mes amis. Je sais que tu seras parfaite pour ce poste, plus parfaite qu'aucun d'entre nous. Je l'ai vu plus d'une fois.

— Je ne sais pas quoi dire.

— Aussi, comme nos activités se sont diversifiées, on ne peut plus se permettre de l'appeler simplement "Département des Anomalies Narratives". C'est long et un peu trop réducteur.

— Vous aviez une autre suggestion ?

Sasha y avait réfléchi un moment, très longtemps. Le Département des Anomalies Narratives lui avait tellement pris, tellement donné, en à peine un an d'existence. Une chose à la fois belle et terrifiante qui l'avait dépassé. Il s'avança vers la femme grecque au visage familier, la première d'un long recrutement, le grain de sable qui surplomberait à jamais la dune.

— Penelope Panagiotopolous, je vous nomme officiellement Directrice du Département de Pataphysique.

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